Cependant madame de Maintenon lui fit dire de ne pas paraître à la cour jusqu'à nouvel ordre. Dès ce moment Racine ne douta plus de sa disgrâce. Accablé de mélancolie, et portant partout le trait mortel dont il était atteint, il retourna quelque temps après à Versailles : mais tout était changé pour lui, ou du moins il le crut ainsi; et Louis XIV un jour ayant passé dans la galerie sans le regarder, Racine, qui n'était pas, dit Voltaire, aussi philosophe que bon poëte, en mourut de chagrin (1), après avoir traîné pendant un an une vie languissante et pénible. On ne peut assez regretter que Racine, trop indifférent pour ses tragédies profanes, qu'il aurait même voulu pouvoir anéantir s'il en faut croire son fils, ait toujours négligé de donner une édition correcte de ses œuvres. Toutes celles qui ont paru de son vivant et depuis sa mort sont si fautives, et le texte en est si corrompu, que je ne connais aucun ouvrage qui ait plus souffert de l'incapacité des éditeurs et de la négligence des imprimeurs. L'édition publiée avec des commentaires est plus belle mais non plus exacte que les précédentes; et l'on doit surtout reprocher aux éditeurs de n'avoir porté dans l'examen et le choix des diverses leçons ni une critique assez éclairée, ni un goût assez sévère. A l'égard de leurs notes, il me semble qu'à l'exception des remarques de Louis Racine et de l'abbé d'Olivet, dont ils ont profité, mais qu'ils n'ont pas toujours entendues, elles n'offrent rien d'utile et d'instructif. Peut-être aussi Voltaire était-il seul capable de faire un bon commentaire sur Racine, et d'apprécier avec justesse ses beautés et ses défauts; mais on ne trouve dans ses ouvrages que des réflexions générales sur cet auteur, et quelques observations particulières sur BÉRÉNICE, qui sont un modèle de goût, de précision, et qui montrent toutes un jugement sain, une étude profonde et réfléchie des principes de l'art, des vues neuves et fines sur la langue et sur la poétique, et partout l'admiration la plus sincère pour Racine. Voltaire le croyait le plus parfait de tous nos poëtes, et le seul qui soutienne constamment l'épreuve de la lecture. Il en parlait même avec tant d'enthousiasme, qu'un homme de lettres lui demandant pourquoi il ne faisait pas sur Racine le même travail qu'il avait fait sur Corneille : « Il est tout fait, lui répondit Voltaire; il n'y a qu'à écrire au bas de chaque page, BEAU, PATHÉTIQUE, HARMONIEUX, SUBLIME.">> Le 21 avril 1699. 1. DE LA THÉBAÏDE OU LES FRÈRES ENNEMIS. Le lecteur me permettra de lui demander un peu plus d'indulgence pour cette pièce que pour les autres qui la suivent: J'étais fort jeune quand je la fis. Quelques vers que j'avais faits alors tombèrent par hasard entre les mains de quelques personnes d'esprit; elles m'excitèrent à faire une tragedie, et me proposèrent le sujet de la THEBAIDE. Ce sujet avait été autrefois traité par Rotrou, sous le nom d'ANTIGONE: mais il faisait mourir les deux frères dès le commencement de son troisième acte. Le reste était en quelque sorte le commencement d'une autre tragédie, où l'on entrait dans des interêts tout nouveaux; et il avait réuni en une seule pièce deux actions différentes, dont l'une sert de matière aux PHÉNICIENNES d'Euripide, et l'autre à l'ANTIGONE de Sophocle. Je compris que cette duplicité d'action avait pu nuire à sa pièce, qui d'ailleurs était remplie de quantité de beaux endroits. Je dressal à peu près mon plan sur les PHÉNICIENNES d'Euripide: car pour la THÉBAÏDE qui est dans Sénèque, je suis un peu de l'opinion d'Heinsius, et je tiens, comme lui, que non seulement ce n'est point une tragédie de Sénèque, mais que c'est plutôt l'ouvrage d'un déclamateur qui ne savait ce que c'était que tragédie. La catastrophe de ma pièce est peut-être un peu trop sanglante; en effet, il n'y paraît presque pas un acteur qui ne meure à la fin mais aussi c'est la THÉBAIDE, c'est-à-dire le sujet le plus tragique de l'antiquité. L'amour, qui a d'ordinaire tant de part dans les tragédies, n'en a presque point ici et je doute que je lui en donnasse davantage si c'était à recommencer; car il faudrait ou que l'un des deux frères fût amoureux, ou tous les deux ensemble. Et quelle apparence de leur donner d'autres intérêts que ceux de cette fameuse haine qui les occupait tout entiers? Ou bien il faut jeter l'amour sur un des seconds personnages, comme j'ai fait; et alors cette passion, qui devient comme étrangère au sujet, ne peut produire que de médiocres effets. En un mot, je suis persuadé que les tendresses ou les jalousies des amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi les incestes, les parricides, et toutes les autres horreurs qui composent l'histoire d'OEdipe et de sa malheureuse famille. ÉTÉOCLE, roi de Thèbes. POLYNICE, frère d'Étéocle. JOCASTE, mère de ces deux princes et d'Antigone. OLYMPE, confidente de Jocaste. ATTALE, confident de Créon. UN SOLDAT de l'armée de Polynice. GARDES. La scène est à Thèbes, dans une salle du paluis. ACTE PREMIER. SCÈNE I. JOCASTE, OLYMPE. JOCASTE. Ils sont sortis, Olympe? Ah, mortelles douleurs ! OLYMPE. Du haut de la muraille Je les ai vus déjà tous rangés en bataille; J'ai vu déjà le fer briller de toutes parts; Il marche des premiers, et d'une ardeur extrême JOCASTE. N'en doutons plus, Olympe, ils se vont égorger. O toi, soleil, ô toi, qui rends le jour au monde, Et peux-tu sans horreur voir ce que nous voyons? Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils, Tu ne t'étonnes pas si mes fils sont perfides, S'ils sont tous deux méchants, et s'ils sont parricides, Tu sais qu'ils sont sortis d'un sang incestueux, Et tu t'étonnerais s'ils étaient vertueux. SCÈNE II. JOCASTE, ANTIGONE, OLYMPE. JOCASTE. Ma fille, avez-vous su l'excès de nos misères? ANTIGONE. Oui, madame: on m'a dit la fureur de mes frères. JOCASTE. Allons, chère Antigone, et courons de ce pas Arrêter, s'il se peut, leurs parricides bras. Voyons si contre nous ils pourront se défendre, Ou s'ils oseront bien, dans leur noire fureur, ANTIGONE. Madame, c'en est fait, voici le roi lui-même. SCÈNE III. JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, OLYMPE. JOCASTE. Olympe, soutiens-moi; ma douleur est extrême. ÉTÉOCLE. Madame, qu'avez-vous? et quel trouble... JOCASTE. Ah! mon fils! Quelles traces de sang vois-je sur vos habits? Est-ce du sang d'un frère? ou n'est-ce point du vôtre? ÉTÉOCLE. Non, madame, ce n'est ni de l'un ni de l'autre. Dans son camp jusqu'ici Polynice arrêté, Pour combattre, à mes yeux ne s'est point présenté. JOCASTE. Mais que prétendiez-vous? et quelle ardeur soudaine Madame, il était temps que j'en usasse ainsi, Et je perdais ma gloire à demeurer ici. Le peuple, à qui la faim se faisait déjà craindre, |