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son égide immortelle qu'elle soit aussi notre | tranchées et fit garder par des corps de troupes les guide!

A l'entrée de ce sanctuaire, l'enfer, transporté tout entier, a placé le théâtre de ses fureurs. Ici des bourreaux... Mais détachons nos yeux de ce spectacle: c'est le ciel qu'il faut envisager'. Les cieux se sont ouverts; du haut de son trône éternel, le Fils de Dieu, chef et modèle des martyrs, abaisse ses regards sur cette arène sanglante. Les couronnes brillent suspendues; le prêtre se présente, tranquille, intrépide, au milieu des haches et des massues levées sur sa tête. Il abandonne sa vie aux assassins; il jette sur ce peuple égaré un œil de tendresse et de pitié; il élève pour eux sa voix mourante. Le fer a brisé ses liens, les anges ont reçu son âme. La troupe triomphante des martyrs s'élève vers les cieux en chantant l'hymne de la victoire; et ils vont prier encore pour leur malheureuse patrie.

L'abbé LEGRIS-DUVAL 2.

LA TÉMÉRITÉ PUNIE ET LA VALEUR RÉCOM-
PENSÉE.

seuls chemins par où l'ennemi pouvait aborder. Lorsqu'il achevait ses dispositions, et avant qu'il donnât le signal de l'attaque, il entendit des cris redoublés, qui partaient d'une division de son armée; il lève les yeux et aperçoit un soldat d'une taille avantageuse, qui, sorti des rangs, court à l'ennemi, décharge à bout portant son arquebuse, la jette par terre, et, l'épée à la main, s'élance dans les retranchements: ses compagnons, après l'avoir inutilement rappelé par leurs cris, transportés de la même ardeur, courent pêle-mêle après lui pour le soutenir ou pour le dégager. Le maréchal, outré de dépit, mais cachant ce qui se passait au fond de son cœur, donna aux deux autres divisions le signal de l'attaque; elle se fit avec plus de régularité que ce début ne semblait l'annoncer. Les braves de Naples se battirent en désespérés : enveloppés de tous côtés, accablés par le nombre, et, ne pouvant s'ouvrir un chemin l'épée à la main, ils se firent tuer jusqu'au dernier. A peine le combat était-il achevé qu'on vit arriver le marquis de Pescaire, avec douze cents chevaux et trois mille arquebusiers. S'apercevant que ses gens étaient défaits et que les Français étaient maîtres de la montagne, il se retira sans en

daient l'approche.

Le marquis de Pescaire, déjà bien glorieux de l'avantage qu'il avait remporté sur les Français, dans un genre de combat où ils ne voulaient point reconnaître d'égaux, songeait à se rendre recomman-treprendre de forcer les barrières qui lui en défendable par quelque autre service plus important. Son immense fortune lui avait permis de lever à ses frais douze cents gentilshommes, ou vieux soldats, qu'il avait couverts d'armures dorées, et qu'on nommait les braves de Naples. Voulant les mettre à portée de se distinguer autrement que par la richesse de leurs armes, il alla les établir, avec le consentement du duc d'Albe, dans le bourg de Vigual, sur le sommet d'une montagne escarpée qui dominait dans une partie du Monferrat. Les ayant encouragés à fortifier promptement ce poste et à s'y bien défendre, il courut leur préparer des secours au cas qu'ils fussent attaqués, comme on devait s'y attendre. En effet, le maréchal de Brissac, commandant l'armée française, comprit si bien la nécessité de les déloger de ce lieu, que, bien qu'il ne fût pas encore parfaitement guéri, il ne voulut se reposer de ce soin sur personne. Rassemblant en corps d'armée toutes les troupes dont il pouvait disposer, sans trop dégarnir la frontière, il investit la montagne, dressa des batteries, et sépara en trois divisions les corps de troupes qui, partant par des routes différentes lorsqu'il donnerait le signal, devaient arriver en même temps au sommet; mais, comme il avait à craindre que Pescaire ne survint au moment de l'attaque, et ne le mit entre deux feux, il coupa par des

Réticence qui peint mieux qu'une description l'horreur de ce spectacle, en jetant un voile sur les images terribles qu'il présente. 2 Narration pompeuse revêtue de tout l'éclat du style, et de toute la grandeur des idées chrétiennes.

Cette mesure atroce du massacre des prisonniers fut l'œuvre de Danton. Les Prussiens avaient pris Verdun, la route de la capitale leur était ouverte; la fermentation fut extrême à Paris. Le comité

N'ayant plus rien à craindre de la part de l'ennemi, le maréchal ne songea plus qu'à distribuer des récompenses à ceux qui les avaient méritées. Il établit son tribunal dans le lieu même où s'était passée l'action. Douze soldats vinrent successivement déposer à ses pieds les enseignes qu'ils avaient prises sur l'ennemi; il leur passa au cou une chaîne d'or d'où pendait une médaille du même métal, frappée à son coin; il loua publiquement ceux des officiers qui s'étaient particulièrement distingués, et promit de les recommander au roi; enfin il parla avec intérêt du brave guerrier qui avait montré une valeur plus qu'humaine en se précipitant seul au milieu des ennemis, et parut regretter que la mort sans doute ne lui eût pas permis de se présenter avec les autres pour recevoir le prix dû à son action. Un officier qui se trouvait présent répondit que ce brave n'était pas mort, ni même blessé, et que la honte seule l'avait empêché de se présenter. « Je » veux le voir, répondit Brissac, et je vous charge » de me l'amener. » Tandis que le capitaine s'acquittait de cette commission, le maréchal manda auprès de lui le prévôt de l'armée. Voyant approcher le coupable, il lui dit d'un ton sévère : « Soldat, quel >>>est ton nom et ton pays? » Le jeune homme répon

de défense générale s'était réuni le 30 août; Danton, après avoir nettement exposé la situation des partis en France, et démontré l'imminence du péril, ajouta : « Pour déconcerter leurs mesures et arrêter » l'ennemi, il faut faire peur aux royalistes. Puis il se rendit au comité de surveillance de la commune. Là, dans la nuit du 30 au 31 août, fut arrêté le plan d'extermination des malheureux détenus dans les prisons. Deux cents prêtres furent égorgés aux Carmes.

dit avec embarras qu'il était fils naturel du seigneur |
de Boisi, et qu'il en portait le nom. « La chose étant
> ainsi, je ne serai point ton juge, puisque je ne
> puis te méconnaître pour un proche parent du
a côté de ma mère; mais, fusses-tu mon fils, je ne
» l'épargnerais pas, après la faute que tu viens de
> commettre. Malheureux! quel exemple as-tu donné
> au reste de l'armée! Prévôt, qu'on le charge de
»fers, et qu'on le garde soigneusement: votre tête
a me répondra de la sienne. >>

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avouait pour son parent, mais que, par cette raison même, il promettait d'abandonner à la sévérité des lois. Les principaux officiers de l'armée qui composaient ce conseil, quoique mus de pitié et d'une sorte d'admiration pour le coupable, le condamnèrent unanimement à la mort, parce qu'ils étaient tenus de se conformer à la lettre de l'ordonnance; mais ils supplièrent le maréchal de considérer la nature de la faute, l'âge du coupable, sa conduite précédente, le vif intérêt qu'il avait su inspirer à toute l'armée, et, puisqu'il n'était échappé à la mort que par une sorte de miracle, de ne pas se montrer plus cruel que les ennemis; en un mot, de se contenter de la peine qu'il lui avait déjà infligée en le tenant depuis quinze jours dans une situation pire que la mort.

Le général, sans expliquer encore ses intentions, fit entrer le prisonnier dans la salle du conseil, et lui dit : « Malheureux Boisi, connais toute l'énor>> mité de ta faute, et, sans te faire illusion sur l'évé>>nement qui ne dépendait pas de toi, confesse » qu'en méprisant mes ordres, qu'en troublant mes >> opérations, tu as exposé les armes du roi à rece» voir un affront, et donné à tes pareils un exemple » qu'il ne convenait pas de laisser impuni. Aussi >> les seigneurs que tu vois assemblés t'ont-ils una>> nimement condamné à mort. Leur devoir les y >> forçait; mais ils ont eu pitié de ta jeunesse, et » sont devenus tes intercesseurs. Je t'accorde la vie, » mais je t'avertis en même temps qu'elle n'est plus » à toi, elle m'appartient tout entière; et je ne t'en >> laisse la jouissance qu'en me réservant le droit de >>te la redemander toutes les fois que le service du

A cet ordre, qui fut exécuté sans ménagement, la tristesse et le dépit se peignirent sur tous les visages; on détourna la vue, on s'enfuit avec précipitation, pour n'être pas témoin d'un spectacle si révoltant; mais, si la présence du général et l'habitude | de l'obéissance eurent assez de force pour contenir dans ce premier moment les mains et la voix des soldats, ils s'en dédommagèrent amplement dans leurs tentes, et dans des conventicules particuliers | que toute l'autorité des chefs ne pouvait empêcher. Boisi était devenu le sujet de leurs entretiens, et d'une foule de réflexions chagrines et décourageantes: « C'était à lui seul, disait-on, qu'était due la victoire éclatante qu'on venait de remporter, et, par contrecoup, la conservation du Montferrat et des fertiles contrées qui nourrissaient l'armée. Sans lui, sans son heureuse audace, il paraissait certain que Pescaire serait arrivé avant qu'on eût livré l'assaut. L'était-il également qu'on eût risqué l'attaque quatre heures plus tard, et que les troupes s'y fussent portées avec la même ardeur, en apercevant sur leurs épaules une armée prête à les assaillir? Si une ardeur de jeunesse, un désir immodéré de gloire lui avait fait franchir les règles d'une austère discipline,» roi l'exigera. Approche, et délivré des chaînes qui cette faute involontaire était-elle impardonnable? » ont été le châtiment et l'expiation de ta faute, Ne l'avait-il pas suffisamment expiée en se dévouant >> viens en recevoir de ma main une autre, qui sera lui même pour le salut de la patrie? et la fortune, >> le prix de ta valeur et le gage de ton dévouement. >> en l'arrachant à une mort certaine, ne l'avait-elle pas En achevant ces mots, il lui attacha autour du cou suffisamment absous? » une chaîne d'or deux fois plus pesante que cellesqu'il avait distribuées aux douze braves qui lui avaient apporté les drapeaux pris sur l'ennemi, et lui dit d'aller trouver son écuyer, qui lui délivrerait un cheval d'Espagne, une armure complète, et un équipage pareil à celui de ses autres gardes, au nombre desquels il le retenait.

C'était principalement sur le maréchal que tombaient les murmures : « Quelle astuce il avait employée pour s'assurer d'un homme simple et sans défiance! S'il se croyait offensé, que ne le témoignait-il? S'il ne cherchait qu'un prétexte pour être dispensé de récompenser une action éclatante, que ne restait-il tranquille? Content de l'hommage volontaire que lui rendaient ses compagnons, Boisi ne demandait ni grâce, ni décoration. Convenait-il à un maréchal de France de recourir au mensonge et à la duplicité pour le déterrer et le perdre? Reconnaissait-on à ce trait un général qui voulait qu'on le regardât comme le père de ses soldats et le partisan déclaré de la valeur, quelque part qu'elle se trouvȧt?... >>

Le maréchal, à qui ces murmures ne déplaisaient pas jusqu'à un certain point, jugeant cependant qu'il devenait dangereux de les laisser fermenter trop longtemps, assembla un conseil de guerre, sur lequel il se déchargea du soin de juger Boisi, qu'il

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fenêtres, presque à bout portant, sur cette multi- | leurs pistolets et s'armant de leurs épées, ils firent

tude de Turcs dont ils tuèrent deux cents, en moins d'un demi-quart d'heure.

Le canon tirait contre la maison; mais les pierres étant fort molles, il ne faisait que des trous et ne renversait rien.

Le kan des Tartares et le bacha, qui voulaient prendre le roi en vie, honteux de perdre du monde et d'occuper une armée entière contre soixante personnes, jugèrent à propos de mettre le feu à la maison pour obliger le roi de se rendre. Ils firent lancer sur le toit, contre les pierres et contre les fenêtres, des flèches entortillées de mèches allumées la maison fut en flammes en un moment; le toit tout embrasé était près de fondre sur les Suédois '. Le roi donna tranquillement ses ordres pour éteindre le feu trouvant un petit baril plein de liqueur, il prend le barit lui-même, et, aidé de deux Suédois, il le jette à l'endroit où le feu était le plus violent; il se trouva que ce baril était rempli d'eau-de-vie; mais la précipitation inséparable d'un tel embarras empêcha d'y penser. L'embrasement redoubla avec plus de rage: l'appartement du roi était consumé; la grande salle où les Suédois se tenaient était remplie d'une fumée affreuse mêlée de tourbillons de feu qui entraient par les portes des appartements voisins; la moitié du toit était abîmée dans la maison même; l'autre tombait en dehors en éclatant dans les flammes.

Un garde, nommé Walberg, osa dans cette extrémité crier qu'il fallait se rendre : « Voilà un étrange >> homme, dit le roi, qui s'imagine qu'il n'est pas plus >> beau d'être brûlé que d'être prisonnier! » Un autre garde, nommé Rosen, s'avisa de dire que la maison de la chancellerie, qui n'était qu'à cinquante pas, avait un toit de pierres et était à l'épreuve du feu, qu'il fallait faire une sortie, gagner cette maison et s'y défendre. « Voilà un vrai Suédois! » s'écria le roi; il embrassa ce garde, et le créa colonel sur-lechamp. « Allons, mes amis, dit-il, prenez avec vous >> le plus de poudre et de plomb que vous pourrez, >> et gagnons la chancellerie, l'épée à la main. >> Les Turcs, qui cependant entouraient cette maison tout embrasée, voyaient avec une admiration mêlée d'épouvante que les Suédois n'en sortaient point; mais leur étonnement fut encore plus grand lorsqu'ils virent ouvrir les portes, et le roi et les siens fondre sur eux en désespérés. Charles et ses principaux officiers étaient armés d'épées et de pistolets: chacun tira deux coups à la fois, à l'instant que la porte s'ouvrit, et, dans le même clin d'œil, jetant

1 Près de, sur le point de; prêt à, préparé, disposé à. Se précipitent eût été d'autant mieux employé ici, que le verbe eter se trouve dans la même ligne.

3 S'épargner la douleur, cela est bien dit; et non s'éviter la douleur, comme on s'exprime assez généralement.

On dirait également bien au moment où le roi, etc.

De Bender, Charles XII fut transféré à Andrinople, puis à Démotica, d'où il s'enfuit à l'aide d'un déguisement. Il arriva à Stral

reculer les Turcs plus de cinquante pas; mais le moment d'après cette petite troupe fut entourée. Le roi, qui était en bottes, selon sa coutume, s'embarrassa dans ses éperons et tomba. Vingt et un janissaires se jettent2 aussitôt sur lui; il jette en l'air son épée pour s'épargner la douleur de la rendre. Les Turcs l'emmenèrent au quartier du bacha, les uns le tenaient sous les jambes, les autres sous les bras, comme on porte un malade que l'on craint d'incommoder.

Au moment que le roi se vit saisi 4, la violence de son tempérament et la fureur où un combat si long et si terrible avait dû le mettre firent place tout à coup à la douceur et à la tranquillité; il ne lui échappa pas un mot d'impatience, pas un coup d'œil de colère; il regardait les janissaires en souriant, et ceux-ci le portaient en criant Alla! avec une indignation mêlée de respect. Ses officiers furent pris au même temps, et dépouillés par les Turcs et par les Tartares. Ce fut le 12 février de l'an 1713 qu'arriva cet étrange événement qui eut encore des suites singulières 5.

VOLTAIRE 6.

LE PREMIER HOMME FAIT L'HISTOIRE DE SES PREMIERS MOUVEMENTS, DE SES PREMIÈRES SENSATIONS, DE SES PREMIERS JUGEMENTS, APRÈS LA CRÉATION.

Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble où je sentis, pour la première fois, ma singulière existence : je ne savais ce que j'étais, où j'étais, d'où je venais. J'ouvris les yeux : quel surcroît de sensation! la lumière, la voûte céleste, la verdure de la terre, le cristal des eaux, tout m'occupait, m'animait, et me donnait un sentiment inexprimable de plaisir. Je crus d'abord que tous ces objets étaient en moi, et faisaient partie de moi-même. Je m'affermissais dans cette pensée naissante; lorsque je tournai les yeux vers l'astre de la lumière, son éclat me blessa: je fermai involontairement la paupière, et je sentis une légère douleur. Dans ce moment d'obscurité, je crus avoir perdu tout mon être.

Affligé, saisi d'étonnement, je pensais à ce grand changement, quand tout à coup j'entends des sons : le chant des oiseaux, le murmure des airs, formaient un concert dont la douce impression me remuait jusqu'au fond de l'âme; j'écoutai longtemps, et je me persuadai bientôt que cette harmonie était moi.

sund le 11 novembre 1714. Assiégé dans cette ville, il se sauva en Suède, réduit à l'état le plus déplorable. Il fut tué d'une balle dans la tête au siège de Frédéricsks · Hald, le 30 novembre 1718.

• Ce récit, où un grand spectacle est offert au lecteur sous les traits les plus simples, est un modèle de diction et de style qu'on ne saurait trop recommander à ceux qui veulent s'exercer dans l'art si difficile de bien écrire l'histoire.

Attentif, occupé tout entier de ce nouveau genre d'existence, j'oubliais déjà la lumière, cette autre partie de mon être que j'avais connue la première, lorsque je rouvris les yeux. Quelle joie de me retrouver en possession de tant d'objets brillants! Mon plaisir surpassa tout ce que j'avais senti la première fois, et suspendit pour un temps le charmant effet des sons.

Je fixai mes regards sur mille objets divers; je m'aperçus bientôt que je pouvais perdre et retrouver ces objets, et que j'avais la puissance de détruire et de reproduire à mon gré cette belle partie de moi-même; et, quoiqu'elle me parût immense en grandeur, et par la quantité des accidents de lumière et par la variété des couleurs, je crus reconnaitre que tout était contenu dans une portion de mon être.

Je commençais à voir sans émotion, et à entendre sans trouble, lorsqu'un air léger, dont je sentis la fraîcheur, m'apporta des parfums qui me causèrent un épanouissement intime, et me donnèrent un sentiment d'amour pour moi-même.

Agité par toutes ces sensations, pressé par les plaisirs d'une si belle et si grande existence, je me levai tout d'un coup, et je me sentis transporté par une force inconnue. Je ne fis qu'un pas; la nouveauté de ma situation me rendit immobile, ma surprise fut extrême; je crus que mon exislence fuyait le mouvement que j'avais fait avait confondu les objets ; je m'imaginai que tout était en désordre.

Je portai la main sur ma tête, je touchai mon front et mes yeux; je parcourus mon corps: ma main me parut être alors le principal organe de mon existence. Ce que je sentais dans cette partie etait si distinct et si complet, la jouissance m'en paraissait si parfaite, en comparaison du plaisir que m'avaient causé la lumière et les sons, que je m'attachai tout entier à cette partie solide de mon être, et je sentis que mes idées prenaient de la profondeur et de la réalité.

Tout ce que je touchais sur moi semblait rendre à ma main sentiment pour sentiment, et chaque attouchement produisait dans mon âme une double idee.

Je ne fus pas longtemps sans m'apercevoir que cette faculté de sentir était répandue dans toutes les parties de mon être; je reconnus bientôt les limites de mon existence, qui m'avait paru d'abord immense en étendue.

J'avais jeté les yeux sur mon corps; je le jugeais d'un volume énorme, et si grand que tous les objets qui avaient frappé mes yeux ne me paraissaient, en comparaison, que des points lumineux.

Je m'examinai longtemps, je me regardais avec plaisir, je suivais de l'œil ma main, j'observais ses mouvements. J'eus sur tout cela les idées les plus étranges je croyais que le mouvement de ma main n'était qu'une espèce d'existence fugitive, une sucLEÇONS DE LITTÉRATURE.

cession de choses semblables; je l'approchai de mes yeux; elle me parut alors plus grande que tout mon corps, et elle fit disparaître à ma vue un nombre infini d'objets.

Je commençai à soupçonner qu'il y avait de l'illusion dans cette sensation qui me venait par les yeux. J'avais vu distinctement que ma main n'était qu'une petite partie de mon corps, et je ne pouvais comprendre qu'elle fût augmentée au point de me paraître d'une grandeur démesurée. Je résolus donc de ne me fier qu'au toucher, qui ne m'avait pas encore trompé, et d'être en garde sur toutes les autres façons de sentir et d'être.

Cette précaution me fut utile je m'étais remis en mouvement, et je marchais la tête haute et levée vers le ciel; je me heurtai légèrement contre un palmier; saisi d'effroi, je portai ma main sur ce corps étranger; je le jugeai tel, parce qu'il ne me rendit pas sentiment pour sentiment. Je me détournai avec une espèce d'horreur, et je connus, pour la première fois, qu'il y avait quelque chose hors de moi.

Plus agité par cette nouvelle découverte que je ne l'avais été par toutes les autres, j'eus peine à me rassurer; et, après avoir médité sur cet événement, je conclus que je devais juger des objets extérieurs comme j'avais jugé des parties de mon corps, et qu'il n'y avait que le toucher qui pût m'assurer de leur existence.

Je cherchais donc à toucher tout ce que je voyais : je voulais toucher le soleil; j'étendais les bras pour embrasser l'horizon, et je ne trouvais que le vide des airs.

A chaque expérience que je tentais, je tombais de surprise en surprise; car tous les objets paraissaient être également près de moi; et ce ne fut qu'après une infinité d'épreuves que j'appris à me servir de mes yeux pour guider ma main, et, comme elle me dounait des idées toutes différentes des impressions que je recevais par le sens de la vue, mes sensations n'étant pas d'accord entre elles, mes jugements n'en étaient que plus imparfaits, et le total de mon être n'était encore pour moi-même qu'une existence en confusion.

Profondément occupé de moi, de ce que j'étais, de ce que je pouvais être, les contrariétés que je venais d'éprouver m'humilièrent. Plus je réfléchissais, plus il se présentait de doutes. Lassé de tant d'incertitudes, fatigué des mouvements de mon âme, mes genoux fléchirent, et je me trouvai dans une situation de repos. Cet état de tranquillité donna de nouvelles forces à mes sens.

J'étais assis à l'ombre d'un bel arbre; des fruits d'une couleur vermeille descendaient, en forme de grappe, à la portée de la main. Je les touchai légèrement aussitôt ils se séparèrent de la branche, comme la figue s'en sépare dans le temps de sa maturité.

J'avais saisi un de ces fruits; je m'imaginai avoir

3

fait une conquête, et je me glorifiai de la faculté
que je sentais de pouvoir contenir dans ma main un
autre être tout entier. Sa pesanteur, quoique peu
sensible, me parut une résistance animée, que je
me faisais un plaisir de vaincre. J'avais approché ce
fruit de mes yeux; j'en considérais la forme et les
couleurs. Une odeur délicieuse me le fit approcher
davantage; il se trouva près de mes lèvres; je tirais
à longues inspirations le parfum, et je goûtais à
longs traits les plaisirs de l'odorat. J'étais intérieu - |
rement rempli de cet air embaumé. Ma bouche s'ou-
vrit pour l'exhaler; elle se rouvrit pour en repren-
dre; je sentis que je possédais un odorat intérieur
plus fin, plus délicat encore que le premier; enfin,
je godtai.

Quelle saveur! quelle nouveauté de sensation! Jusque-là je n'avais eu que des plaisirs; le goût me donna le sentiment de la volupté. L'intimité de la jouissance fit naître l'idée de la possession. Je crus que la substance de ce fruit était devenue la mienne, et que j'étais le maître de transformer les êtres.

PASSAGE DE LA BÉRÉSINA'.

Tout alors se dirigea vers l'autre pont. Une multitude de gros caissons, de lourdes voitures et des pièces d'artillerie y affluèrent de toutes parts. Dirigées par leurs conducteurs et rapidement emportées sur une pente raide et inégale, au milieu de cet amas d'hommes, elles broyèrent les malheureux qui se trouverent surpris entre elles ; puis s'entre-choquant, la plupart, violemment renversées, assommèrent dans leur chute ceux qui les entouraient. Alors des rangs entiers d'hommes éperdus poussés sur ces obstacles s'y embarrassent, culbutent et sont écrasés par des masses d'autres infortunés qui se succèdent sans interruption.

Ces flots de misérables roulaient ainsi les uns sur les autres; on n'entendait que des cris de douleur et de rage. Dans cette affreuse mêlée, les hommes foulés et étouffés se débattaient sous les pieds de leurs compagnons, auxquels ils s'attachaient avec leurs ongles et leurs dents. Ceux-ci les repoussaient sans pitié, comme des ennemis.

Parmi eux, des femmes, des mères, appelèrent'en vain d'une voix déchirante leurs maris, leurs enfants, dont un instant les avait séparées sans retour elles leur tendirent les bras, elles supplièrent qu'on s'écartât pour qu'elles pussent s'en rapprocher; mais emportées çà et là par la foule, battues par ces flots d'hommes, elles succombèrent sans avoir été seulement remarquées. Dans cet épouvantable fracas d'un ouragan furieux, de coups de canon, du sifflement de la tempête, de celui des bou

Flatté de cette idée de puissance, incité par le plaisir que j'avais senti, je cueillis un second et un troisième fruit; et je ne me lassais pas d'exercer ma main pour satisfaire mon goût; mais une langueur agréable, s'emparant peu à peu de tous mes sens, appesantit mes membres, et suspendit l'activité de mon âme. Je jugeai de mon inaction par la mollesse de mes pensées; mes sensations émoussées arrondissaient tous les objets, et ne me présentaient que des images faibles et mal terminées. Dans cet instant, mes yeux, devenus inutiles, se fermèrent, et ma tête, n'étant plus soutenue par la force des muscles, pencha pour trouver un appui sur le gazon. Toutlets, des explosions des obus, de vociférations, de fut effacé, tout disparut. La trace de mes pensées fut interrompue; je perdis le sentiment de mon existence. Ce sommeil fut profond, mais je ne sais | s'il fut de longue durée, n'ayant point encore l'idée du temps, et ne pouvant le mesurer. Mon réveil ne fut qu'une seconde naissance, et je sentis seulement que j'avais cessé d'être. Cet anéantissement que je venais d'éprouver me donna quelque idée de crainte, et me fit sentir que je ne devais pas exister toujours.

J'eus une autre inquiétude je ne savais si je n'avais pas laissé dans le sommeil quelque partie de mon être. J'essayai mes sens; je cherchai à me reconnaitre.

Dans cet instant, l'astre du jour, sur la fin de sa course, éteignit son flambeau. Je m'aperçus à peine que je perdais le sens de la vue; j'existais trop pour craindre de cesser d'être; et ce fut vainement que F'obscurité où je me trouvai me rappela l'idée de mon premier sommeil.

BUFFON. Histoire naturelle de l'Homme.

gémissements, de jurements effroyables, cette foule désordonnée n'entendait pas les plaintes des victimes qu'elle engloutissait.

Les plus heureux gagnèrent le pont, mais en surmontant des monceaux de blessés, de femmes, d'enfants renversés à demi étouffés, et que dans leurs efforts ils piétinaient encore. Arrivés enfin sur l'étroit défilé, ils se crurent sauvés; mais à chaque moment, un cheval abattu, une planche brisée ou déplacée arrêtait tout.

Il y avait aussi, à l'issue du pont, sur l'autre rive, un marais où beaucoup de chevaux et de voitures s'étaient enfoncés, ce qui embarrassait encore et retardait l'écoulement. Alors dans cette colonne de désespérés, qui s'entassaient sur cette unique planche de salut, il s'élevait une lutte infernale où les plus faibles et les plus mal placés furent précipités dans le fleuve par les plus forts. Ceux-ci, sans détourner la tête, emportés par l'instinct de la conservation, poussaient vers leur but avec fureur, indifférents aux imprécations de rage et de désespoir de leurs compagnons ou de leurs chefs, qu'ils s'étaient sacrifiés.

↑ Rivière de la Russie d'Europe, près de l'orisow.

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