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passions des personnages, il faudroit remplir cette même action de quantité d'incidents qui ne se pourroient passer qu'en un mois, d'un grand nombre de jeux de théâtre d'autant plus surprenants qu'ils seroient moins vraisemblables, d'une infinité de déclamations où l'on feroit dire aux acteurs tout le contraire de ce qu'ils devroient dire. Il faudroit, par exemple, représenter quelque héros ivre, qui se voudroit faire haïr de sa maîtresse de gaieté de cœur, un Lacédémonien grand parleur, un conquérant qui ne débiteroit que des maximes d'amour, une femme qui donneroit des léçons de fierté à des conquérants1.

BÉRÉNICE. PRÉFACE.

"Titus reginam Berenicem...cui etiam nuptias pollicitus ferebatur...statim ab urbe dimisit invitus invitam3.'

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C'est-à-dire que “Titus, qui aimoit passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu'on croyoit, lui avoit promis de l'épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire." Cette action est très fameuse dans l'histoire; et je l'ai trouvée très propre pour le théâtre, par la violence des passions qu'elle y pouvoit exciter. En effet, nous n'avons rien de plus touchant dans tous les poëtes que la séparation d'Énée et de Didon, dans Virgile. Et qui doute que ce qui a pu fournir assez de matière pour tout un chant d'un poëme héroïque, où l'action dure plusieurs jours, ne puisse suffire pour le sujet d'une tragédie, dont la durée ne doit être que de quelques heures? Il est vrai que je n'ai point poussé Bérénice jusqu'à se tuer, comme Didon, parce que Bérénice n'ayant pas ici avec Titus les derniers engagements que Didon avoit avec Énée, elle n'est pas obligée comme elle de renoncer à la vie. A cela près, le dernier adieu qu'elle dit à Titus, et l'effort qu'elle se fait pour s'en séparer, n'est pas le moins tragique de la pièce; et j'ose dire qu'il renouvelle assez bien dans le

1 The whole of this paragraph is a hit at Corneille, especially the last sentence. The héros ivre is Attila and the Lacédémonien grand parleur is Agésilas, each in the play which bears his name. The conquérant is Caesar and the femme Cornélie, both characters in La Mort de Pompée. It may be noted that Racine in Alexandre had taken this very play for his model.

2 Suetonius, Titus, c. VII.

cœur des spectateurs l'émotion que le reste y avoit pu exciter. Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie: il suffit que l'action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie.

Je crus que je pourrois rencontrer toutes ces parties dans mon sujet; mais ce qui m'en plut davantage, c'est que je le trouvai extrêmement simple. Il y avoit longtemps que je voulois essayer si je pourrois faire une tragédie avec cette simplicité d'action qui a été si fort du goût des anciens; car c'est un des premiers préceptes qu'ils nous ont laissés: "Que ce que vous ferez, dit Horace, soit toujours simple et ne soit qu'un1." Ils ont admiré l'Ajax de Sophocle, qui n'est autre chose qu'Ajax qui se tue de regret, à cause de la fureur où il étoit tombé après le refus qu'on lui avoit fait des armes d'Achille. Ils ont admiré le Philoctète, dont tout le sujet est Ulysse qui vient pour surprendre les flèches d'Hercule. L'Edipe même, quoique tout plein de reconnoissances, est moins chargé de matière que la plus simple tragédie de nos jours. Nous voyons enfin que les partisans de Térence, qui l'élèvent avec raison au-dessus de tous les poëtes comiques, pour l'élégance de sa diction et pour la vraisemblance de ses mœurs, ne laissent pas de confesser que Plaute a un grand avantage sur lui par la simplicité qui est dans la plupart des sujets de Plaute. Et c'est sans doute cette simplicité merveilleuse qui a attiré à ce dernier toutes les louanges que les anciens lui ont données. Combien Ménandre étoit-il encore plus simple, puisque Térence est obligé de prendre deux comédies de ce poëte pour en faire une des siennes !

Et il ne faut point croire que cette règle ne soit fondée que sur la fantaisie de ceux qui l'ont faite: il n'y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie2. Et quelle vraisemblance y a-t-il qu'il arrive en un jour une multitude

1 "Denique sit quodvis, simplex dumtaxat et unum." Hor.A.P. 23. 2 Corneille had said in the preface to Héraclius, “Je ne craindrai point d'avancer que le sujet d'une belle tragédie doit n'être pas vraisemblable."

de choses qui pourroient à peine arriver en plusieurs semaines? Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d'invention. Ils ne songent pas qu'au contraire toute l'invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d'incidents a toujours été le refuge des poëtes qui ne sentoient dans leur génie ni assez d'abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments, et de l'élégance de l'expression. Je suis bien éloigné de croire que toutes ces choses se rencontrent dans mon ouvrage; mais aussi je ne puis croire que le public me sache mauvais gré de lui avoir donné une tragédie qui a été honorée de tant de larmes, et dont la trentième représentation a été aussi suivie que la première.

Ce n'est pas que quelques personnes ne m'aient reproché cette même simplicité que j'avois recherchée avec tant de soin. Ils ont cru qu'une tragédie qui étoit si peu chargée d'intrigues ne pouvoit être selon les règles du théâtre. Je m'informai s'ils se plaignoient qu'elle les eût ennuyés. On me dit qu'ils avouoient tous qu'elle n'ennuyoit point, qu'elle les touchoit même en plusieurs endroits, et qu'ils la verroient encore avec plaisir. Que veulent-ils davantage? Je les conjure d'avoir assez bonne opinion d'eux-mêmes pour ne pas croire qu'une pièce qui les touche, et qui leur donne du plaisir, puisse être absolument contre les règles. La principale règle est de plaire et de toucher1: toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première; mais toutes ces règles sont d'un long détail, dont je ne leur conseille pas de s'embarrasser: ils ont des occupations plus importantes. Qu'ils se reposent sur nous de la fatigue d'éclaircir les difficultés de la poésie d'Aristote; qu'ils se réservent le plaisir de pleurer et d'être attendris; et qu'ils me permettent de leur dire ce qu'un musicien disoit à Philippe, roi de Macédoine, qui prétendoit qu'une chanson n'étoit pas selon les règles: "A Dieu ne plaise, seigneur, que vous soyez jamais si malheureux que de savoir ces choses-là mieux que moi!"

1 Cf. above, p. 116.

BOILEAU

NICOLAS BOILEAU-DESPRÉAUX (1636–1711) was at once the chief fighter and the legislator of the classical movement. In his Satires he dealt havoc among its foes; in his Art Poétique (1669-1674) he formulated its code.

L'ART POÉTIQUE.

Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux, Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux: D'un pinceau délicat l'artifice agréable Du plus affreux objet fait un objet aimable1. Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs D'Edipe tout sanglant fit parler les douleurs, D'Oreste parricide exprima les alarmes, Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes. Vous donc qui, d'un beau feu pour le théâtre épris, Venez en vers pompeux2 y disputer le prix, Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages Où tout Paris en foule apporte ses suffrages, Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés, Soient au bout de vingt ans encor redemandés? Que dans tous vos discours la passion émue Aille chercher le cœur, l'échauffe et le remue. Si d'un beau mouvement l'agréable fureur Souvent ne nous remplit d'une douce terreur, Ou n'excite en notre âme une pitié3 charmante, En vain vous étalez une scène savante: Vos froids raisonnemens ne feront qu'attiédir Un spectateur toujours paresseux d'applaudir, Et qui, des vains efforts de votre rhétorique Justement fatigué, s'endort, ou vous critique. Le secret est d'abord de plaire et de toucher: Inventez des ressorts qui puissent m'attacher. Que dès les premiers vers l'action préparée Sans peine du sujet aplanisse l'entrée.

=

1 The first four lines are a paraphrase of Aristotle, Poetics, IV. 2 Here noble. Corneille in his Examen de Pompée speaks of "les vers les plus pompeux que j'aie faits."

3 The "terror" and "pity” of Aristotle's famous definition of tragedy. Cf. above, pp. 45-46.

Je me ris d'un acteur qui, lent à s'exprimer,
De ce qu'il veut, d'abord, ne sait pas m'informer;
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D'un divertissement me fait une fatigue.
J'aimerois mieux encor qu'il déclinât son nom,
Et dît: "Je suis Oreste, ou bien Agamemnon,'
Que d'aller, par un tas de confuses merveilles,
Sans rien dire à l'esprit, étourdir les oreilles:
Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué1.

Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué.
Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées,
Sur la scène en un jour renferme des années:
Là souvent le héros d'un spectacle grossier,
Enfant au premier acte, est barbon au dernier2,
Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu'avec art l'action se ménage;
Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.

Jamais au spectateur n'offrez rien d'incroyable: Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable3. Une merveille absurde est pour moi sans appas: L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas. Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose. Les yeux en le voyant saisiroient mieux la chose; Mais il est des objets que l'art judicieux

Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux*.

Que le trouble, toujours croissant de scène en scène, A son comble arrivé se débrouille sans peine. L'esprit ne se sent point plus vivement frappé Que lorsqu'en un sujet d'intrigue enveloppé

1 The first act of a classical play contained what was called the exposition. There are no finer examples than those of Tartuffe and Bajazet.

• Sidney, in his An Apology for Poetrie, expresses the same idea in livelier language. Boileau's line seems to be a reminiscence of Don Quixote, I, c. 48. "What greater absurdity can there be," says the curate to the Canon, "than that a person who appears in the first scene of the first act as a child in swaddling-clothes should appear in the second scene as a full-grown man with a beard?”

3 See above, pp. 40-42.

4 Imitated from Horace, A. P. 11. 180-184; Horace continues with the well-known line, "Ne pueros coram populo Medea trucidet."

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