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sur ce point fondamental. Les uns, historiens de la logique plutôt que logiciens, et trop enclins à suivre l'opinion du vulgaire ou même de quelque grand philosophe étranger, confondent la logique avec la scholastique, qui est un de ses abus, et prétendent, en plein xixe siècle, ramener cette science à je ne sais quelle algèbre stérile et futile, qu'ils se croient obligés d'appeler, d'après un certain jargon, science des lois formelles du raisonnement ou de la pensée. Les autres, fidèles à la tradition constante de la philosophie depuis Aristote jusqu'à Descartes, et depuis Descartes jusqu'à nos jours, persistent à définir la logique comme la définissait Port - Royal: «L'art de bien conduire sa << raison dans la connoissance des choses, tant pour << s'instruire soi-même que pour en instruire les autres. » Pour ces derniers, la logique n'est pas occupée à décrire la pensée, mais à la diriger; elle ne cherche pas comment on pense, mais comment on doit penser. Pour qui la comprend ainsi, son utilité ne saurait être un instant douteuse; elle est aussi manifeste à ce second point de vue qu'elle l'était peu dans la première hypothèse. Pour ma part, je le déclare hautement, si la logique se bornait à renfermer dans des expressions générales et dans des formules sèches et abstraites les lois prétendues formelles de la pensée, ce travail me paraîtrait curieux, mais de nul profit, et je n'oserais y' inviter personne. Mais bien loin de consentir à dégrader ainsi l'art de penser en n'y voyant qu'une misérable mnémonique, je crois que la logique est une science du premier ordre, qui, après avoir mesuré les forces, déterminé les conditions et fixé les limites de l'esprit humain, lui prescrit des règles de conduite

et lui enseigne la méthode qu'il doit suivre. Ayant une telle conviction, je n'hésite pas à soutenir que cette étude est une des plus utiles que l'on puisse faire. C'est sur ce point que j'appellerai aujourd'hui votre attention, Messieurs, sans me dissimuler les inconvénients d'un tel sujet qui, par un fâcheux privilége, semble tenir à la fois du paradoxe et du lieu commun.

J'essaierai d'abord de montrer en général l'utilité de la logique; je rechercherai ensuite de quelle manière cette science doit être entendue et traitée pour porter tous ses fruits.

I.

La logique, ai-je dit, est l'art de penser ou de connaître. Cet art est-il possible? Telle est la première question qui se présente, et qui n'a rien de surprenant de nos jours, mais qui, en vérité, est nouvelle et inouïe en philosophie. Jusqu'ici tous les philosophes avaient toujours pensé qu'il existe une science qui possède le secret de toutes les autres et qui leur sert à toutes d'instrument. Il est vrai qu'ils lui ont donné des noms différents: Socrate et Platon l'appelaient dialectique; pour Aristote, c'était l'analytique; avec les stoïciens, le nom de logique a prévalu. Je ne parle pas de la canonique des épicuriens. Au moyen âge, la logique était appelée l'organe de la science. Chez les philosophes modernes, la question de la méthode, étudiée pour elle-même, a été souvent détachée de la logique, dont elle est cependant une partie essentielle, si même elle n'est pas la logique tout entière; mais dans les temps modernes comme dans l'antiquité, après

comme avant le Discours de la méthode, toute grande école de philosophie a sa dialectique, sa méthode, son art de penser. Il est vrai encore que la logique s'est toujours mesurée à ceux qui la cultivaient: aux esprits paresseux, aux épicuriens anciens et modernes, il a suffi d'un petit nombre de préceptes simples et d'une application facile, tandis que les fortes générations, les penseurs vigoureux se sont toujours imposé de longs exercices et une mâle discipline. Mais qu'ils l'aient faite sérieuse ou frivole, tous les philosophes jusqu'ici attachaient à la logique une égale importance. Si une telle étude n'est d'aucune utilité, expliquez-moi donc, je vous prie, cette longue suite de libres penseurs appliqués à une recherche sans profit. Il n'est guère dans la nature de l'homme de poursuivre avec une telle persévérance ce qu'il croit ne devoir jamais rencontrer. Si l'on doute aujourd'hui, si l'on met en question l'existence d'un art de penser, serait-ce que l'heure du découragement serait venue? Chose singulière, c'est le siècle qui a proclamé le plus haut le progrès, qui vient le nier, là où il est le plus évident: dans la philosophie, dans la science! En effet, n'est-ce pas nier le progrès, la perfectibilité de notre intelligence et de nos sciences, que de soutenir qu'il est impossible de nous rendre meilleurs et plus parfaits? Mais c'est apparemment que nous sommes aussi raisonnables qu'il est possible de l'être? Flatter ainsi notre faible raison, ce n'est pas la servir, c'est la trahir, en la livrant à son ennemi le plus dangereux, l'orgueil, dont l'exaltation est si voisine des précipices.

Je n'exagère pas, Messieurs: depuis deux siècles, mais surtout de nos jours, on élève sans cesse contre

la logique cette objection qu'elle n'apprend pas, qu'elle ne peut pas apprendre à raisonner. Ce n'est pas un art ou une science, dit-on, c'est la nature elle-même qui fait de nous des êtres pensants. C'est donc une préten- · tion ridicule de vouloir nous rendre raisonnables.

La réponse est fort simple. On ne prétend pas donner à l'homme le raisonnement, mais lui enseigner à le bien employer. La logique ne tente donc pas l'impossible, comme on l'insinue pour la couvrir de ridicule; mais de même que la géométrie ne redresse que les esprits droits, de même la logique ne rend raisonnables que ceux qui ont des dispositions à le devenir. Or, à mon avis, ce n'est pas se montrer fort raisonnable que de croire qu'on l'est assez. Aussi les plus grands hommes se sont-ils bien gardés d'ordinaire d'exprimer un pareil sentiment; c'est dans le vulgaire seulement que l'on rencontre cette outrecuidance. Il semblerait pourtant que les esprits d'élite pourraient, plus que d'autres, se passer de culture.

Dira-t-on que la multitude des hommes fait toujours de sa raison le meilleur usage? Voici ce qu'on lit à ce sujet dans la Logique de Port Royal: «Il est étrange combien c'est une qualité rare que cette exactitude de jugement................... Il n'y a point d'absurdités si insupportables qui ne trouvent des approbateurs. Quiconque a dessein de piper le monde est assuré de trouver des personnes qui seront bien aises d'être pipées; et les plus ridicules sottises rencontrent toujours des esprits auxquels elles sont proportionnées.... Cette fausseté d'esprit n'est pas seulement cause des erreurs que l'on mêle dans les sciences, mais aussi de la plupart des fautes que l'on commet dans la vie civile, des querelles

injustes, des procès mal fondés, des avis téméraires, des entreprises mal concertées. » Je ne sais si de nos jours les jugements faux et les erreurs de tout genre 'se rencontrent moins souvent qu'au XVIIe siècle; mais j'avoue que je suis prêt à répéter avec Arnauld et Nicole que « le sens commun n'est pas chose si com«<mune qu'on le pense. »

Supposons cependant que tout le monde soit pourvu de bon sens, que même cette précieuse qualité soit également partagée entre tous les hommes, ainsi que l'assure Descartes, peut-être avec une secrète ironie. Est-ce un motif pour nous enorgueillir, pour négliger toute discipline et renoncer à tout progrès? Le même Descartes nous donne à tous cette leçon: « Ce n'est « pas assez d'avoir l'esprit bon, le principal est de « l'appliquer bien. » Mais voici un autre témoin: Pascal, qui s'est tant moqué des baroco, Pascal entend si peu proscrire la logique elle-même que, dans le passage le plus célèbre de ses écrits, il fait du bien penser le premier et le plus essentiel de nos devoirs : « Travail<«<lons donc à bien penser, dit-il; voilà le principe de «la morale. » Ainsi Descartes et Pascal, ces deux adversaires de la scholastique, reconnaissent tous deux l'existence d'un art de penser; il est vrai qu'ils le conçoivent autrement que les scholastiques, et ils ont bien raison. Ils ne blâment que l'abus de ces formules qui chargent la mémoire sans rien dire à l'esprit; ce qu'ils veulent, ce qu'on doit vouloir avec eux, c'est que par une étude profonde et pratique de nos facultés intellectuelles, nous soyons mis en état de les régler, de faire à chacune sa part et de nous rendre propres à toute science et à toute bonne vérité.

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