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leur moyen elle purge de semblables passions. Il explique la première assez au long, mais il ne dit pas un mot de la dernière; et de toutes les conditions qu'il emploie en cette définition, c'est la seule qu'il n'éclaircit point.

Pour nous faciliter les moyens de faire naître cette pitié et cette crainte, où Aristote semble nous obliger, il nous aide à choisir les personnes et les événements, qui peuvent exciter l'un et l'autre. Sur quoi je suppose, ce qui est très véritable, que notre auditoire n'est composé ni de méchants, ni de saints, mais de gens d'une probité commune, et qui ne sont pas si sévèrement retranchés dans l'exacte vertu, qu'ils ne soient susceptibles des passions, et capables des périls où elles engagent ceux qui leur défèrent trop. Cela supposé, examinons ceux que ce philosophe exclut de la tragédie, pour en venir avec lui à ceux dans lesquels il fait consister sa perfection.

En premier lieu, il ne veut point "qu'un homme fort vertueux y tombe de la félicité dans le malheur," et soutient "que cela ne produit ni pitié, ni crainte, parce que c'est un événement tout-à-fait injuste1." Quelques interprètes poussent la force de ce mot grec μapóv, qu'il fait servir d'épithète à cet événement, jusqu'à le rendre par celui d'abominable. A quoi j'ajoute, qu'un tel succès excite plus d'indignation et de haine contre celui qui fait souffrir, que de pitié pour celui qui souffre, et qu'ainsi ce sentiment, qui n'est pas le propre de la tragédie, à moins que d'être bien ménagé, peut étouffer celui qu'elle doit produire, et laisser l'auditeur mécontent par la colère qu'il remporte, et qui se mêle à la compassion qui lui plairoit, s'il la remportoit seule.

Il ne veut pas non plus, "qu'un méchant homme passe du malheur à la félicité, parce que non-seulement il ne peut naître d'un tel succès aucune pitié, ni crainte, mais il ne peut pas même nous toucher par ce sentiment naturel de joie, dont nous remplit la prospérité d'un premier auteur, à qui notre faveur s'attache2" La chute d'un méchant dans le malheur a de quoi nous plaire par l'aversion que nous 1 μiapóv éσriv. Butcher renders by "shocks or repels us."

2 From mais to s'attache is a very loose paraphrase of Aristotle's οὔτε φιλάνθρωπόν ἐστιν = “does not satisfy our moral sense or sense of justice."

prenons pour lui; mais comme ce n'est qu'une juste punition, elle ne nous fait point de pitié, et ne nous imprime aucun crainte, d'autant que nous ne sommes pas si méchants que lui, pour être capables de ses crimes, et en appréhender une aussi funeste issue.

Il reste donc à trouver un milieu entre ces deux extrémités, par le choix d'un homme qui ne soit ni tout-à-fait bon, ni tout-à-fait méchant, et qui, par une faute, ou foiblesse humaine1, tombe dans un malheur qu'il ne mérite pas. Aristote en donne pour exemple Edipe et Thyeste, en quoi véritablement je ne comprends point sa pensée. Le premier me semble ne faire aucune faute, bien qu'il tue son père, parce qu'il ne le connoît pas, et qu'il ne fait que disputer le chemin en homme de cœur contre un inconnu qui l'attaque avec avantage. Néanmoins, comme la signification du mot grec åμáprημa peut s'étendre à une simple erreur de méconnoissance, telle qu'étoit la sienne, admettons-le avec ce philosophe, bien que je ne puisse voir quelle passion il nous donne à purger, ni de quoi nous pouvons nous corriger sur son exemple.

L'exclusion des personnes tout-à-fait vertueuses, qui tombent dans le malheur, bannit les martyrs de notre théâtre, Polyeucte y a réussi contre cette maxime, et Héraclius et Nicomède y ont plu, bien qu'ils n'impriment que de la pitié, et ne nous donnent rien à craindre, ni aucune passion à purger, puisque nous les y voyons opprimés, et près de périr, sans aucune faute de leur part, dont nous puissions nous corriger sur leur exemple.

Le malheur d'un homme fort méchant n'excite ni pitié, ni crainte, parce qu'il n'est pas digne de la première, et que les spectateurs ne sont pas méchants comme lui, pour concevoir l'autre à la vue de sa punition: mais il seroit à propos de mettre quelque distinction entre les crimes. Il en est dont les honnêtes gens sont capables par une violence de passion, dont le mauvais succès peut faire effet dans l'âme de l'auditeur. Un honnête homme ne va pas voler au coin d'un bois, ni faire un assassinat de sang froid; mais s'il est bien amoureux, il peut faire une supercherie à son 1 δι ̓ ἁμαρτίαν τινά = by some error or frailty.

rival, il peut s'emporter de colère, et tuer dans un premier mouvement, et l'ambition le peut engager dans un crime1, ou dans une action blâmable. Il est peu de mères qui voulussent assassiner ou empoisonner leurs enfants, de peur de leur rendre leur bien, comme Cléopâtre dans Rodogune: mais il en est assez qui prennent goût à en jouir, et ne s'en dessaisissent qu'à regret, et le plus tard qu'il leur est possible. Bien qu'elles ne soient pas capables d'une action si noire et si dénaturée que celle de cette reine de Syrie, elles ont en elles quelque teinture du principe qui l'y porta; et la vue de la juste punition qu'elle en reçoit, leur peut faire craindre, non pas un pareil malheur, mais une infortune proportionnée à ce qu'elles sont capables de commettre2.

TROISIÈME DISCOURS. DES TROIS UNITÉS.

La règle de l'unité de jour a son fondement sur ce mot d'Aristote, "que la tragédie doit renfermer la durée de son action dans un tour du soleil, ou tâcher de ne le passer pas de beaucoup3." Ces paroles donnent lieu à cette dispute fameuse, si elles doivent être entendues d'un jour naturel de vingt-quatre heures, ou d'un jour artificiel de douze1, ce sont deux opinions dont chacune a des partisans considérables: et, pour moi, je trouve qu'il y a des sujets si malaisés à renfermer en si peu de temps, que non-seulement je leur accorderois les vingt-quatre heures entières, mais je me servirois même de la licence que donne ce philosophe de les excéder un peu, et les pousserois sans scrupule jusqu'à trente.

Beaucoup déclament contre cette règle, qu'ils nomment tyrannique, et auroient raison, si elle n'étoit fondée que sur l'autorité d'Aristote; mais ce qui la doit faire accepter, c'est 1 For instance, Macbeth.

2 See for all this Butcher's chapter (VIII) on The ideal tragic hero. 3 Doit is a mis-translation. Aristotle's words are: "Tragedy endeavours, as far as possible, to confine itself to a single revolution of the sun, or but slightly to exceed this limit." "No strict rule is laid down; a certain historical fact, a prevailing usage, is recorded" (Butcher).

▲ There can be no doubt that Aristotle means twenty-four hours.

la raison naturelle qui lui sert d'appui. Le poëme dramatique est une imitation, ou, pour en mieux parler, un portrait des actions des hommes, et il est hors de doute que les portraits sont d'autant plus excellents qu'ils ressemblent mieux à l'original. La représentation dure deux heures, et ressembleroit parfaitement, si l'action qu'elle représente n'en demandoit pas davantage pour sa réalité. Ainsi ne nous arrêtons point ni aux douze, ni aux vingt-quatre heures, mais resserrons l'action du poëme dans la moindre durée qu'il nous sera possible, afin que sa représentation ressemble mieux et soit plus parfaite. Ne donnons, s'il se peut, à l'une que les deux heures que l'autre remplit: je ne crois pas que Rodogune en demande guère davantage, et peut-être qu'elles suffiroient pour Cinna. Si nous ne pouvons la renfermer dans ces deux heures, prenons-en quatre, six, dix; mais ne passons pas de beaucoup les vingt-quatre heures, de peur de tomber dans le déréglement, et de réduire tellement le portrait en petit, qu'il n'ait plus ses dimensions proportionnées, et ne soit qu'imperfection.

Surtout je voudrois laisser cette durée à l'imagination des auditeurs, et ne déterminer jamais le temps qu'elle emporte, si le sujet n'en avoit besoin, principalement quand la vraisemblance y est un peu forcée, comme au Cid, parce qu'alors cela ne sert qu'à les avertir de cette précipitation. Lors même que rien n'est violenté dans un poëme par la nécessité d'obéir à cette règle, qu'est-il besoin de marquer à l'ouverture du théâtre que le soleil se lève, qu'il est midi au troisième acte, et qu'il se couche à la fin du dernier? C'est une affectation qui ne fait qu'importuner; il suffit d'établir la possibilité de la chose dans le temps où on la renferme, et qu'on le puisse trouver aisément, si l'on y veut prendre garde, sans y appliquer l'esprit malgré soi. Dans les actions même qui n'ont point plus de durée que la représentation, cela seroit de mauvaise grâce si l'on marquoit d'acte en acte qu'il s'est passé une demi-heure de l'un à l'autre1.

1 Here Corneille enunciates the true poetic view that the time should be left to the imagination of the spectators.

S&T

Quant à l'unité de lieu1, je n'en trouve aucun précepte ni dans Aristote, ni dans Horace: c'est ce qui porte quelquesuns à croire que la règle ne s'en est établie qu'en conséquence de l'unité du jour, et à se persuader ensuite qu'on se peut étendre jusques où un homme peut aller et revenir en vingt-quatre heures. Cette opinion est un peu licencieuse, et, si l'on faisoit aller un acteur en poste, les deux côtés du théâtre pourroient représenter Paris et Rouen. Je souhaiterois, pour ne point gêner du tout le spectateur, que ce qu'on fait représenter devant lui en deux heures se pût passer en effet en deux heures, et que ce qu'on lui fait voir sur un théâtre qui ne change point pût s'arrêter dans une chambre ou dans une salle, suivant le choix qu'on en auroit fait: mais souvent cela est si malaisé, pour ne pas dire impossible, qu'il faut de nécessité trouver quelque élargissement pour le lieu, comme pour le temps. Je l'ai fait voir exact dans Horace, dans Polyeucte et dans Pompée; mais il faut pour cela, ou n'introduire qu'une femme, comme dans Polyeucte, ou que les deux qu'on introduit aient tant d'amitié l'une pour l'autre, et des intérêts si conjoints, qu'elles puissent être toujours ensemble, comme dans l'Horace, ou qu'il leur puisse arriver comme dans Pompée, où l'empressement de la curiosité naturelle fait sortir de leurs appartements Cléopâtre au second acte, et Cornélie au cinquième, pour aller jusque dans la grande salle du palais du roi au-devant des nouvelles qu'elles attendent.

Je tiens donc qu'il faut chercher cette unité exacte autant qu'il est possible; mais comme elle ne s'accommode pas avec toute sorte de sujets, j'accorderois très volontiers que ce qu'on feroit passer en une seule ville auroit l'unité de lieu. Ce n'est pas que je voulusse que le théâtre représentât cette ville toute entière, cela seroit un peu trop vaste, mais

1 The unity of place of which there is no hint in the Poetics, was a stage-practice generally observed in the Greek drama but sometimes neglected. Its formal recognition dates from Castelvetro's translation of the Poetics published in 1570. Two years later Jean de La Taille in his De l'art de la Tragedie wrote: "Il faut toujours representer l'histoire en jeu en un mesme jour...et en un mesme lieu.”

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