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soulever. Voilà ce que c'est que s'accoutumer à tout, même à souffrir. Dieu préserve mes amis de cette triste habitude! Les petits chagrins rendent tendre; les grands rendent dur et farouche. Les uns cherchent la société, les distractions, la conversation des amis; les autres fuient tout cela : car ils savent que tout cela n'a aucun pouvoir pour les consoler, et ils trouvent injuste d'attrister les autres, surtout inutilement pour soimême. Peut-être aussi ont-ils quelque pudeur de laisser voir à l'amitié qu'elle-même et son doux langage, et son regard caressant, et des serremens de main, ne peuvent pas guérir toutes les plaies; et, cependant, la vue et les soins de mes amis m'ont toujours fait du bien, même s'ils ne m'ont pas entièrement guéri.

Mais ici je suis seul, livré à moi-même, soumis à ma pesante fortune, et je n'ai personne sur qui m'appuyer. Que l'indépendance est bonne! Heureux celui que le désir d'être utile à ses vieux parens et à toute sa famille ne force pas à renoncer à son honnête et indépendante pauvreté! Peut-être un jour je serai riche: puisse alors le fruit de mes peines, de mes chagrins, de mon ennui, épargner à mes proches le même ennui, les mêmes chagrins, les mêmes peines! Puissentils me devoir d'échapper à l'humiliation! oui, sans doute l'humiliation. Je sais bien aussi que

rien de pareil ne m'arrivera jamais; car cette assurance ne dépend que de moi seul; mais il est dur de se voir négligé, de n'être pas admis dans telle société qui se croit au-dessus de vous; il est dur de recevoir, sinon des dédains, au moins des politesses hautaines; il est dur de sentir... quoi? qu'on est au-dessous de quelqu'un;— non; mais il y a quelqu'un qui s'imagine que vous êtes audessous de lui. Ces grands, même les meilleurs, vous font si bien remarquer en toute occasion cette haute opinion qu'ils ont d'eux-mêmes! Ils affectent si fréquemment de croire que la supériorité de leur fortune tient à celle de leur mérite! Ils sont bons si durement! Ils mettent tant de prix à leurs sensations et à celles de leurs pareils, et si peu à celles de leurs prétendus inférieurs! Si quelque petit chagrin a effleuré la vanité d'un de ceux qu'ils appellent leurs égaux, ils sont si chauds, si véhémens, si compatissans! Si une cuisante amertume a déchiré le cœur de tel qu'ils appellent leur inférieur, ils sont si froids, si secs! Ils le plaignent d'une manière si indifférente et si distraite! comme les enfans qui n'ont point de peine à voir mourir une fourmi, parce qu'elle n'a point de rapport à leur espèce.

Je ne puis m'empêcher de rire intérieurement, lorsque, dans ces belles sociétés, je vois de fréquens exemples de cette sensibilité distinctive,

et qui ne s'attendrit qu'après avoir demandé le nom. Les femmes surtout sont admirables pour cela: dès qu'un prince, qu'elles ont rencontré au bal; dès qu'un grand, qui est leur intime ami car elles ont diné avec lui deux fois, est malade, ou affligé, pour avoir perdu une place ou un cheval, elles y prennent tant de part! elles déplorent son malheur de si bonne foi! elles se récrient si pathétiquement! et, véritablement, elles croient ètre au désespoir; car, presque toutes, étant dépourvues de la sensibilité franche, et vraie, et naïve, s'imaginent que ces singeries et ces vaines simagrées sont en effet ce que l'on entend par ce

nom.

Allons! voilà une heure et demie de tuée : je m'en vais. Je ne sais plus ce que j'ai écrit; mais je ne l'ai écrit que pour moi. Il n'y a ni apprêt, ni élégance. Cela ne sera vu que de moi; et je suis sûr que j'aurai un jour quelque plaisir à relire ce morceau de ma triste et pensive jeunesse. Puisse un jour tout lecteur en avoir autant à lire ce que j'aurai écrit pour tous les lecteurs!

CEuvres posthumes.

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comme,

Des peuples anciens avaient élevé des temples et des autels à la Peur. Nous ne les avons pas encore précisément imités en cela dans Paris; mais, de tout tems, les hommes profondément religieux ont observé que le cœur est le véritable autel où la Divinité se plaît d'être honorée, et que l'adoration interne vaut mieux mille fois que toutes les pompes d'un culte magnifique confié à un petit nombre de mains, et circonscrit dans certains lieux par une consécration expresse, nous pouvons dire que jamais la Peur n'eut de plus véritables autels qu'elle n'en a dans Paris; que jamais elle ne fut honorée d'un culte plus universel; que cette ville entière est son temple; que tous les gens de bien sont devenus ses pontifes, en lui faisant journellement le sacrifice de leur pensée et de leur conscience.

1. Cet écrit doit avoir été composé dans le courant de l'année 1792. (Note de l'Éditeur.)

Mais leur dévotion semble s'être ranimée dans le peu de jours qui viennent de s'écouler; et jamais cette Divinité ne reçut d'eux plus d'hommages. Lorsque l'ignorance fanatique de quelquesuns, l'inflexibilité vindicative de quelques autres, les sermons factieux de quelques prêtres réfractaires, l'intolérance de quelques-uns de leurs successeurs, devenus leurs ennemis, sont au moment de nous replonger dans ces cruelles et misérables guerres de religion qui ont ensanglanté toute notre histoire; lorsque les lois de liberté sont prêtes à servir de texte à la persécution; le Département de Paris vient rassurer et réjouir le cœur de tous les bons citoyens par un arrêté humain, sage, profond, qui seul peut produire cette tolérance universelle hors de laquelle il n'est point de bonheur1. Tous les hommes bons et éclairés, désirant enfin de voir sur ces matières une loi qui soit l'ouvrage des philosophes bienfaisans, et non celui d'une secte, jadis opprimée, qui veut opprimer à son tour, attendent avec impatience que cet arrêté devienne entre les mains de l'Assemblée nationale une loi de l'État; et, dans le même tems, vingt ou trente imbécilles rassemblés

1. Cet arrêté du Directoire, daté du 11 avril 1791, concerne les églises paroissiales, les chapelles et autres édifices religieux de la ville de Paris. Il est inséré en entier dans le Moniteur du 15 du même mois et de la même année. (Note de l'Éditeur.)

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