Images de page
PDF
ePub

MERCURE.

Sus, je romps notre trève, et reprends ma parole.

SOSIE.

N'importe. Je ne puis m'anéantir pour toi,
Et souffrir un discours si loin de l'apparence.
Être ce que je suis est-il en ta puissance?
Et puis-je cesser d'être moi?

S'avisa-t-on jamais d'une chose pareille'?
Et peut-on démentir cent indices pressants?
Rêvé-je? Est-ce que je sommeille?
Ai-je l'esprit troublé par des transports puissants?
Ne sens-je pas bien que je veille?

Ne suis-je pas dans mon bon sens ?

Mon maître Amphitryon ne m'a-t-il pas commis
A venir en ces lieux vers Alemène sa femme?
Ne lui dois-je pas faire, en lui vantant sa flamme,
Un récit de ses faits contre nos ennemis ?
Ne suis-je pas du port arrivé tout-à-l'heure?
Ne tiens-je pas une lanterne en main?
Ne te trouvé-je pas devant notre demeure?
Ne t'y parlé-je pas d'un esprit tout humain?
Ne te tiens-tu pas fort de ma poltronnerie,

Pour m'empêcher d'entrer chez nous ?
N'as-tu pas sur mon dos exercé ta furie?

Ne m'as-tu pas roué de coups?
Ah! tout cela n'est que trop véritable;
Et, plût au ciel, le fût-il moins!

Cesse donc d'insulter au sort d'un misérable;
Et laisse à mon devoir s'acquitter de ses soins 2.

MERCURE.

Arrête, ou sur ton dos le moindre pas attire

* L'édition de 4682 nous apprend qu'on retranchoit alors ce vers, et le vingtcinq suivants.

* Du temps de Molière, le verbe laisser avoit en françois le même régime qu'il a en latin. On diroit aujourd'hui : laisse mon devoir s'acquitter de ses soins.

Un assommant éclat de mon juste courroux.

Tout ce que tu viens de dire

Est à moi, hormis les coups.

SOSIE.

Ce matin, du vaisseau, plein de frayeur en l'ame,
Cette lanterne sait comme je suis parti'.

Amphitryon, du camp, vers Alcmène sa femme
M'a-t-il pas envoyé?

MERCURE.

Vous en avez menti.

C'est moi qu'Amphitryon députe vers Alemène,
Et qui du port persique 2 arrive de ce pas;
Moi, qui viens annoncer la valeur de son bras
Qui nous fait remporter une victoire pleine,
Et de nos ennemis a mis le chef à bas.
C'est moi qui suis Sosie enfin, de certitude,
Fils de Dave, honnête berger;
Frère d'Arpage, mort en pays étranger;
Mari de Cléanthis la prude,

Dont l'humeur me fait enrager;

Qui dans Thèbe ai reçu mille coups d'étrivière,
Sans en avoir jamais dit rien;

Et jadis en public fus marqué par derrière,

Pour être trop homme de bien 3.

SOSIE, bas, à part.

Il a raison. A moins d'être Sosie,

Le Sosie de Plaute et celui de Rotrou font bien mention, comme tout-à-l'heure celui de Molière, de la lanterne qu'ils ont en main ; mais celui-ci est le seul à qui il vienne dans l'idée de la prendre à témoin de son départ du port pour la ville, et de la frayeur qu'il a eue sur la route. Ce trait est bien du même homme qui, au commencement de la pièce, personnificit cette lanterne, et lui faisoit jouer le rôle d'Alcmène. (A.)

Le port d'Eubée ne prit le nom de port Persique que long-temps après Amphitryon, lorsque les Perses y eurent abordé.

3 Dans Plaute, Sosie, faisant allusion aux coups de fouet qu'on donnoit aux esclaves, dit de Mercure : « S'il a le dos cicatrisé, il ne manque rien à la ressemblance ! » L'usage de marquer les malfaiteurs sur l'épaule n'existoit pas chez les anciens.

On ne peut pas savoir tout ce qu'il dit;
Et, dans l'étonnement dont mon ame est saisie,
Je commence, à mon tour, à le croire un petit.
En effet, maintenant que je le considère,
Je vois qu'il a de moi taille, mine, action.
Faisons-lui quelque question,

Afin d'éclaircir ce mystère.

(haut.)

Parmi tout le butin fait sur nos ennemis,

Qu'est-ce qu'Amphitryon obtient pour son partage?

MERCURE.

Cinq fort gros diamants en noeud proprement mis,
Dont leur chef se paroit comme d'un rare ouvrage 1.

SOSIE.

A qui destine-t-il un si riche présent?

MERCURE.

A sa femme; et sur elle il le veut voir paroître.

SOSIE.

Mais où, pour l'apporter, est-il mis à présent?

MERCURE.

Dans un coffret scellé des armes de mon maître2.

SOSIE, à part.

Il ne ment pas d'un mot à chaque repartie;

Et de moi je commence à douter tout de bon.
Près de moi, par la force, il est déja Sosie;
Il pourroit bien encor l'être par la raison.
Pourtant, quand je me tåte et que je me rappelle,
Il me semble que je suis moi.

Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle,

On ne sait pourquoi Molière a substitué ce nœud de diamants, qui est une parure toute moderne, à la coupe de Ptérélas: dont il est question dans Plaute, et qui est consacrée par l'histoire.

2 Les armes, héraldiquement parlant, sont une invention des temps de la chevalerie. Ainsi Amphitryon n'avoit point un cachet blasonné, mais, comme la plu part des anciens, un anneau sur la pierre duquel étoit gravé quelque signe particulier qu'il avoit adopté. (A.)

Pour démêler ce que je voi?

Ce que j'ai fait tout seul, et que n'a vu personne,
A moins d'être moi-même, on ne le peut savoir.
Par cette question il faut que je l'étonne;

C'est de quoi le confondre, et nous allons le voir.
(haut.)

Lorsqu'on étoit aux mains, que fis-tu dans nos tentes,
Où tu courus seul te fourrer?

MERCURE.

D'un jambon...

SOSIE, bas, à part.

L'y voilà!

MERCURE.

Que j'allai déterrer

Je coupai bravement deux tranches succulentes,

Dont je sus fort bien me bourrer;

Et, joignant à cela d'un vin que l'on ménage,
Et dont, avant le goût, les yeux se contentoient,
Je pris un peu de courage

Pour nos gens qui se battoient.

SOSIE, bas, à part.

Cette preuve sans pareille

En sa faveur conclut bien;

Et l'on n'y peut dire rien,

S'il n'étoit dans la bouteille '.

(haut.)

Je ne saurois nier, aux preuves qu'on m'expose,
Que tu ne sois Sosie, et j'y donne ma voix.
Mais, si tu l'es, dis-moi qui tu veux que je sois?
Car enfin faut-il bien que je sois quelque chose.

MERCURE.

Quand je ne serai plus Sosie,

Cette excellente plaisanterie appartient à Plaute ; mais Molière doit peut être à Rotrou de l'avoir rendue si heureusement. Voici les vers de Rotrou :

Je suis sans repartie après cette merveille,

S'il n'étoit, par hasard, caché dans la bouteille. (A.)

Sois-le, j'en demeure d'accord;

Mais, tant que je le suis, je te garantis mort,

Si tu prends cette fantaisie.

SOSIE.

Tout cet embarras met mon esprit sur les dents,
Et la raison à ce qu'on voit s'oppose.

Mais il faut terminer enfin par quelque chose;
Et le plus court pour moi, c'est d'entrer là-dedans.

MERCURE.

Ah! tu prends donc, pendard, goût à la bastonnade?
SOSIE, battu par Mercure.

Ah! qu'est-ce-ci? grands dieux! il frappe un ton plus fort,
Et mon dos pour un mois en doit être malade.
Laissons ce diable d'homme, et retournons au port.
O juste ciel! j'ai fait une belle ambassade!

MERCURE, seul.

Enfin je l'ai fait fuir, et, sous ce traitement,
De beaucoup d'actions il a reçu la peine';

Mais je vois Jupiter, que fort civilement
Reconduit l'amoureuse Alcmène.

SCÈNE III.

JUPITER, sous la figure d'Amphitryon, ALCMENE, CLEANTHIS, MERCURE.

JUPITER.

Défendez, chère Alemène, aux flambeaux d'approcher.
Ils m'offrent des plaisirs en m'offrant votre vue;
Mais ils pourroient ici découvrir ma venue,

Qu'il est à propos de cacher.

Ce vers est une espèce de justification de la conduite un peu brutale de Mercure. Sosie a reçu le prix de ses mauvaises actions, et il nous a fait rire : que de motifs pour pardonner à l'auteur! La scène est admirable, elle ne cesse pas d'être comique, et cependant c'est une des plus longues scènes qui soient au théâtre. Molière, en imitant Plaute, a eu le secret de rester original.

« PrécédentContinuer »