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incrédulité ne sera plus permise à ceux qui de nos jours tourneront les yeux vers la Pologne.

Je reconnaîtrais mal la bienveillance honorable que Votre Majesté m'a témoignée, si je l'embarrassais ici par des louanges que ceux qui les méritent n'aiment pas à recevoir en face. Je crois, d'ailleurs, que les princes capables de concevoir et d'exécuter de si belles entreprises goûtent dans leur conscience une satisfaction trop au-dessus des louanges. Après ce témoignage intérieur, quel autre plaisir pourrait vous toucher, si ce n'est la réussite complète de ces vues humaines et bienfaisantes, et la douceur de sentir un jour et d'entendre tous les Polonais avouer que leur bonheur est votre ouvrage? Et il ne manquerait rien sans doute à la récompense qui vous est due, si ce noble exemple fructifiait à vos yeux dans tous les empires, et pouvait être imité par tous les rois. Puisse ce dernier succès vous être aussi assuré que les bénédictions de vos contemporains et de la postérité!

Agréez avec bonté, Sire, l'expression de mon respect et de ma reconnaissance, et les vœux ardens que je fais pour votre prospérité, que vous avez inséparablement attachée à celle de votre brave nation.

Paris, 18 octobre 1790.

LETTRE

DE MARIE-JOSEPH CHÉNIER.

Paris, 17 février 1788.

Je n'ai pu, mon cher frère, répondre plus tôt à

E

votre lettre du 4 de ce mois. Elle m'a été remise quelques jours après l'arrivée du courrier; et j'ai employé quelques autres jours à chercher la tragédie d'Agis1 que je vous envoie, et qui ne se trouvait point chez la veuve Duchesne, à qui l'on s'adresse ordinairement pour les pièces de théâtre. Je n'ai d'ailleurs jamais eu tant d'occupations. Je faisais imprimer une ode sur la rentrée des protestans en France, quand un petit évènement m'a engagé à m'occuper d'un autre ouvrage. Il a

1. La mort d'Agis IV, roi de Sparte, a été le sujet de plusieurs tragédies. Alfieri en a composé une; et Guérin Dubouscal en fit représenter une autre en 1642. Crébillon en avait commencé également une troisième; et l'on prétend même que, sous ce titre, il voulait introduire sur la scène la mort de Charles Ier.

Quant à la tragédie dont parle Marie-Joseph Chénier, elle est de M. Laignelot; les acteurs du Théâtre-Français la jouèrent en 1782. Ce même M. Laignelot donna, neuf ans plus tard, au théâtre dit de la Nation, une tragédie intitulée Rienzi, qui, malgré quelques beaux vers, n'obtint aucun succès.

(Note de l'Éditeur.)

paru, dans cette ville des facéties, une facétie intitulée: Almanach des grands hommes. On accuse de ce chef-d'œuvre anonyme un comte de Rivarol et un M. de Champcenetz, que trop vous connaissez. C'est une longue satire en prose où l'on insulte les vivans par ordre alphabétique. Dans cette liste de six cents auteurs, la plupart absolument ignorés, on en trouve quelques-uns qui ne le sont pas, l'abbé Delille, par exemple, et d'autres. Ces messieurs m'ont fait l'honneur de penser à moi. Ils n'ont point parlé des ouvrages que j'ai publiés jusqu'ici, mais ils assurent que je dirige les Étrennes de Polymnie. C'est un recueil de vers qui paraît tous les ans au mois de janvier, et dont ils m'ont appris le nom. J'ai fait, à l'occasion de cette sottise, qui n'a pas laissé d'avoir de la vogue, précisément parce qu'elle blâmait quantité de personnes, j'ai fait, dis-je, un Dialogue du public et de l'anonyme1. C'est une pièce d'environ trois cents vers. Elle est d'un goût assez nouveau; et ces messieurs, qui n'y sont point nommés, seront, à ce qu'on dit, passablement corrigés. Je me suis nommé, car c'est une satire. Je suis d'avis qu'on ne doit attaquer personne; mais il est bon de se venger, surtout lorsqu'en se vengeant on peut se faire autant d'amis. Quel

1. Voyez le volume des Poésies de Marie-Joseph, OEuvres anciennes, tome III, page 111. (Note de l'Éditeur.)

que forte que soit la vengeance, le tort est toujours à l'agresseur. Cela paraîtra dans la semaine, et ma nouvelle ode' quelques jours après. Je vous enverrai les deux ouvrages.

Vous vous plaisez à Londres, et je m'y attendais. Je voudrais bien pouvoir un jour vous aller embrasser dans cette belle ville, avant de vous revoir à Paris. C'est de tous les voyages celui qui me plairait davantage; mais jusqu'ici mon espérance à cet égard est un peu éloignée.

Vous me paraissez indulgent sur Shakespeare. Vous trouvez qu'il a des scènes' admirables. J'avoue que dans tous ses drames je n'en connais qu'une seule qui mérite à mon gré ce nom, du moins d'un bout à l'autre : c'est l'entretien d'Henri IV mourant, avec son fils le prince de Galles. Cette scène m'a toujours semblé parfaitement belle. Ailleurs et dans la même pièce, il y a des morceaux qui unissent la noblesse à l'énergie; mais il m'a paru qu'ils étaient courts. Dans le JulesCésar, par exemple, la scène vantée de Brutus et de Cassius, avant la bataille de Philippe, est, selon moi, très-vicieuse. Ces deux philosophes, ces derniers Romains, c'est tout dire, ont la colère de deux hommes du peuples. Ce que Shakespeare a copié de Plutarque est fort bon; mais je ne saurais admirer ce qu'il y a ajouté. Les Anglais diront

1. Cette ode n'a point vu le jour. (Note de l'Éditeur.)

que c'est naturel : ce n'est point là le naturel des OEdipes et du Philoctète.

Je vous parle du Jules-César, parce qu'il m'est fort présent. J'ai relu cette pièce attentivement à l'occasion de ma tragédie de Brutus et Cassius, que je fais aussi imprimer. J'y ai fait des corrections qui, je crois, étaient nécessaires. J'ai trouvé moyen de supprimer le long monologue de Porcie au troisième acte. Enfin j'ai retranché beaucoup de fautes; il en restera toujours assez. J'ai aussi changé quelque chose à l'épître dédicatoire qui vous est adressée je pense qu'elle en vaudra mieux. Je m'étais exprimé sur Spartacus d'une manière trop dure : j'ai fort adouci mes expressions, sans rien changer à mon jugement.

Vous voyez que j'aime à vous rendre compte de mes travaux; j'espère que vous en userez de même vous savez combien je suis sensible aux marques de votre amitié, et combien vous devez compter sur la mienne. Un des grands plaisirs que je puisse avoir est de recevoir de tems en tems de ces beaux vers que vous savez faire. Adieu. Prenez bien soin de votre santé, qui est précieuse aux lettres et à tous ceux qui vous connaissent. Je ne vous écris point de nouvelles politiques: je présume qu'elles vous parviennent plus rapidement et plus sûrement, car je vois fort peu de monde. Je vous embrasse en bon frère, en bon ami.

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