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sur la terre quelque lueur d'espérance peut abuser la douleur et soutenir le courage; mais au milieu d'une mer immense, solitaire, et environné du néant, l'homme, dans l'abandon de toute la nature, n'a pas même l'illusion pour le sauver du désespoir; il voit comme un abîme l'espace épouvantable qui l'éloigne de tout secours; sa pensée et ses vœux s'y perdent; la voix même de l'espérance ne peut arriver jusqu'à lui.

Les premiers accès de la faim se font sentir sur le vaisseau cruelle alternative de douleur et de rage, où l'on voyait des malheureux, étendus sur les bancs, lever les mains vers le ciel, avec des plaintes lamentables, ou courir, éperdus et furieux, de la proue à la poupe, et demander au moins que la mort vint finir leurs maux!

MARMONTEL. Les Incas.

SYMPTOMES ET RAVAGES D'UN OURAGAN A L'ILE DE FRANCE.

Un de ces étés qui désolent de temps à autre les terres situées entre les tropiques vint étendre ici ses ravages. C'était vers la fin de décembre, lorsque le soleil au Capricorne échauffe, pendant trois semaines, l'Ile de France de ses feux verticaux. Le vent du sud- | est, qui y règne presque toute l'année, n'y soufflait plus. De longs tourbillons de poussière s'élevaient sur les chemins et restaient suspendus en l'air. La terre se fendait de toutes parts; l'herbe était brûlée; des exhalaisons chaudes sortaient du flanc des montagnes, et la plupart de leurs ruisseaux étaient desséchés. Aucun nuage ne venait du côté de la mer. Seulement, pendant le jour, des vapeurs rousses s'élevaient de dessus ses plaines, et paraissaient, au coucher du soleil, comme les flammes d'un incendie. La nuit même n'apportait aucun rafraîchissement à l'atmosphère embrasée. L'orbe de la lune, tout rouge, se levait dans un horizon embrumé, d'une grandeur démesurée. Les troupeaux abattus sur les flancs des collines, le cou tendu vers le ciel, aspirant l'air, faisaient retentir les vallons de tristes mugissements; le Cafre même qui les conduisait se couchait sur la terre, pour y trouver de la fraîcheur. Partout le sol était brûlant, et l'air étouffant retentissait du bourdonnement des insectes qui cherchaient à se désaltérer dans le sang des hommes et des animaux.

4 Pourtant, employé après quoique, présente un pléonasme, cependant assez commun dans nos écrivains pour être justifié.

L'un, ne se dit point absolument dans ce cas il faut dire l'un d'eux, l'un d'entre eux.

3 Il faut à un autre, les personnages n'étant pas précédemment désignés. Pour le troisieme, même observation.

Régulus, consul romain, obtint d'abord de grands succès en combattant contre les Carthaginois. Il fut vaincu à son tour, et fait prisonnier. Envoyé sur parole à Rome pour traiter de l'échange des captifs, il dissuada les Romains d'y consentir; et, malgré les supplications de sa famille et de ses amis, il retourna à Carthage, où il périt dans les tourments les plus affreux, 250 ans avant J. C. Ce fait est cependant révoqué en doute par plusieurs historiens.

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Fabricius, célèbre Romain qui gagna plusieurs batailles contre

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Cependant ces chaleurs excessives élevèrent de l'Océan des vapeurs qui couvrirent l'île comme un vaste parasol. Les sommets des montagnes les rassemblaient autour d'eux, et de longs sillons de feu sortaient de temps en temps de leurs pitons embrumés. Bientôt des tonnerres affreux firent retentir de leurs éclats les bois, les plaines et les vallons; des pluies épouvantables, semblables à des cataractes, tombèrent du ciel. Des torrents écumeux se précipitaient le long des flancs de cette montagne; le fond de ce bassin était devenu une mer; le plateau où sont assises les cabanes, une petite île; et l'entrée de ce vallon, une écluse par où sortaient pêle-mêle, avec les eaux mugissantes, les terres, les arbres et les rochers. Sur le soir, la pluie cessa, le vent alizé du sud-est reprit son cours ordinaire; les nuages orageux furent jetés vers le nord-ouest, et le soleil couchant parut à l'horizon.

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BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. Paul et Virginie.

SONGE DE MARC-AURÈLE.

Je voulus méditer sur la douleur; la nuit était déjà avancée; le besoin du sommeil fatiguait ma paupière; je luttai quelque temps; enfin je fus obligé de céder, et je m'assoupis; mais dans cet intervalle je crus avoir un songe. Il me sembla voir dans un vaste portique une multitude d'hommes rassemblés; ils avaient tous quelque chose d'auguste et de grand. Quoique je n'eusse jamais vécu avec eux, leurs traits pourtant ne m'étaient pas étrangers; je crus me rappeler que j'avais souvent contemplé leurs statues dans Rome. Je les regardais tous, quand une voix terrible et forte retentit sous le portique: Mortels, apprenez à souffrir! Au même instant, devant l'un', je vis s'allumer des flammes, et il y posa la main. On apporta à l'autre du poison; il but, et fit une libation aux dieux. Le troisième était debout auprès d'une statue de la Liberté brisée; il tenait d'une main un livre; de l'autre il prit une épée, dont il regardait la pointe. Plus loin je distinguai un homme tout sanglant, mais calme et plus tranquille que ses bourreaux; je courus à lui en m'écriant : « O Régu>> lus! est-ce toi? » Je ne pus soutenir le spectacle de ses maux, et je détournai mes regards. Alors j'aperçus Fabricius dans la pauvreté, Scipion mourant dans l'exil, Épictète 7 écrivant dans les chaînes, Sé

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les Lucaniens et les Samnites. Il refusa les présents de Pyrrhus, roi d'Epire, et découvrit à ce prince l'offre perfide que faisait son médecin de l'empoisonner. Il mourut dans la pauvreté, environ l'an 250. avant J. C.

Scipion, c'est le premier Scipion qui eut le surnom d'Africain, à cause de ses victoires sur les Carthaginois. Après avoir défait Antiochus, en Asie, il revint à Rome, où des ennemis acharnés le citèrent jusqu'à trois fois devant le peuple. Lassé d'avoir toujours à se justifier, il se retira dans sa maison de campagne, à Literne, où il mourut 180 ans avant J. C.

7 Epictète, philosophe stoïcien, d'Hiéropolis en Phrygie, était esclave d'Epaphrodite, affranchi de Néron. On a de lui un petit ouvrage intitulé Enchiridion oa Abrégé de philosophie. On y trouve

qué.

nèque 'et Thraséas les veines ouvertes, et regar- | ment de frapper le but qu'un œil intrépide a mardant d'un œil tranquille leur sang couler. Environné de tous ces grands hommes malheureux, je versai des larmes; ils parurent étonnés. L'un d'eux, ce fut Caton, approcha de moi, et me dit : « Ne nous plains > pas, mais imite-nous, et toi aussi, apprends à » vaincre la douleur ! » Cependant il me parut prêt à tourner contre lui le fer qu'il tenait à la main; je vonlus l'arrêter, je frémis, et je m'éveillai. Je réfléchis sur ce songe, et je conçus que ces prétendus maux 4 n'avaient pas le droit d'ébranler mon courage; je résolus d'être homme, de souffrir et de faire le bien 5.

THOMAS. Eloge de Marc-Aurèle 6.

LES FRANCS.

Parés de la dépouilles des ours, des veaux marins, des urochs 7 et des sangliers, les Francs se montraient de loin comme un troupeau de bêtes féroces. Une tunique courte et serrée laissait voir toute la hauteur de leur taille, et ne leur cachait pas le genou. Les yeux de ces barbares ont la couleur d'une mer orageuse; leur chevelure blonde, ramenée en avant sur leur poitrine, et teinte d'une liqueur rouge, est semblable à du sang et à du feu. La plupart ne laissent croître leur barbe qu'au-dessus de la bouche, afin de donner à leurs lèvres plus de ressemblance avec le mufle des dogues et des loups. Les uns chargent leur main droite d'une longue framée ; et leur main gauche d'un bouclier qu'ils tournent comme une roue rapide; d'autres, au lieu de ce bouclier, tiennent une espèce de javelot nommé angon, où s'enfoncent deux fers recourbés: mais tous ont à la ceinture la redoutable francisque, espèce de hache à deux tranchants, dont le manche est recouvert d'un dur acier : arme funeste que le Franc jette en poussant un cri de mort, et qui manque rare

les maximes de la plus pure morale exprimées avec force et clarté. Cet ouvrage est traduit sous le titre de Manuel d'Épictète.

* et Séneque, illustre philosophe stoïcien, fut le précepteur de Néren. Trouvant en lui un censeur incommode, l'empereur résolut de s'en défaire. Il prit le prétexte de la conspiration de Pison, et laissa à Séneque le choix du genre de mort. Celui-ci se fit ouvrir les veines, et mourut dans un bain chaud, l'an de J. C. 65. Son épouse, Pauline, qui avait voulu partager son sort, fut arrachée à la mort. Thraséas, autre philosophe stoicien, fut aussi condamné par Néron à se donner la mort : il se fit ouvrir les veines et expira.

Caton d'Utique dut ce surnom à la ville où il mourut. Quand César eut tout soumis, Caton conserva son indépendance et se renferma dans Utique, ville d'Afrique; mais, voyant qu'il lui était impossible de défendre cette place, il se donna la mort, l'an 41 avant J. C. après avoir lu le traité de Platon sur l'immortalité de l'âme. Ces maux ne sont pas imaginaires C'est par un étrange abus que les stoïciens ont prétendu que la douleur n'était pas un mal. * Admirable résumé de la morale stoicienne et de la morale chrétienne.

La noblesse du style et la grandeur des images distinguent cette sublime inspiration du stoicisme antique. L'apparition de ces grandes ombres, leur attitude, leurs paroles, tout cela est empreint d'une grandeur mystérieuse.

1 Uroch, bœuf sauvage.

Framée, arme nationale des Francs : c'était une javeline en fer

Ces barbares, fidèles aux usages des anciens Germains, s'étaient formés en coin 9, leur ordre accoutumé de bataille. Le formidable triangle, où l'on ne distinguait qu'une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus, s'avançait avec impétuosité, mais d'un mouvement égal, pour percer la ligne romaine. A la pointe de ce triangle étaient placés des braves qui conservaient une barbe longue et hérissée, et qui portaient au bras un anneau de fer. Ils avaient juré de ne quitter ces marques de servitude qu'après avoir sacrifié un Romain.

Chaque chef, dans ce vaste corps, était environné des guerriers de sa famille, afin que, plus ferme dans le choc, il remportât la victoire ou mourût avec ses amis. Chaque tribu se ralliait sous un symbole : la plus noble d'entre elles se distinguait par des abeilles, ou trois fers de lance. Le vieux roi des Sicambres, Pharamond 1°, conduisait l'armée entière et laissait une partie du commandement à son petitfils Mérovée. Les cavaliers francs, en face de la cavalerie romaine, couvraient les deux côtés de leur infanterie à leurs casques en forme de gueules ouvertes, ombragés de deux ailes de vautour, à leurs corselets de fer, à leurs boucliers blancs, on les eût pris pour des fantômes ou pour ces figures bizarres que l'on aperçoit au milieu des nuages pendant une tempête. Clodion, fils de Pharamond " et père de Mérovée, brillait à la tête de ces cavaliers menaçants "

Sur une grève, derrière cet essaim d'ennemis, on apercevait leur camp semblable à un marché de laboureurs et de pêcheurs; il était rempli de femmes et d'enfants, et retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs. Non loin de ce camp champêtre, trois sorcières en lambeaux 13 faisaient sortir de jeunes poulains d'un bois sacré,

étroit et tranchant, Elle était pour eux ce que la robe virile était pour les Romains.

⚫ Cet usage n'était point particulier aux Germains: Annibal le mit en pratique avec succès, à Cannes, et lui dut le gain de la bataille.

10 Pharamond, chef des Francs, dans le commencement du ve siècle. Les Francs, peuple de la Germanie, essayant de secouer le joug des Romains, firent, sous la conduite de Pharamond, diverses incursions dans la Gaule, vers l'an 420, époque où ce chef fut élu roi.

Les Sicambres étaient des peuples belliqueux de la Germanie. On confond souvent leur nom avec celui des Francs.

11 Clodion, surnommé le Chevelu, succéda à Pharamond vers l'an 428. Vaincu par Aétius, général romain, il effaça cette défaite par des victoires; et, s'avançant du Rhin vers la Somme, s'empara de diverses places, jusqu'à Amiens où il mourut en 448, laissant le trône à Mérovée, son deuxième fils. Ce fut, dit-on, la douleur d'avoir perdu son fils alné qui causa sa mort.

12 C'est par extension que l'auteur a employé l'adjectif menaçants en rapport avec cavaliers, quoique cet adjectif ne se dise ordinairement que des choses, il serait bien rigoureux de blâmer l'usage qu'en fait ici l'auteur.

43 Un habit, un vêtement est en lambeaux; une personne est couverte de lambeaux.

afin de découvrir par leur course à quel parti Tuiston' promettait la victoire. La mer d'un côté, des forêts de l'autre, formaient le cadre de ce grand tableau.

Le soleil du matin, s'échappant des replis d'un nuage d'or, verse tout à coup sa lumière sur les bois, l'Océan et les deux armées. La terre paraît embrasée du feu des casques et des lances, les instruments guerriers sonnent l'air antique de JulesCésar partant pour les Gaules. La rage s'empare de tous les cœurs, les yeux roulent du sang, la main frémit sur l'épée. Les chevaux se cabrent, creusent l'arène, secouent leur crinière, frappent de leur bouche écumante leur poitrine enflammée, ou lèvent vers le ciel leurs naseaux brûlants, pour respirer les sons belliqueux.

DE CHATEAUBRIAND 2,

JUGEMENTS EXERCÉS EN ÉGYPTE SUR
LES MORTS.

Il y avait un lac qu'il fallait traverser pour arriver au lieu de la sépulture; sur les bords de ce lac on arrêtait le mort. « Qui que tu sois, rends compte à >> la patrie de tes actions. Qu'as-tu fait du temps de » la vie? La loi t'interroge, la patrie t'écoute, la vé» rité te juge. » Alors il comparaissait sans titre et sans pouvoir, réduit à lui seul, et escorté seulement de ses vertus ou de ses vices. Là, se dévoilaient les crimes secrets, et ceux que le crédit ou la puissance du mort avaient étouffés pendant sa vie. Là, celui dont on avait flétri l'innocence venait à son tour flétrir le calomniateur, et redemander l'honneur qui lui avait été enlevé. Le citoyen convaincu de n'avoir point observé les lois était condamné ; la peine était l'infamie; mais le citoyen vertueux était récompensé d'un éloge public: l'honneur de le prononcer était réservé aux parents. On assemblait la famille, les enfants venaient recevoir des leçons de vertu en entendant louer leur père. Le peuple s'y rendait en foule; le magistrat y présidait. Alors on célébrait l'homme juste à l'aspect de sa cendre; on rappelait les lieux, les moments et les jours où il avait fait des actions vertueuses; on le remerciait de ce qu'il avait servi la patrie et les hommes; on proposait son exemple à ceux qui avaient encore à vivre et à mourir. L'orateur finissait par invoquer sur lui le dieu redoutable des morts, et par le confier, pour ainsi dire, à la Divinité, en la suppliant de ne pas l'abandonner dans ce monde obscur et inconnu où il venait d'entrer. Enfin, en le quittant, et le quittant pour jamais, on lui disait, pour soi et pour le peuple, le long et éternel adieu. Tout cela ensemble, surtout chez une nation austère et grave, devait affecter profondément, inspirer des idées augustes de religion et de morale.

↑ Tuiston, dieu des Germains et fils de la Terre. C'est le même que le Teutatès des Gaulois. (Voyez Tacite, Mœurs des Germains, ch. 2.) Cette peinture magique d'une armée de barbares a tout l'attrait d'un spectacle, grand, nouveau et terrible. Gette description, hypo

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On ne peut douter que ces éloges, avant qu'ils fussent prodigués et corrompus, ne fissent une impression sur les âmes. Leur institution ressemblait beaucoup à celle de nos oraisons funèbres; mais il y a une différence remarquable, c'est qu'ils étaient accordés à la vertu, non à la dignité. Le laboureur et l'artisan y avaient droit comme le souverain. Ce n'était point alors une cérémonie vaine, où un orateur, que personne ne croyait, venait parler de vertus qu'il ne croyait pas davantage; tâchait de se passionner un instant pour ce qui était quelquefois l'objet du mépris public et du sien; et, entassant avec harmonie des mensonges mercenaires, flattait longuement les morts, pour être loué lui-même ou récompensé par les vivants. Alors on ne louait pas l'humanité d'un général qui avait été cruel; le désintéressement d'un magistrat qui avait vendu les lois tout était simple et vrai. Les princes eux-mêmes étaient soumis au jugement comme le reste des hommes, et ils n'étaient loués que lorsqu'ils l'avaient mérité. Il est juste que la tombe soit une barrière entre la flatterie et le prince, et que la vérité commence où le pouvoir cesse. Nous savons par l'histoire que plusieurs des rois d'Égypte, qui avaient foulé leurs peuples pour élever ces pyramides immenses, furent flétris par la loi, et privés des tombeaux qu'ils s'étaient eux-mêmes construits.

Depuis trois mille ans ces usages ne subsistent plus, et il n'y a dans aucun pays du monde des magistrats établis pour juger la mémoire des rois; mais la renommée fait la fonction de ce tribunal : plus terrible, parce qu'on ne peut la corrompre, elle dicte les arrêts, la postérité les écoute, et l'histoire THOMAS. Essai sur les Éloges.

les écrit.

L'ORAGE ET LA CAVERNE DES SERPENTS, AU PÉROU.

Un murmure profond donne le signal de la guerre que les vents vont se déclarer. Tout à coup leur fureur s'annonce par d'effroyables sifflements. Une épaisse nuit enveloppe le ciel et le confond avec la terre; la foudre, en déchirant ce voile ténébreux, en redouble encore la noirceur; cent tonnerres qui roulent et semblent rebondir sur une chaîne de montagnes, en se succédant l'un à l'autre, ne forment qu'un mugissement qui s'abaisse et qui se renfle comme celui des vagues. Aux secousses que la montagne reçoit du tonnerre et des vents, elle s'ébranle, elle s'entr'ouvre, et de ses flanes, avec un bruit horrible, tombent de rapides torrents. Les animaux épouvantés s'élançaient des bois dans la plaine; et, à la clarté de la foudre, les trois voyageurs pâlissants voyaient passer à côté d'eux le lion,

typose animée, met sous les yeux du lecteur un tableau imposant et terrible. Le style, d'une poésie colorée et forte, est en harmonie parfaite avec le sujet.

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le tigre, le lynx, le léopard, aussi tremblants qu'eux | d'inutiles efforts pour surmonter cette faiblesse. mêmes : dans ce péril universel de la nature, il n'y a plus de ferocité, et la crainte a tout adouci.

L'un des guides d'Alonzo avait, dans sa frayeur, gagné la cime d'une roche. Un torrent qui se précipite en bondissant la déracine et l'entraîne, et le sauvage qui l'embrasse roule avec elle dans les flots. L'autre Indien croyait avoir trouvé son salut dans le creux d'un arbre; mais une colonne de feu, dont le sommet touche à la nue, descend sur l'arbre, et le consume avec le malheureux qui s'y était réfugié.

Cependant Molina s'épuisait à lutter contre la violence des eaux; il gravissait dans les ténèbres, saisissant tour à tour les branches, les racines des bois qu'il rencontrait, sans songer à ses guides, sans autre sentiment que le soin de sa propre vie; car il est des moments d'effroi où toute compassion cesse, où l'homme, absorbé en lui-même, n'est plus sensible que pour lui.

Le jour qui vint l'éclairer justifia sa frayeur. Il vit réellement tout le danger qu'il avait pressenti; il le vit plus horrible encore. Il fallait mourir ou s'échapper. Il ramasse péniblement le peu de forces qui lui restent; il se soulève avec lenteur, se courbe, et, les mains appuyées sur ses genoux tremblants, il sort de la caverne, aussi défait, aussi pâle qu'un spectre qui sortirait de son tombeau. Le même orage qui l'avait jeté dans le péril l'en préserva; car les serpents en avaient eu autant de frayeur que luimême; et c'est l'instinct de tous les animaux, dès que le péril les occupe, de cesser d'être malfaisants. Un jour serein consolait la nature des ravages de la nuit. La terre, échappée comme d'un naufrage, en offrait partout les débris. Des forêts qui, la veille, s'élançaient jusqu'aux nues, étaient courbées vers la terre; d'autres semblaient se hérisser encore d'horreur. Des collines qu'Alonzo avait vues s'arrondir sous leur verdoyante parure, entr'ouvertes en précipices, lui montraient leurs flancs déchirés. De vieux arbres déracinés, précipités du haut des monts,

dus, épars dans la plaine, la couvraient de leurs troncs brisés et de leurs branches fracassées. Des dents de rochers, détachées, marquaient la place des torrents; leur lit profond était bordé d'un nombre effrayant d'animaux doux, cruels, timides, féroces, qui avaient été submergés et revomis par les eaux.

Enfin il arrive, en rampant, au bas d'une roche escarpée; et, à la lueur des éclairs, il voit une caverne dont la profonde et ténébreuse horreur l'au-le pin, le palmier, le gaïac, le caobo, le cèdre, étenrait glacé dans tout autre moment. Meurtri, épuisé de fatigue, il se jette au fond de cet antre; et là, rendant graces au ciel, il tombe dans l'accablement. L'orage enfin s'apaise: les tonnerres, les vents cessent d'ebranler la montagne; les eaux des torrents, moins rapides, ne mugissent plus à l'entour; et Molina sent couler dans ses veines le baume du sommeil. Mais un bruit plus terrible que celui des tempêtes le frappe au moment même qu'il allait s'endormir.

Ce bruit, pareil au broiement des cailloux, est celui d'une multitude de serpents, dont la caverne est le refuge. La voûte en est revêtue; et, entrelacés l'un à l'autre, ils forment, dans leurs mouvements, ce bruit qu'Alonzo reconnaît. Il sait que le venin de ces serpents est le plus subtil des poisons; qu'il allume soudain, et dans toutes les veines, un feu qui dévore et consume, au milieu des douleurs les plus intolérables, le malheureux qui en est atteint. Il les entend, il croit les voir rampant autour de lui, ou pendus sur sa tête, ou roulés sur eux-mêmes, et prêts à s'élancer sur lui. Son courage épuisé succombe; son sang se glace de frayeur; à peine il ose respirer. S'il veut se traîner hors de l'antre, sous ses mains, sous ses pas, il tremble de presser un de ces dangereux reptiles. Transi, frissonnant, immobile, environné de mille morts, il passe la plus longue nuit dans une pénible agonie, désirant, frémissant de revoir la lumière, se reprochant la crainte qui le tient enchaîné, et faisant sur lui-même

1 Egérie, nymphe des environs de la ville d'Aricie, en Italie. Elle épousa Numa Pompilius, roi de Rome, si l'on en croit Ovide. Il avait avec elle de fréquents entretiens dans un bois voisin de Rome, et, pour imprimer à ses lois un caractère de divinité, il disait aux Romains qu'Egérie les lui avait inspirées.

*La voie Appienne, la plus ancienne des voies romaines; elle

Cependant ces eaux écoulées laissaient les bois et les campagnes se ranimer aux feux du jour naissant. Le ciel semblait avoir fait la paix avec la terre et lui sourire en signe de faveur et d'amour. Tout ce qui respirait encore recommençait à jouir de la vie : les oiseaux, les bêtes sauvages avaient oublié leur effroi; car le prompt oubli des maux est un don que la nature leur a fait, et qu'elle a refusé aux hommes.

MARMONTEL. Les Incas.

LES CATACOMBES.

Un jour j'étais allé visiter la fontaine Égérie ' : la nuit me surprit. Pour regagner la voie Appienne *, je me dirigeai vers le tombeau de Cécilia Métella 3, chef-d'œuvre de grandeur et d'élégance. En traversant des champs abandonnés, j'aperçus plusieurs personnes qui se glissaient dans l'ombre, et qui toutes, s'arrêtant au même endroit, disparaissaient subitement. Poussé par la curiosité, je m'avance, et j'entre hardiment dans la caverne où s'étaient plongés les mystérieux fantômes. Je vis s'allonger devant moi des galeries souterraines, qu'à peine

conduisait de Rome à Brindes, capitale des Calabrois, où l'on s'embarquait pour la Grèce.

3 Cécilia Métella. Deux dames romaines ont porté ce nom; l'une, sœur de Cécilius Métellus, et l'autre sa fille. Il est probable que ce tombeau est celui de la première, qui fut femme de L. Lucullus mère de Lucullus, vainqueur de Mithridate.

éclairaient de loin quelques lampes suspendues. Les murs des corridors funèbres étaient bordés d'un triple rang de cercueils, placés les uns au-dessus des autres. La lumière lugubre des lampes, rampant sur les parois des voûtes, et se mouvant avec lenteur le long des sépulcres, répandait une mobilité effrayante sur ces objets éternellement immobiles '.

3

En vain, prêtant une oreille attentive, je cherche à saisir quelques sons pour me diriger à travers un abîme de silence 1; je n'entends que le battement de mon cœur dans le repos absolu de ces lieux 4. Je voulus retourner en arrière, mais il n'était plus temps: je pris une fausse route, et, au lieu de sortir du dédale, je m'y enfonçai. De nouvelles avenues, qui s'ouvrent et se croisent de toutes parts, augmentent à chaque instant mes perplexités. Plus je m'efforce de trouver un chemin, plus je m'égare; tantôt je m'avance avec lenteur; tantôt je passe avec vitesse. Alors, par un effet des échos qui répétaient le bruit de mes pas, je croyais entendre marcher précipitam

ment derrière moi 5.

Il y avait déjà longtemps que j'errais ainsi, mes forces commençaient à s'épuiser je m'assis à un carrefour solitaire de la cité des morts. Je regardais avec inquiétude la lumière des lampes presque consumée qui menaçait de s'éteindre. Tout à coup, une harmonie, semblable au chœur lointain des esprits célestes, sort du fond de ces demeures sépulcrales: ces divins accents expiraient et renaissaient tour à tour; ils semblaient s'adoucir encore en s'égarant dans les routes tortueuses du souterrain 6. Je me

lève, et je m'avance vers les lieux d'où s'échappent les magiques concerts; je découvre une salle illuminée. Sur un tombeau paré de fleurs, Marcellin célébrait le mystère des chrétiens de jeunes filles, couvertes de voiles blancs, chantaient au pied de l'autel; une nombreuse assemblée assistait au sacrifice. Je reconnais les catacombes !

CHATEAUBRIAND. Les Martyrs, liv. v 7.

LA PESTE D'ATHÈNES.

Jamais ce fléau terrible ne ravagea tant de climats. Sorti de l'Éthiopie, il avait parcouru l'Égypte, la Libye, une partie de la Perse, l'île de Lemnos, et d'autres lieux encore. Un vaisseau marchand l'introduisit sans doute au Pyrée, où il se manifesta d'abord; de là il se répandit avec fureur dans la ville,

et surtout dans ces demeures obscures et malsaines où les habitants de la campagne se trouvaient entassés.

Le mal attaquait successivement toutes les parties du corps; les symptômes en étaient effrayants, les progrès rapides, les suites presque toujours mortelles. Dès les premières atteintes, l'âme perdait ses forces, le corps semblait en acquérir de nouvelles, et c'était un cruel supplice de résister à la maladie sans pouvoir résister à la douleur. Les insomnies, les terreurs, des sanglots redoublés, des convulsions effrayantes, n'étaient pas les seuls tourments réservés aux malades. Une chaleur brûlante les dévorait intérieurement. Couverts d'ulcères et de taches livides, les yeux enflammés, la poitrine oppressée, les entrailles déchirées, exhalant une odeur fétide de leur bouche souillée d'un sang impur, on les voyait se traîner dans les rues, pour respirer plus librement, et, ne pouvant éteindre la soif brûlante dont ils étaient consumés, se précipiter dans des puits ou dans des rivières couvertes de glaçons.

La plupart périssaient au septième ou au neuvième jour. S'ils prolongeaient leur vie au delà de ces termes, ce n'était que pour éprouver une mort plus douloureuse et plus lente.

Ceux qui ne succombaient pas à la maladie n'en étaient presque jamais atteints une seconde fois. Faible consolation! car ils n'offraient plus aux yeux que les restes infortunés d'eux-mêmes. Les uns avaient perdu l'usage de plusieurs de leurs membres; les autres ne conservaient aucune idée du passé : heureux sans doute d'ignorer leur état, mais ils ne pouvaient reconnaître leurs amis.

Le même traitement produisait des effets tour à tour salutaires et nuisibles; la maladie semblait braver les règles de l'expérience. Comme elle infestait aussi plusieurs provinces de la Perse, le roi Artaxercès résolut d'appeler à leur secours le célèble Hippocrate, qui était alors dans l'île de Cos : il fit briller à ses yeux de l'or et des dignités; mais le grand homme répondit au grand roi qu'il n'avait ni besoins, ni désirs, et qu'il se devait aux Grecs plutôt qu'à leurs ennemis. Il vint ensuite offrir ses services aux Athéniens, qui le reçurent avec d'autant plus de reconnaissance, que la plupart de leurs médecins étaient morts victimes de leur zèle; il épuisa les ressources de son art, et exposa plusieurs fois sa vie. S'il n'obtint pas tout le succès que méritaient

Antithèse de pensées, opposition sublime; J. B. Rousseau avait déjà dit:

Le temps, cette image mobile De l'immobile éternité.

Expression hardie. C'est une sorte de métonymie qui trouve sa beauté d'expression dans la circonstance : le silence est employé ici pour le lieu où il règne, et l'immensité du silence suppose et exprime l'immensité de l'espace. Le mot est hardi, mais la hardiesse est sou vent une source de grandes beautés.

* Peinture effrayante et vraie, exprimée en termes simples et d'une telle vérité, que l'on croit, en la lisant, entendre les sourds battements du cœur de celui qui parle.

L'observation précédente est également applicable ici.
Quelle peinture sublime et vraie!

• Il est impossible de mieux rendre l'effet des chants religieux entendus dans le lointain.

7 Il faudrait citer toutes les phrases de ce fragment pour en signaler les beautés. Il abonde en images aussi justes que hardies et heureusement exprimées. Les oppositions simples et sublimes qu'il présente étonnent et remuent profondément l'âme du lecteur.

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