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qui venait de reprocher énergiquement à Gielgud son impéritie, exécuterait avec le troisième le projet qu'il avait présenté de se jeter en Courlande. Quoique les projets des trois généraux ne fussent pas un mystère, et que Chlapowski ne se fût même pas donné la peine de les déguiser, l'on se berçait de l'espoir que quelques succès ramèneraient les chefs à des sentiments plus élevés...» (Miéroslawski.) A deux milles de Lukniki, Gielgud se rapprocha de Chlapowski; à quelque distance, quelques chefs d'insurgés vinrent prendre les ordres des deux généraux, qui les renvoyèrent brusquement. Cependant le corps de Rohland, aux prises avec les Russes, sollicitait vivement du secours. Chlapowski se contenta de répondre aux aides de camp que chacun se battait pour son compte. Aussitôt il monta à cheval et se rapprocha de la frontière prussienne. Ce mouvement vers l'est pouvait s'expliquer par le rapprochement des Russes. L'amour-propre national se réfugiait dans des doutes honorables, pour n'avoir pas à envisager toutes les conséquences d'une triste vérité. Enfin parut un ordre du jour qui autorisait les officiers à se détacher du corps d'armée pour continuer une guerre de partisans dans l'intérieur de la Lithuanie. Chlapowski s'approcha tout à coup de la frontière prussienne, et informa les autorités royales qu'il demandait à se réfugier sur le territoire neutre pour y déposer les armes. Le corps de Rohland, harcelé sans relâche, se repliait sur Twer; Staniewicz se sépara de Rohland à Kulé, et, rassemblant les débris de ses anciennes bandes, il préféra les dangers du chef de partisan à l'hospitalité prussienne. Cependant le corps de Rohland apprit la défection de Gielgud et de Chlapowski.

« La fureur se réveille dans les cœurs longtemps affaissés sous l'infortune; les plus entreprenants montent à cheval et courent délivrer leurs frères. Arrivés en face de la plaine, où la rage arrache des larmes aux vétérans désarmés, ils s'entendent appeler

par leurs noms, invoquer comme des génies sauveurs. Il n'y a plus de frontière; les rangs des prisonniers et des libérateurs se confondent; ceux que le point d'honneur ne retient pas dans les fers allemands profitent du tumulte pour reprendre leurs armes, sautent le fossé qui sépare les deux empires, et, conduits par quelques officiers et presque tout l'état-major de Gielgud, se jettent au milieu du corps de Rohland.

« Les soldats prussiens cherchent en vain à s'opposer à cette fusion; mais Chlapowski et Gielgud interposent leur autorité, ordonnent aux soldats de rester en place, et pendant que les indécis balancent entre la servitude prussienne et une mort de héros, les troupes royales se déploient sur le terrain. Au milieu de cet effroyable chaos, où quelques grandes âmes, en révolte contre les traîtres, les menaces, l'attente et la mort, sacrifient un temps précieux à la délivrance de leurs frères, quelques voix désignent les chefs à leur vengeance. De l'immense colonne qui se meut à deux pas de la frontière se détache, le pistolet au poing, le propre aide de camp de Gielgud, Skalski. Il vole droit au groupe des généraux, arrête son cheval à vingt pas d'eux, ajuste Gielgud, et l'étend par terre en lui jetant une malédiction. Chlapowski s'enfuit et se cache au milieu de ses lanciers; mais se voyant en butte à toutes les imprécations, il demande asile aux autorités prussiennes, qui lui forment un cortége. A l'instant même, l'arrière-garde signale l'approche de l'ennemi. Les officiers du corps de Rohland ramassent les pelotons débandés et ordonnent la retraite.

« Le corps, brisé par tant de misères et de déceptions, marcha continuellement poursuivi jusqu'à NowoMiasto: là il fit volte-face, et se battit pendant toute une journée. Arrivée à Dekilcié, la colonne apprend tout à coup que la division Kreutz, détachée de la grande armée, s'avance déjà par la route de Marioupol, et va occuper la ligne du Niémen. Jurborg se trouvait également au pouvoir de l'ennemi. Trois jours auparavant, on aurait pu

trouver une issue de ce côté; alors la chose devenait impraticable; le temps, perdu en perfidies de la part des généraux, en incertitudes de la part des troupes, en temporisation de la part de tous, avait tué l'insurrection. Le corps de Rohland mit le pied sur le territoire prussien, à Packen-Mohnen, au nombre de quatre mille hommes, de deux mille chevaux et de vingt pièces d'artillerie. Chlapowski avait été désarmé avec deux mille hommes et douze cents chevaux. Trois mille insurgés étaient rentrés dans leurs foyers, et trois mille autres parcouraient encore les forêts et les marécages, faisant une guerre d'extermination à l'ennemi. Il ne restait donc sous les armes d'autres troupes réglées que celles de Dembinski: leur nombre excédait à peine quatre mille hommes, et ils n'avaient pour toute artillerie que six pièces de canon.» (Miéroslawski.) Nous ne suivrons pas ce général dans sa retraite périlleuse. Il avait eu l'idee de se jeter en Courlande, mais la hardiesse de ce projet effraya ses compagnons d'armes; alors il résolut de s'ouvrir un passage vers le royaume, en tournant Wilna et Lida, toujours poursuivi par des forces supérieures, évitant les rencontres décisives, et ranimant quelquefois le courage de sa petite troupe par des succès inespérés. Les obstacles que lui opposaient les localités ajoutaient à la difficulté de sa retraite; mais ces mêmes obstacles arrêtaient la poursuite des Russes, dont les mouvements, coordonnés à une marche régulière, étaient plus difficiles à exécuter que ceux d'un chef de partisans, qui n'avait d'autre but que d'échapper au réseau de baïonnettes qui l'environnait. Le 26 juillet, il entra dans la forêt de Bialowies, solitude presque impraticable, traversée par quelques rares sentiers. Un faible renfort que lui avait envoyé Skrzynecki le rencontra à Rudnia le 3 d'aout ces deux corps réunis rentrérent à Praga.

Nous avons cru devoir donner quelques développements à ces épisodes de l'insurrection polonaise, pour montrer quelles étaient les ressources des

provinces révoltées, et par quel concours de circonstances la lutte concentrée dans les palatinats du centre perdait de son énergie, à mesure que le gouvernement essayait d'agrandir le théâtre où se vidait la querelle de la liberté. Cette marche était conforme au vou national, qui comprenait instinctivement que la résistance, pour être efficace, devait s'organiser sérieusement dans toutes les provinces de l'ancienne Pologne; mais les chefs, mieux instruits de l'état des choses, prévoyaient que ces expéditions excentriques, loin de pouvoir rétablir l'équilibre entre les parties belligérantes, ne feraient qu'énerver les ressources des palatinats de la Pologne de 1815. Ils eurent un tort, celui de supposer que Nicolas consentirait à traiter avec des rebelles; mais on ne peut leur faire un crime d'avoir compté sur la coopération de l'Occident, à une époque où une saine politique conseillait à la France et à l'Angleterre d'intervenir dans ce grand debat. Ces puissances agissaient alors sous l'influence des nécessités qu'elles s'étaient créées. LouisPhilippe voulait réorganiser fortement la monarchie, avant d'exposer aux chances de la guerre la jeune royauté de 1830; l'Angleterre suivait d'un œil inquiet toutes les démarches de sa rivale émancipée, et se résignait plutôt à voir la Russie rétablir les limites du traité de Vienne, qu'elle n'était disposée à figurer activement dans une lutte à la suite de laquelle la France pouvait redevenir prépondérante. Quant à l'Autriche et à la Prusse, le rôle qu'elles avaient à jouer était dicté par les circonstances elles-mêmes : la résurrection de la Pologne devait ruiner tôt ou tard toute l'économie des partages, sans qu'il fût possible de prévoir où s'arrêterait la limite des restitutions. Il y avait donc pour ces puissances toute probabilité d'un morcellement de territoire, et en outre une question de principes qui ne leur permettait guère d'adopter une autre ligne de conduite. On peut ajouter à ces considérations que l'épuisement où la Russie se trouvait à la suite des guerres d'O

rient et des efforts qu'elle faisait en Pologne la mettait pour quelques années hors d'état d'inquiéter l'Allemagne.

Reportons maintenant nos regards sur Varsovie, et reprenons le fil des événements à partir de la déroute d'Ostrolenka. Le prince Czartoryski, après avoir reçu les dépêches du généralissime, convoqua les quintumvirs pour délibérer sur les mesures à prendre dans les circonstances présentes. La majorité fut d'avis que le généralissime avait bien mérité de la cause commune, et qu'on ne devait pas le rendre responsable des malheurs publics. Cette générosité dégénéra même en affectation; les représentants allèrent le trouver à Praga, et cherchèrent dans l'histoire ancienne des analogies peu applicables à la situation. Skrzynecki, prévoyant peut-être tous les embarras qui allaient surgir, choisit ce moment pour essayer d'établir une nouvelle forme de gouvernement. Les uns demandaient l'abolition du quintumvirat en faveur de la dictature; les autres pensaient que le gouvernement pouvait suffire aux nécessités du moment; quelques-uns demandaient un roi; les mécontents critiquaient tout; quant à l'armée, peu lui importait la forme du gouvernement, pourvu qu'elle eût un chef pour la conduire à l'ennemi. La question de la réforme était d'autant plus intempestive, qu'elle mettait à nu toutes les exigences des partis, en montrant à la nation que l'unité de volonté et d'action n'était nulle part. Les non-réformistes l'emportèrent à une faible majorité, et le quintumvirat, épuisé par cette dernière secousse, fut néanmoins conservé. Mais l'énergie révolutionnaire, réduite à se replier sur elle-même, n'attendait qu'une occasion favorable pour formuler nettement ses vœux; il était facile de prévoir qu'une fois résumée dans un chef, elle ne tarderait pas à agir. Les forces de la Pologne étaient considérablement réduites; l'élite de l'armée était tombée dans les champs de Wawer, de Grochow et d'Ostrolenka; cependant elle présentait encore un effectif d'environ quarante mille hom

37° Livraison. (RUSSIE.) T. II.

mes sous Varsovie. Les corps expéditionnaires, les garnisons de Praga, Modlin et Zamosc, doublaient à peu près ce nombre. On voit qu'elle était encore en état de faire face à l'ennemi, quoique la démoralisation, l'absence de chefs expérimentés et l'affluence des nouvelles levées fussent autant de chances en faveur des Russes. Heureusement pour les Polonais, Diebitsch ne sut point profiter de ses avantages; la marche de Gielgud en Lithuanie avait absorbé toute son attention. Craignant de compromettre son centre, à l'instant où ses flancs étaient menacés, il détacha des renforts pour couvrir ses ailes, et, au lieu de poursuivre une guerre d'initiative, il se renferma dans les limites d'une guerre de système. Le choléra exerçait de grands ravages dans les rangs moscovites; le feld-maréchal, dévoré de soucis, demanda, dit-on, son rappel, et, pour s'étourdir sur les suites probables d'une disgrâce, il achevait de ruiner sa santé par des excès de table. La mort du feld-maréchal a été diversement interprétée; on a été jusqu'à dire qu'il périt empoisonné par le général Orlof, que l'empereur avait envoyé en mission au quartier général de Pultusk. Cette supposition n'est appuyée sur aucun indice; d'ailleurs l'empereur, pour éloigner un chef dont il était mécontent, n'avait pas besoin de recourir à un moyen infâme; il pouvait purement et simplement le remplacer; mais l'esprit de parti adopte de préférence les interprétations les plus odieuses, et les regarde comme démontrées par cela seul qu'elles sont possibles. Nous croyons donc, avec le grand nombre, que Diebitsch déjà malade succomba, après une orgie, à une attaque de choléra. Le 11 juin, Toll prit provisoirement le commandement de l'armée, et bientôt après Orlof partit pour Minsk, où se trouvait le grand-duc Constantin. Par un jeu bizarre de la fatalité, le prince mourut de la même manière que Diebitsch, et la duchesse de Lowicz le suivit de près. Cette coïncidence de la mort de Constantin avec la visite d'Orlof accrédita

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le soupçon que la politique n'avait pas reculé devant un double crime. Si la contagion eût frappé simultanément des milliers de victimes, personne n'eût imaginé d'attribuer ce désastre à des causes surnaturelles; mais elle venait d'atteindre un prince et un feldmaréchal..... Un homme, portant le même nom que les instruments trop célèbres des vengeances impériales, se présentait aux soupçons, et dès lors Orlof fut le bourreau, et Nicolas avait dicté la sentence.

Les bulletins pompeux de Diebitsch avaient longtemps donné le change aux Russes sur les résultats véritables de la campagne; mais quand on vit que les choses traînaient en longueur, quand des rapports plus exacts sur les pertes de l'armée d'invasion et sur les temporisations du feld-maréchal eurent dissipé tous les doutes, le parti russe murmura hautement, et attribua le mauvais succès à l'impéritie des chefs presque tous Allemands. L'empereur n'ignorait pas que les traces du mécontentement dont la révolte de décembre 1825 avait signalé l'existence à son avénement au trône n'étaient pas entièrement effacées. Un échec le déconsidérait en Europe et aux yeux de ses propres sujets, il fallait vaincre à tout prix; il fallait flatter l'amour-propre national en confiant à une célébrité militaire incontestable la direction de cette guerre opiniâtre; Paskevitch portait un nom russe; à la fois homme de tête et d'exécution, encore dans la vigueur de l'âge, entouré du prestige de ses victoires en Perse, il pouvait mieux que personne réparer les fautes du feld-maréchal. L'empereur l'investit du commandement en chef de ses armées. Le général Toll, n'osant assumer sur lui la responsabilité de quelques mouvements décisifs, se borna a compléter les cadres de l'armée, à rétablir la discipline, et à se tenir sur une défensive respectable. Le général Rudiger se trouvait à Lublin, entièrement coupé du centre de l'armée russe. Skrzynecki résolut de l'attaquer à l'improviste. Rudiger ignorait entièrement les intentions de l'ennemi;

mais les Polonais perdirent un temps précieux, énervèrent leurs colonnes d'attaque, en les disséminant dans l'espace, et les corps destinés à s'appuyer mutuellement agirent sans cet ensemble qui seul peut faire réussir un coup de main. Les Polonais battirent en retraite devant les forces que les Russes avaient eu le temps de leur opposer, et l'on s'estima trop heureux d'échapper à l'ennemi qu'on s'était flatté de surprendre. Les chefs se renvoyaient de l'un à l'autre la responsabilité de ce non- succès, et ce fut le signal des animosités personnelles qui bientôt devaient paralyser tous les efforts de l'insurrection."

Cependant le peuple de Varsovie, étranger aux subtilités dialectiques de la presse, entraîné par les mécontents, qui, à défaut d'un succès national, voulaient au moins se donner le plaisir de renverser leurs antagonistes; le peuple, disons-nous, se croyait trahi, parce qu'il ne comprenait point la marche d'un gouvernement qui oscillait lui-même, obéissant aux nécessités que lui imposaient les circonstances. Au milieu de cette agitation, la nouvelle se répand que le général Jankowski vient de laisser échapper Rudiger. La fureur du peuple s'accroît du mécontentement de l'armée. Jankowski prétendait avoir reçu l'ordre positif de reculer, ce qui rendait Skrzynecki responsable de l'événement. Le public était dans l'attente, lorsque la révélation d'un complot détourna l'attention générale. On devait distribuer des armes aux prisonniers russes, faire sauter l'arsenal, et ouvrir les portes de Varsovie à l'ennemi, tandis que l'armée serait absente; on accusait principalement Jankowski et Krukowiecki, ainsi que quelques agents secondaires. Plusieurs arrestations eurent lieu, et déjà le peuple, faisant entendre des cris de vengeance, s'attroupait devant les demeures des suspects. Le colonel Hurtig, déchiré par ces furieux, fut sur le point d'être pendu à une lanterne. On demandait à grands cris où était le traître Jankowski; il fallut promettre au peuple qu'on le lui amènerait sans

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