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bassade fut congédiée, le 10 février, par une lettre venue de Péking. Elle revint à Kiakhta dans les premiers jours de mars. » Il est à regretter que des formalités puériles, et dont le ridicule retomberait plutôt sur celui qui les impose que sur l'envoyé qui s'y conformerait, ait privé l'empire russe de grands avantages commerciaux, et l'Europe d'une relation neuve et intéressante.

Un des soins les plus assidus d'A lexandre fut la propagation des lumières dans ses vastes Etats; c'est à dater de son règne que les écoles et les universités prirent une importance réelle, et préparèrent au tsar actuel la voie de nouvelles améliorations: il était seulement à craindre qu'en se réglant sur les universités de l'Allemagne, auxquelles on empruntait des professeurs distingués, on n'inculquât à la jeunesse russe des idées peu en narmonie avec les formes et les exigences du gouvernement, et il était difficile d'échapper à cet inconvénient dans un pays despotique où le peuple est resté esclave, tandis que les classes privilégiées ont atteint en moins d'un siècle le même degré de civilisation que la vieille Europe. L'académie des sciences, fondée par Pierre le Grand, et qui n'a guère brillé depuis que du reflet de quelques illustrations étrangères, reprit sous Alexandre une nouvelle activité, et ses revenus furent portés à cent vingt mille roubles; elle fut chargée d'évoquer à elle toutes les hautes questions scientifiques et littéraires, non pas, comme on l'a prétendu, pour s'eriger en arbitre absolu, mais pour raviver les études par ses lumières, et leur imprimer un mouvement plus fécond et plus rationnel.

Tandis que l'empereur cherchait à moraliser son peuple par les bienfaits de l'instruction, l'impératrice - mère encourageait les établissements de bienfaisance, et, dans son zèle inépuisable, elle faisait de ses revenus autant de parts qu'on peut compter de classes dans la grande famille des misères humaines. Les veuves, les malades, les orphelins, les enfants trouvés trouvè

rent un asile et des ressources sous sa généreuse protection. Toutes ces améliorations jetèrent un vif éclat sur le règne du jeune autocrate, et ajoutèrent à l'idée favorable que les cours d'Europe, intéressées à capter sa bienveillance, avaient répandue sur ses qualités aimables, sa modération et sa justice.

Cependant, toutes les fois qu la dignité et les intérêts essentiels de la Russie se trouvèrent compromis, Alexandre montra de la fermeté; c'est ainsi que la Suède ayant empiété sur les frontières russes en Finlande, et les représentations du cabinet de SaintPétersbourg étant demeurées sans effet, la flotte des galères fut armée, et des troupes suffisantes reçurent l'ordre de marcher en Finlande: Gustave céda, et cette démonstration n'eut pas d'autres suites. Les Lesghis de Bélakan et de Tehari vinrent faire des incursions jusque dans le voisinage de Tiflis; le général Goulakof les refoula dans leurs repaires. La Russie allait bientôt entrer en lice contre un ennemi plus dangereux. (1804.) Pitt, toujours acharné contre la France, couvrait sa haine du prétexte spécieux du bien public et du rétablissement de l'ordre, jouant ainsi le sort de l'Europe, et forçant son rival à développer tout son génie et toutes ses ressources, en ne lui laissant que l'alternative d'une gloire immense ou d'une ruine définitive. Ce ministre ne négligeait rien pour parvenir à son but. La restauration des Bourbons donnait une apparence de justice à ses vues secrètes; peu lui importait au fond qu'une révolution eût changé en France la forme du gouvernement; mais il savait que les princes de la famille déchue ne pourraient remonter sur le trône qu'en abandonnant toutes les conquêtes de la république. Dans ce but, il négociait habilement auprès des cabinets jaloux de l'agrandissement de la France, et favorisait les intrigues et les conspirations de quelques émigrés exaltés. La fortune de Bonaparte le préserva de ce danger. George Cadoudal et plusieurs de ses complices périrent sur

l'échafaud; Pichegru échappa au supplice par un suicide; Moreau, expiant sa renommée, fut frappé d'une sentence d'exil. (1803.) Le premier consul crut pouvoir user de représailles, et ne voyant parmi les prétendants à l'héritage de Louis XVI que le duc d'Enghien qui eût quelques chances de succès, il osa le faire enlever sur le territoire de l'électeur de Bade, et tacha du sang de ce jeune prince les lauriers des Pyramides et de Marengo. (1804.) Ce crime dessinait nettement ses vues; il annonçait l'abandon des principes républicains; en frappant le plus grand obstacle qui lui fermait le chemin du trône, Bonaparte marquait d'une trace de sang le chemin qui devait l'y conduire. L'électeur de Bade

n'osa réclamer contre cette violation flagrante du droit des nations, et le corps germanique, disloqué et impuissant, se renferma dans la même réserve. Plus les organes officiels du gouvernement français avaient donné d'éloges au caractère de l'empereur Alexandre, plus les représentations énergiques de la Russie, au sujet de ce déplorable événement, durent porter une atteinte sensible à la gloire du premier consul.

La note du ministre russe à la diète de Ratisbonne, bien que conçue en termes modérés, prouva que le cabinet de Saint-Pétersbourg considérait cet incident comme un motif plausible de rupture, ou du moins comme le mettant en mesure, si la France était disposée à transiger, d'arracher au premier consul des concessions importantes. Une autre note de M. d'Oubril, chargé d'affaires de Russie à Paris, et qu'il adressa à M. de Talleyrand, était encore plus pressante et plus positive. Il y était dit que l'empereur Alexandre, comme médiateur et garant de la paix continentale, venait de notifier aux États de l'empire qu'il considérait cette action (l'enlèvement d'Ettenheim) comme mettant en danger leur sûreté et leur indépendance, et qu'il ne doutait pas que le premier consul ne prit de promptes mesures pour rassurer tous les gouvernements,

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en donnant de satisfaisantes explications sur un événement que l'on pouvait considérer comme le sinistre présage des dangers qui menaçaient l'indépendance et le salut communs.» Napoléon, blessé du ton que prenait la Russie, sans essayer de disculper sa conduite, répondit par des récriminations. Se prévalant du silence de l'Allemagne, il témoignait sa surprise de voir une cour étrangère prendre en main une cause abandonnée par les parties intéressées; sans daigner s'expliquer sur le meurtre du duc d'Enghien, il se contenta de demander si, lors de l'assassinat de Paul Ier, la France, quoique étroitement alliée à ce prince, avait exercé un droit d'enquête à cet égard; « il convenait peu á la Russie, ajoutait-il, de se montrer si scrupuleuse sur le droit des nations, lorsque, tout récemment encore, elle avait fomenté, par ses ambassadeurs à Dresde, à Rome et à Paris, des intrigues hostiles à la France, et même des conspirations. Si la Russie, cédant à l'influence anglaise, voulait la guerre, que ne se déclarait-elle ouvertement?»

Dans une seconde note remise par M. d'Oubril, le 1er juillet 1804, le cabinet russe répliqua d'une manière plus formelle encore. L'empereur, déjà affecté des calamités auxquelles une grande partie de l'Europe était en proie, et des dangers qui menaçaient l'empire germanique, dont il était de son devoir de soutenir les intérêts, avait invité les États et les princes à se réunir à lui pour protester contre la violation du droit des nations commise à Ettenheim, et en demander la réparation. Le gouvernement français, auquel cette réponse avait été communiquée, devait une réponse catégorique. Celle de son ministère étant évasive, elle offensait à la fois la Russie, l'Empire et la France elle-même. On n'était plus dans ces temps de barbarie où chaque État n'avait à considérer que son intérêt immédiat. La politique moderne, fondée sur la loi des nations, avait introduit certains principes applicables à l'intérêt de la communauté des Etats. La Russie n'était

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point influencée par les ennemis de la France, mais elle était mue par la triste situation à laquelle le gouverne ment français avait réduit l'Europe. Après avoir énuméré tous les griefs que fournissait à l'examen l'ambition de la France, on appuyait dans cette note sur le principe de la solidarité respective des États, d'où sortit de puis le traité de la sainte alliance; cette pièce se terminait par un ultimatum par lequel on exigeait :

a 1° Que, conformément à la convention secrète du 2 octobre 1802, les troupes françaises évacuassent le royaume de Naples, et que la neutralite fût respectée pendant toute la durée de la guerre;

a 2° Qu'on établit immédiatement, de concert avec l'empereur de Russie, les bases sur lesquelles les affaires d'Italie seraient finalement réglées;

3o Que le roi de Sardaigne reçût sans délai les indemnités qui lui avaient été promises;

4° Qu'en vertu de l'obligation de garantie mutuelle, le gouvernement français s'engageât à retirer ses troupes du nord de l'Allemagne, et qu'il prît l'engagement de respecter la neutralité du corps germanique (Rabbe). » M. de Talleyrand reçut l'ordre de déclarer en réponse : « Que la France était prête à exécuter fidèlement les articles du traité sur lesquels la Russie appuyait ses réclamations, aussitôt que cette puissance remplirait l'engagement réciproque, stipulé dans le même traité, de ne pas souffrir que les sujets respectifs entretinssent aucune correspondance directe ou indirecte avec les ennemis de l'un des deux États, ou qu'ils propageassent des principes contraires aux constitutions ou à la sûreté de leurs pays, s'obligeant, dans ce cas, à les exporter au delà des frontières, sans qu'ils pussent se couvrir de la protection du gouvernement.

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La position géographique de l'Allemagne ne lui permettait pas de tenir le même langage que la Russie: exposée la première à une invasion, elle pouvait être écrasée avant que les armées russes pussent prendre une part

active à la lutte. La note russe, bien qu'appuyée par le roi de Suède, ne fut point discutée à la diète de Ratisbonne l'électeur de Bade témoigna le désir qu'on n'insistât pas davantage sur la violation de son territoire, et les ministres d'Autriche et de Prusse se déclarèrent satisfaits des explications données par la France. M. d'Oubril s'était trop avancé pour qu'il lui fût possible de revenir sur ses démarches; il quitta Paris et se rendit à Mayence. Napoléon était attendu dans cette ville; le consul s'était fait empereur, et il essayait sur son front victorieux la couronne de Charlemagne. Le despotisme allait si bien à cet homme extraordinaire, que les Français, éblouis de sa fortune, échangèrent avec empressement ce qu'il leur restait de liberté contre une gloire à laquelle leur chef avait l'art de les associer. Le ministre russe eut encore plusieurs conférences avec M. de Talleyrand; il eut le loisir de sonder les dispositions véritables des membres de la diète, partit pour Francfort au commencement d'octobre, et, après un séjour de quelques semaines, il se rendit en Russie. Le général Hédouville avait quitté Pétersbourg le 8 de juin. Malgré ces indices d'une rupture prochaine, Napoléon conservait quelque espoir de ramener Alexandre à une détermination pacifique; et il fit même quelques démarches qui tendaient à ce but: néanmoins M. de Rayneval reçut son audience de congé le 21 septembre, et M. de Lesseps resta à Saint-Pétersbourg en qualité d'agent commercial.

Cependant la Russie faisait des préparatifs formidables; elle avait conservé vingt mille hommes dans les îles Ioniennes, et elle continuait à exciter les Grecs de l'Albanie et les Monténégrins outre la flotte de Corfou, une escadre de trois vaisseaux de ligne et de trois frégates sortit du port de Cronstadt; Sévastopol fut déclaré un port exclusivement militaire; les cadres de l'armée se remplirent, et présentèrent, avec les réserves et les troupes irrégulières, un effectif d'environ cinq cent mille combattants. Les armées étaient principalement rassemblées sur

les frontières de l'ouest, dans les provinces démembrées de l'ancienne Pologne (Rabbe).

Les soins multipliés d'une guerre prochaine et sérieuse, les incursions fréquentes des Lesghis n'empêchaient point Alexandre de s'occuper d'utiles réformes à l'intérieur. Le sort des serfs fut un peu moins soumis à l'arbitraire des seigneurs; les écoles publiques se multiplièrent; les divisions administratives ou gouvernements, que Paul avait réduits à quarante et un, furent portés à cinquante et un, en y comprenant la Géorgie; enfin le code, cette œuvre toujours refaite et toujours à refaire, dut subir une révision dont on chargea le prince Lapoukhin et M. de Novassiltzof. Nous ne parlerons des mesures prises pour adoucir le sort des paysans que pour faire ressortir l'humanité du monarque; l'étendue des possessions russes, la solidarité des intérêts dans la classe des seigneurs ont presque toujours paralysé l'effet des oukases; et s'il y a eu véritablement une amélioration à cet égard, on la doit plutôt à la diffusion des lumières et à l'influence bienfaisante d'une éducation morale qu'aux prescriptions du souverain. Pour éteindre graduellement l'esclavage, le gouvernement russe a usé d'un moyen transitoire dont on peut apprécier l'efficacité. Il a été créé une banque qui prête à terme sur les biens seigneuriaux; au délai fixé, et à défaut de remboursement, les biens engagés retournent à la couronne, et les paysans n'appartiennent plus qu'à l'Etat, condition qui les prépare à un affranchissement définitif.

L'empereur Alexandre, persuadé que moins les droits sont onéreux, plus le commerce fleurit, réduisit de vingtcinq pour cent les droits dans les ports russes de la mer Noire et de la mer d'Azof, et bientôt la prospérité d'Odessa prit un développement extraordinaire. Il résulte d'un compte rendu par le ministre du commerce, pour l'année 1802, que, dans les ports de la Baltique seulement, la balance commerciale était, en faveur de la Russie,

d'environ dix-huit millions de roubles. Cependant, malgré le libéralisme éclairé d'Alexandre, la nature même de son pouvoir le forçait à des mesures dont l'esprit était opposé à ses vues personnelles; c'est ainsi qu'il sanctionna un édit de censure qu'on aurait cru émané du cerveau ombrageux de son père; peut-être avait-on surpris son adhésion, car, peu de temps après, il en tempéra la rigueur par quelques dispositions atténuantes. L'augmentation de la population, l'embellissement des villes, des écoles fondées dans toutes les parties de l'empire, tout annonçait les bienfaits de la paix et la sagesse du gouvernement. Odessa comptait déjà plus de deux mille maisons et cinquante mille habitants; la nouvelle Tcherkask s'élevait à côté de l'ancienne, et de tous côtés les étrangers et les colons apportaient, en échange d'une vie aisée, leur industrie, leurs lumières et leur travail. Les écoles militaires recurent une nouvelle organisation; l'université de Kharkof s'ouvrit, et il lui fut assigné un revenu de cent trentè mille roubles.

« La lenteur de la procédure, dit Rabbe, avait, depuis longtemps, été le sujet de beaucoup de plaintes en Russie. En conséquence, l'empereur Paul avait, en 1796, commissionné trois branches du sénat, dont l'unique affaire devait être de juger le nombre immense de causes pendantes. Cependant, dans le cours de huit années, à peine avait-on abordé la difficulté principale. Il fut en conséquence déterminé, sur la proposition du prince Lapoukhin, d'abolir les trois départements temporaires, et d'augmenter le sénat de deux nouveaux départements, de manière qu'il se trouvait alors composé de neuf départements, dont six siégeaient à Pétersbourg et trois à Moscou. Le corps entier du sénat se trouva porté à neuf cents personnes ; et afin qu'il trouvât assez de temps pour l'exécution de tout ce qui lui était attribué, le nombre des jours fériés fut réduit de soixante-deux à trente

et un. »

Dans une guerre contre la France

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