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mieux connu ni mieux peint. Quelle vérité dans ce

vers:

Tu comptes les moments que tu perds avec moi!

Comme cette observation est juste! Elle ne peut se cacher que ses reproches, dès qu'ils sont inutiles, ne font que la rendre importune, et que celui qui en est l'objet compare involontairement ces moments si tristes et si insupportables avec ceux qui l'attendent auprès d'une autre. Et cette expression, ta Troyenne! qu'il y a de haine et de dénigrement dans ce mot! Ce ne sont, si l'on veut, que des nuances; mais c'est la réunion des circonstances, même légères, qui fonde l'illusion de l'ensemble: rien n'est petit dans la peinture des passions. Cette autre expression, tu lui parles du cœur, qu'elle est heureuse et neuve! C'est encore la passion qui en trouve de pareilles. Sauve-toi de ces lieux, pourrait ailleurs être familier: il est relevé par ce qu'il y a de cruel dans l'empressement de quitter Hermione. On ne finirait pas je m'arrête; et parmi tant de beautés, cherchez un mot de trop, un mot à reprendre; il n'y en a point.

LA HARPE. Cours de Littérature, t. IV.

PHILOCTÈTE CONJURE PYRRHUS DE L'ARRACHER A L'AFFREUX ABANDON OU IL EST RÉDUIT DANS L'ILE DE LEMNOS.

Ah! par les immortels de qui tu tiens le jour, Par tout ce qui jamais fut cher à ton amour, Par les månes d'Achille et l'ombre de ta mère, Mon fils, je t'en conjure, écoute ma prière; Ne me laisse pas seul en proie au désespoir, En proie à tous les maux que tes yeux peuvent voir; Cher Pyrrhus, tire-moi des lieux où ma misère M'a longtemps séparé de la nature entière. C'est le charger, hélas! d'un bien triste fardeau, Je ne l'ignore pas; l'effort sera plus beau De m'avoir supporté : toi seul en étais digne; Et de m'abandonner la honte est trop insigne, Tu n'en es pas capable: il n'est que les grands cœurs Qui sentent la pitié que l'on doit aux malheurs, Qui sentent d'un bienfait le plaisir et la gloire. Il sera glorieux, si tu daignes m'en croire, D'avoir pu me sauver de ce fatal séjour.

Jusqu'aux vallons d'OEta le trajet est d'un jour; Jette-moi dans un coin du vaisseau qui te porte, A la poupe, à la proue, où tu voudras, n'importe, Je t'en conjure encore, et j'atteste les dieux : Le mortel suppliant est sacré devant eux. Je tombe à tes genoux, ô mon fils! je les presse D'un effort douloureux qui coûte à ma faiblesse. Que j'obtienne de toi la fin de mes tourments; Accorde cette grâce à mes gémissements. Mène-moi dans l'Eubée, ou bien dans ta patrie, Le chemin n'est pas long, à la rive chérie Où j'ai reçu le jour, aux bords du Sperchius. Bords charmants, et pour moi depuis longtemps perdus! Mène-moi vers Pæan: rends un fils à son père. Eh! que je craios, o Ciel ! que la Parque sévère De ses ans, loin de moi, n'ait terminé le cours! LEÇONS DE LITTÉRATURE.

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Hélas! je ne puis voir qui des deux est mon fils; Et je vois que tous deux ils sont mes ennemis ! En ce piteux état quel conseil dois-je suivre? J'ai craint un ennemi, mon bonheur me le livre; Je sais que de mes mains il ne peut se sauver, Je sais que je le vois, et ne le puis trouver! La nature tremblante, incertaine, étonnée, D'un nuage confus couvre sa destinée : L'assassin, sous cette ombre, échappe à ma rigueur, Et, présent à mes yeux, il se cache en mon cœur. Martian.... à ce nom aucun ne veut répondre, Et l'amour paternel ne sert qu'à me confondre. Trop d'un Héraclius en mes mains est remis; Je tiens mon ennemi, mais je n'ai plus de fils. Que veux-tu donc, nature, et que prétends-tu faire? Si je n'ai plus de fils, puis-je encore être père? De quoi parle à mon cœur ton murmure imparfait; Ne me dis rien du tout, ou parle tout à fait. Qui que ce soit des deux que mon sang a fait naître, Ou laisse-moi le perdre, ou fais-le-moi connaître.

O toi, qui que tu sois, enfant dénaturé, Et trop digne du sort que tu t'es procuré,

Mon trône est-il pour toi plus honteux qu'un supplice?

O malheureux Phocas! o trop heureux Maurice!
Tu recouvres deux fils pour mourir après toi,
Et je n'en puis trouver pour régner après moi!
Qu'aux honneurs de ta mort je dois porter envie,
Puisque mon propre fils les préfère à sa vie!

CORNEILLE. Héraclius, acte IV, sc. IV.

LE GRAND PRÊTRE JOAD AU JEUNE ROI JOAS CONTRE LES DANGERS DE LA FLATTERIE.

O mon fils, de ce nom j'ose encor vous nommer, Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmes Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes. Loin du trône nourri, de ce fatal honneur, Hélas! vous ignorez le charme empoisonneur; De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse, Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse. Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois, Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois; Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même, Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême; Qu'aux larmes, au travail le peuple est condamné, Et d'un sceptre de fer veut être gouverné; Que s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime.

35

Ainsi, de piége en piége, et d'abîme en abîme, Corrompant de vos mœurs l'aimable pureté, Ils vous feront enfin haïr la vérité;

Vous peindront la vertu sous une affreuse image;
Hélas! ils ont des rois égaré le plus sage!
Promettez sur ce livre, et devant ces témoins,
Que Dieu sera toujours le premier de vos soins;
Que sévère aux méchants, et des bons le refuge,
Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge;
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.
RACINE. Athalie, acte IV, sc. III.

LOUIS IX, MENACÉ DE LA MORT PAR LE SOUDAN D'ÉGYPTE, DONNE A PHILIPPE SON FILS SES DERNIÈRES INSTRUCTIONS.

LOUIS.

Je reconnais mon fils: au-dessus du malheur, Rien ne semble impossible à sa jeune valeur. J'aime cette vertu qu'en lui mon peuple honore; Mais la France à son roi demande plus encore. Tu peux l'être bientôt. O mon fils, mon cher fils, Entends mes derniers vœux et mes derniers avis; Grave-les dans ton cœur. Si le Ciel, qui me frappe, Veut aux coups d'Almodan 1 que ta jeunesse échappe, S'il te rend aux Français que tu dois gouverner, Songe aux nombreux écueils qui vont t'environner; Et, suivant le chemin que te trace ton père, Joins au bien qu'il a fait le bien qu'il n'a pu faire.

I

PHILIPPE.

Ah! puisse l'Éternel me frapper avant vous ! Mais sur vous seul, hélas! s'il fait tomber ses coups; Si, détruisant l'espoir où mon cœur s'abandonne, Il condamne mon front à porter la couronne, J'aurai pour me guider vos vertus et vos lois; L'exemple de mon père est la leçon des rois.

LOUIS.

Lorsqu'un arrêt sanglant aura frappé ton père,
O mon fils, c'est à toi de consoler ta mère :
Tu vois où la conduit sa tendresse pour nous;
Tu connais tes devoirs, tu les rempliras tous.
De respect et d'amour environne sa vie;
Je vais m'en séparer, et je te la confie.
Révère ton aïeule à ses conseils soumis,
Suis ses sages leçons; n'en rougis pas, mon fils.
Redoutée au dehors, de mon peuple bénie,
L'Europe avec respect contemple son génie;
Et les Français en elle admirent avec moi
Les vertus de son sexe, et les talents d'un roi.
Loin de ta cour l'impie et ses conseils sinistres!
Affermis les autels, honore leurs ministres ;
Fils aîné de l'Eglise, obéis à sa voix;

Du pontife romain fais respecter les droits;
Rends hommage au pouvoir qu'il reçut du Ciel même ;
Mais, soutenant, mon fils, l'honneur du diadème,
Si d'une guerre injuste il t'imposait la loi,
Résiste, et sois chrétien sans cesser d'être roi.
Accueille ces vieillards dont l'austère sagesse

A travers les périls guidera ta jeunesse ;

De leur expérience emprunte les secours;

1 Soudan d'Egypte.

C'était ce que l'on appelait le jugement de Dieu. L'accusateur

Fais régner la justice. Abolis pour toujours
Ces combats 2 où, des lois usurpant la puissance,
La force absout le crime, et tient lieu d'innocence.
A la voix des flatteurs que ton cœur soit fermé.
Consolateur du pauvre, appui de l'opprimé,
Permets que tes sujets t'approchent sans alarmes,
Qu'ils te montrent leur joie, ou t'apportent leurs lar-
[me
Compatis à leurs maux, sois fier de leur amour;
Règne enfin pour ton peuple, et non pas pour ta cour.
Je le connais ce peuple : il mérite qu'on l'aime;
En le rendant heureux tu le seras toi-même.
ANCELOT. Louis IX, act. IV, sc. VI

LUSIGNAN A SA FILLE, POUR LA RAMENTA A LA RELIGION DE SES PÈRES.

Mon Dieu, j'ai combattu soixante ans pour la gloire. J'ai vu tomber ton temple, et périr ta mémoire; Dans un cachot affreux abandonné vingt ans, Mes larmes t'imploraient pour mes tristes enfants; Et, lorsque ma famille est par toi réunie, Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie! Je suis bien malheureux!....... C'est ton père, c'est me. C'est ma seule prison qui t'a ravi la foi.

Ma fille, tendre objet de mes dernières peines, Songe au moins, songe au sang qui coule dans ve

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Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphems Pour toi, pour l'univers, est mort en ces lieux mĚST En ces lieux où mon bras le servit tant de fois, En ces lieux où son sang te parle par ma voix. Vois ces murs, vois ce temple, envahis par tes malins Tout annonce le Dieu qu'ont vengé les ancêtres Tourne les yeux : sa tombe est près de ce palais; C'est ici la montagne où, lavant nos forfaits, Il voulut expirer sous les coups de l'impie; C'est là que de la tombe il rappela sa vie. Tu ne saurais marcher dans cet auguste lieu, Tu n'y peux faire un pas sans y trouver ton Den; Et tu n'y peux rester sans renier ton père, Ton honneur qui te parle, et ton Dieu qui l'écart Je te vois dans mes bras et pleurer et gémir, Sur ton front pâlissant Dieu met le repenur; Je vois la vérité dans ton cœur descendue, Je retrouve ma fille après l'avoir perdue; Et je reprends ma gloire et ma félicité, En dérobant mon sang à l'infidélité. VOLTAIRE. Zaire, act. II & E

et l'accusé paraissaient en champ clos: celui qui était vainqon” a

le droit de son côté.

MODÈLE D'EXERCICE.

C'est uniquement par la combinaison des effets et des résultats qu'il faut juger des reconnaissances dramatiques; et sur ce principe je n'en connais point qu'on puisse égaler à celle du second acte de Zaïre. Les impressions de la nature sont ordinairement les seules qui caractérisent les reconnaissances; mais ici combien il s'y joint d'accessoires plus intéressants les uns que les autres! le lieu, le moment, le caractère et la situation des personnages; l'âge de Lusignan, sa longue captivité, cette religion pour laquelle il a tant combattu et tant souffert; ce palais qui est celui de ses aïeux, cette contrée, le berceau de la foi qu'il professe, et le théâtre de la mort d'un Dieu rédempteur, tout concourt à répandre sur cette reconnaissance un merveilleux sacré qui nous transporte, qui nous montre quelque chose au-dessus des événements humains, un dessein particulier de la Providence; et c'est ce que l'auteur nous a fait si bien sentir par ce beau vers:

Parle, achève; & mon Dieu! ce sont là de tes coups! Et quelle exécution! Vous avez observé, messieurs, ette foule de mouvements pathétiques, tous ces nots échappés au désordre, à la nature agitée, enrecoupés par le saisissement de la crainte et l'inertitude de l'espérance; tout ce trouble répandu ntre tous les personnages, et qui s'accroît encore ar celui qu'il fait entrevoir. A peine Lusignan a-t-il oûté un instant la joie de revoir ses enfants qu'il vait perdus, qu'il s'offre à son esprit une pensée ffrayante, et capable seule d'empoisonner toute sa vie.

Toi qui seal as conduit sa fortune et la mienne,

Mon Dieu, qui me la rends, me la rends-tu chrétienne?

aïre rougit, baisse les yeux, pleure; elle avoue la érité fatale.

Sous les lois d'Orosmane,

Punissez votre fille.... elle était musulmane.

LUSIGNAN.

Que la foudre en éclats ne tombe que sur moi!
Ah, mon fils ! à ces mots j'eusse expiré sans toi!
Mon Dieu, j'ai combattu, etc.

uelle véhémence entraînante! quel torrent d'élonence! C'est là de la vraie chaleur, celle qui conste dans une succession rapide et pressante de ouvements naturels qui naissent les uns des aues, et acquièrent en se multipliant une force irréstible. Ce discours serait très-beau, même s'il était is en prose. Que sera ce si l'on considère que les ifficultés de la versification non-seulement n'ont en ôté à la vérité, à la précision, à la justesse, mais core y ont ajouté un charme inséparable des vers armonieux? Ne faudrait-il pas en conclure que le remier de tous les talents est celui d'être éloquent n vers?

Il est impossible que Zaïre résiste à cette impulsion victorieuse, et le spectateur est entraîné avec elle.

LA HARPE. Cours de Littérature, t. IX.

EUSTACHE DE SAINT-PIERRE AUX CHEFS DES BOURGEOIS DE CALAIS.

Défenseurs de Calais, chefs d'un peuple fidèle,
Vous, de nos chevaliers l'envie et le modèle,
Faudra-t-il pour un temps voir les fiers léopards
A nos lis usurpés s'unir sur nos remparts?
La seconde moisson vient de dorer nos plaines,
Et de tomber encor sous des mains inhumaines,
Depuis que d'Edouard l'ambitieux orgueil
Dans nos forts ébranlés voit toujours son écueil;
La valeur des Français dispute à leur prudence
L'honneur de tant d'exploits et de tant de constance,
Vingt fois de ses travaux comptant le dernier jour,
L'Anglais de l'autre aurore appelait le retour;
Et, par nos murs ouverts, respirant le carnage,
Sur leurs restes tombants méditait son passage.
Le jour reparaissait, et ses regards surpris
Trouvaient un nouveau mur formé de vieux débris.
Ces piéges destructeurs renversés sur lui-même,
Ce courage plus grand que son courage extrême,
L'ont enfin, malgré lui, contraint de renoncer
Aux périls, aux assauts qui n'ont pu vous lasser.
Il remit sa victoire à ces fléaux terribles,
De l'humaine faiblesse ennemis invincibles.
Nous vimes ces fléaux, l'un par l'autre enfantés,
Multiplier la mort dans ces lieux dévastés.
Du ciel et des saisons les rigueurs meurtrières,
La disette, la faim, nous ont ravi nos frères;
Et la contagion, sortant de leurs tombeaux,
De ces morts si chéris fait encor nos bourreaux.
Le plus vil aliment, rebut de la misère,
Mais, aux derniers abois, ressource horrible et chère,
De la fidélité respectable soutien,

Manque à l'or prodigué du riche citoyen;
Et ce fatal combat, notre unique espérance,
Nous sépare à jamais des secours de la France,
Tandis que cent vaisseaux, environnant ce port,
Renferment avec nous la famine et la mort.
Si d'un peuple assiégé la dernière infortune
Ne nous avait réduits qu'à la douleur commune
De céder au vainqueur vaillamment combattu,
J'y pourrais avec vous résoudre ma vertu;
Mais l'injuste Édouard nous ordonne le crime:
Il veut qu'en abjurant notre roi légitime,
Sur le trône des lis, au mépris de nos lois,
Un serment sacrilege autorise ses droits.

prétend recevoir ses conquêtes nouvelles
En prince qui pardonne à des sujets rebelles.
Vous ne donnerez point à nos tristes états
Cet exemple honteux.... qu'ils n'imiteraient pas.
Vous n'irez point souiller une gloire immortelle,
Le prix de tant de sang, le fruit de tant de zèle.
Nous mourrons pour le roi, pour qui nous vivions tous;
Choisissez le trépas le plus digne de vous:
Je vous laisse l'honneur de tracer la carrière,
Content que ma vertu s'y montre la première.

DU BELLOY. Le Siége de Galais. act. I, se. VI.

MANLIUS RÉPOND AUX REPROCHES DU CONSUL VALÉRIUS.

Et quel moyen, seigneur, de guérir vos soupçons?
Où sont de vos frayeurs les secrètes raisons?
Dois-je pour ennemis prendre tous ceux qu'offense
D'un sénat inhumain l'injuste violence?

Et suis-je criminel quand, par un doux accueil,
J'apaise leur courroux qu'irrite son orgueil?

C'est moi, c'est mon appui qui les conserve à Rome.
Vous demandez d'où vient qu'un Romain, un seul
Des misères d'autrui soigneux de se charger, [homme,
Offre à tous une main prompte à les soulager.
D'une pitié si juste est-ce à vous de vous plaindre?
Si c'est une vertu qu'en moi l'on doive craindre,
Si du peuple par elle on se fait un appui,
Pourquoi suis-je le seul qui l'exerce aujourd'hui ?
Que ne m'enviez-vous un si noble avantage?
Pourquoi chacun de vous, pour être exempt d'ombrage,
Ne s'efforce-t-il pas, par les mêmes bienfaits,
De gagner, d'attirer les amis qu'ils m'ont faits?
Ne peut-on du sénat apaiser les alarmes,
Qu'en affligeant le peuple, en méprisant ses larmes?
L'avarice, l'orgueil, les plus durs traitements,
Du salut d'un Etat sont-ils les fondements?

Mes bienfaits vous font peur; et, d'un esprit tran-
Vous regardez l'excès du pouvoir de Camille 2. [quille
A l'armée, a la ville, au sénat, en tous lieux,
De charges et d'honneurs on l'accable à mes yeux.
De la paix, de la guerre il est le seul arbitre:
Ses collègues soumis, et contents d'un vain titre,
Entre ses seules mains laissant tout le pouvoir,
Semblent à l'y fixer exciter son espoir.

D'où vient tant de respect, d'amour pour sa conduite?
Des Gaulois à son bras vous imputez la fuite;
Vos éloges flatteurs ne parlent que de lui.
Mais que deveniez-vous avec ce grand appui,
Si dans le temps que Rome aux Barbares livrée,
Ruisselante de sang, par le feu dévorée,
Attendait ses secours loin d'elle préparés,
Du Capitole encore ils s'étaient emparés?

C'est moi qui, prévenant votre attente frivole,
Renversai les Gaulois du haut du Capitole3.
Ce Camille si fier ne vainquit qu'après moi
Des ennemis déjà battus, saisis d'effroi.
C'est moi qui, par ce coup, préparai sa victoire;
Et de nombreux secours eurent part à sa gloire;
La mienne est à moi seul, qui seul ai combattu.
Et, quand Rome empressée honore sa vertu,
Ce sénat, ces consuls, sauvés par mon courage
Ou d'une mort cruelle ou d'un vil esclavage,
M'immolent sans rougir à leurs premiers soupçons,
Me font de mes bienfaits gémir dans les prisons,
De mille affronts enfin flétrissent pour salaire,
La splendeur de ma race et du nom consulaire.

LAFOSSE. Manlius, act. Ier, sc. III.

HIPPOLYTE DEMANDE A SON PÈRE LA PERMISSION DE S'ÉLOIGNER, POUR L'IMITER OU PÉRIR.

Assez dans les forêts mon oisive jeunesse Sur de vils ennemis a montré son adresse : Ne pourrai-je en fuyant un indigne repos, D'un sang plus glorieux teindre mes javelots? Vous n'aviez pas encore atteint l'âge où je touche. Déjà plus d'un tyran, plus d'un monstre farouche, Avait de votre bras senti la pesanteur. Déjà, de l'insolence heureux persécuteur, Vous aviez des deux mers assuré les rivages : Le libre voyageur ne craignait plus d'outrages. Hercule, respirant sur le bruit de vos coups, Déjà de son travail se reposait sur vous. Et moi, fils inconnu d'un si glorieux père, Je suis même encor loin des traces de ma mère. Souffrez que mon courage ose enfin s'occuper ; Souffrez, si quelque monstre a pu vous échapper, Que j'apporte à vos pieds sa dépouille honorable, Ou que d'un beau trépas la mémoire durable, Éternisant des jours si noblement finis, Prouve à tout l'univers que j'étais votre fils. RACINE, Phèdre, act. III, sc. V

ACHILLE BRAVE L'ORACLE QUI MENACE SA TÊTE, ET PRÉFÈRE LA GLOIRE A LA VIE.

Moi, je m'arrêterais à de vaines menaces, Et je fuirais l'honneur qui m'attend sur vos traces 4! Les Parques, à ma mère, il est vrai, l'ont prédit, Lorsqu'un époux mortel fut reçu dans son lit:

Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d'ans sans gloire. Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire.

Mais, puisqu'il faut enfin que j'arrive au tombeau,
Vondrais-je, de la terre inutile fardeau,
Trop avare d'un sang reçu d'une déesse,
Attendre chez mon père une obscure vieillesse ;
Et, toujours de la gloire évitant le sentier,
Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier ?
Ah! ne nous formons point ces indignes obstacles;
L'honneur parle, il suffit ; ce sont la nos oracles.
Les dieux sont de nos jours les maîtres souverains,
Mais, seigneur, notre gloire est dans nos propres mains.
Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes?
Ne songeons qu'à nous rendre immortels comme eux-
(mêmes.

Et, laissant faire au sort, courons où la valeur
Nous promet un destin aussi grand que le leur ;
C'est à Troie, et j'y cours; et, quoi qu'on me prédise,
Je ne demande aux dieux qu'un vent qui m'y conduise;
Et, quand moi seul enfin il faudrait l'assiéger,
Patrocle s et moi, seigneur, nous irons vous venger.
LE MÊME. Iphigénie, act. Ier, se. II.

Manlius, accusé d'affecter la royauté, fut précipité du haut de la roche Tarpéienne.

Camille, qui pendant son exil avait tant contribué à la défaite des Gaulois, maltres de Rome, jouissait alors d'un crédit sans bornes. 3 Le Capitole, seul, n'était pas encore au pouvoir des Gaulois. Ils

s'en seraient emparés sans le courage de Manlius et de quelque autres, qui empêchèrent une escalade nocturne.

4 Sur les traces d'Agamemnon.

5 Ami d'Achille.

ULYSSE EMPLOIE TOUT SON ART POUR DÉTERMINER AGAMEMNON A SACRIFIER LE SANG DE SA FILLE A LA GLOIRE DE LA GRÈCE.

... De ce soupir que faut-il que j'augure?
Du sang qui se révolte est-ce quelque murmure?
Croirai-je qu'une nuit a pu vous ébranler ?

Est-ce donc votre cœur qui vient de nous parler?
Songez-y, vous devez votre fille à la Grèce :
Vous nous l'avez promise; et, sur cette promesse,
Calchas, par tous les Grecs consulté chaque jour,
Leur a prédit des vents l'infaillible retour.
A ces prédictions si l'effet est contraire,
Pensez-vous que Calchas continue à se taire;
Que ses plaintes, qu'en vain vous voudrez apaiser,
Laissent mentir les dieux sans vous en accuser?

Et qui sait ce qu'aux Grecs, frustrés de leur victime,
Peut permettre un courroux qu'ils croiront légitime?
Gardez-vous de réduire un peuple furieux,
Seigneur, à prononcer entre vous et les dieux.
N'est-ce pas vous enfin de qui la voix pressante
Nous a tous appelés aux campagnes du Xanthe?

Et, quand de toutes parts rassemblés en ces lieux, L'honneur de vous venger brille seul à nos yeux; Quand la Grèce déjà vous donnant son suffrage, Vous reconnaît l'auteur de ce fameux ouvrage; Que ces rois, qui pouvaient vous disputer ce rang, Sont prêts, pour vous servir, de verser tout leur sang; Le seul Agamemnon, refusant la victoire, N'ose d'un peu de sang acheter tant de gloire, Et, dès le premier pas, se laissant effrayer, Ne commande les Grecs que pour les renvoyer! Je suis père, seigneur, et faible comme un autre; Mon cœur se met sans peine en la place du vôtre, Et, frémissant du coup qui vous fait soupirer, Loin de blåmer vos pleurs, je suis près de pleurer. Mais votre amour n'a plus d'excuse légitime. Les dieux ont à Calchas amené leur victime: li le sait, il l'attend; et, s'il la voit tarder, Lui-même à haute voix viendra la demander. Nous sommes seuls encor. Hâtez-vous de répandre Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre. Pleurez ce sang, pleurez; ou plutôt, sans pâlir, Considérez l'honneur qui doit en rejaillir. Voyez tout l'Hellespont blanchissant sous nos rames. Et la perfide Troie abaudonnée aux flammes, Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux, Hélène par vos mains rendue à son époux; Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées, Dans cette même Aulide avec vous retournées; t ce triomphe heureux, qui s'en va devenir L'éternel entretien des siècles à venir.

RACINE. Iphigénie, act. Ier, sc. III et IV.

RUTILIUS REND COMPTE A MANLIUS DE L'ÉTAT DE LA CONJURATION.

Avec nous tout semble conspirer;

A l'effet de nos vœux il n'est plus de remise.
En arrivant chez moi, quelle heureuse surprise!
J'ai trouvé ceux du peuple à qui de nos projets
Je puis en sûreté confier les secrets;

Eux-mêmes ils venaient, au bruit du sacrifice,
M'avertir qu'il fallait saisir ce temps propice.
Tout transporté de joie, à voir qu'en ces besoins
Leur zèle impatient eût prévenu mes soins :

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Oui, chers amis, leur dis-je, oui, troupe magnanime,
Le destin va remplir l'espoir qui vous anime;
Tout est prêt pour demain, et, selon nos souhaits,
Demain le consulat est éteint pour jamais.

De nos prédécesseurs quelle fut l'imprudence,
Qui, détruisant d'un roi la suprême puissance,
Sans un nom moins pompeux se sont fait deux tyrans
Qui, pour nous accabler, sont changés tous les ans,
Et qui, tous l'un de l'autre héritant de leurs haines,
S'appliquent tour à tour à resserrer nos chaînes ! »

Tels et d'autres discours redoublant leur furcur,
Je crois devoir alors leur ouvrir tout mon cœur,
Leur marquer nos apprêts, nos divers stratagèmes,
Appuyés en secret par des sénateurs mêmes;
Ce que devaient dans Rome exécuter leurs bras,
Tandis qu'au Capitole agiraient vos soldats;
Les postes à surprendre, et d'autres qu'on nous livre;
Les forces qu'on aura, les chefs qu'il faudra suivre;
En quels endroits se joindre, en quels se séparer,
Tous ceux dont par le fer on doit se délivrer;
Les maisons des proscrits que, sur notre passage,
Nous livrerons d'abord à la flamme, au pillage.
Qu'une pitié surtout indigne de leur cœur

A nos tyrans détruits ne laisse aucun vengeur;
Femmes, pères, enfants, tous ont part à leurs crimes,
Tous sont de nos fureurs les objets légitimes.
Il faut qu'en ce repos où s'endort leur orgueil,
La foudre les réveille au bord de leur cercueil.
Et, lorsqu'à nos regards les feux et le carnage
De nos fureurs partout étaleront l'ouvrage,
Du fruit de nos travaux tous ces palais formés,
Par les feux dévorauts pour jamais consumés;
Ces fameux tribunaux où régnait l'insolence,
Et baignés tant de fois des pleurs de l'innocence,
Abattus et brisés, sur la poussière épars;
La terreur et la mort erraut de toutes parts;
Les cris, les pleurs, enfin toute la violence
Où du soldat vainqueur s'emporte la licence;
Souvenons-nous, amis, dans ces moments cruels,
Qu'on ne voit rien de pur chez les faibles mortels;
Que leurs plus beaux desseins ont des faces diverses,
Et que l'on ne peut plus, après tant de traverses,
Rendre, par d'autre voie, à l'État agité,
L'innocence, la paix, enfin la liberté 1.

LAFOSSE. Manlius, act. 111, sc. V.

THÉSÉE REPROCHE A HIPPOLYTE LE CRIME DONT PHÈDRE L'ACCUSE.

Perfide, oses-tu bien te montrer devant moi? Monstre, qu'a trop longtemps épargné le tounerre, Reste impur des brigands dont j'ai purgé la terre, Après que le transport d'un amour plein d'horreur, Jusqu'au lit de ton père a porté ta fureur, Tu m'oses présenter une tête ennemie ! Tu parais dans des lieux pleins de ton infamie, Et ne vas pas chercher, sous un ciel inconnu, Des pays ou mon nom ne soit point parvenu! Fuis, traître! ne viens point braver ici ma haine, Et tenter un courroux que je retiens à peinc.

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