«Regarde un étranger qui meurt dans la poussière, « Si tu ne tends vers lui ta main hospitalière. «< Inconnu, j'ai franchi le seuil de ton palais : « Trop de pudeur peut nuire à qui vit de bienfaits. « Lycus, par Jupiter, par ta fille innocente, Qui m'a seule indiqué ta porte bienfaisante! «Je fus riche autrefois : mon banquet opulent «N'a jamais repoussé l'étranger suppliant; <«<Et pourtant aujourd'hui la faim est mon partage: «La faim qui flétrit l'âme autant que le visage, << Par qui l'homme souvent, importun, odieux, « Est contraint de rougir et de baisser les yeux. - Étranger, tu dis vrai: le hasard téméraire << Des bons ou des méchans fait le destin prospère; << Mais sois mon hôte: ici l'on hait plus que l'enfer «Le public ennemi, le riche au cœur de fer, << Enfant de Némésis, dont le dédain barbare << Aux besoins des mortels ferme son cœur avare. «Je rends grâce à l'enfant qui t'a conduit ici. << Ma fille, c'est bien fait; poursuis toujours ainsi : << Respecter l'indigence est un devoir suprême. «Souvent les Immortels (et Jupiter lui-même) «Sous des haillons poudreux, de seuil en seuil traînés, << Viennent tenter le cœur des humains fortunés. » D'accueil et de faveur un murmure s'élève. <«< Salut, père étranger! et que puissent tes vœux << Trouver le Ciel propice à tout ce que tu veux! << Mon hôte, lève-toi. Tu parais noble et sage; << Mais cesse avec ta main de cacher ton visage: << Souvent marchent ensemble Indigence et Vertu; << Souvent d'un vil manteau le sage revêtu, << Seul, vit avec les Dieux et brave un sort inique. <«< Couvert de chauds tissus, à l'ombre du portique, << Sur de molles toisons, en un calme sommeil, « Tu peux ici, dans l'ombre, attendre le soleil. « Je te ferai revoir tes foyers, ta patrie, << Tes parens, si les Dieux ont épargné leur vie: << Car tout mortel errant nourrit un long amour « D'aller revoir le sol qui lui donna le jour. << Mon hôte, tu franchis le seuil de ma famille << A l'heure qui jadis a vu naître ma fille: << Salut! Vois: l'on t'apporte et la table et le pain; << Sieds-toi. Tu vas d'abord rassasier ta faim; << Puis, si nulle raison ne te force au mystère, « Tu nous diras ton nom, ta patrie et ton père. »> Il retourne à sa place; et bientôt l'indigent Mange et bois, dit Lycus; oublions les souffrances : <«< Ami, leur lendemain est, dit-on, un beau jour. Bientôt Lycus se lève, et fait emplir sa coupe, Et veut que l'échanson verse à toute la troupe. <«< Pour boire à Jupiter, qui nous daigne envoyer « L'Étranger, devenu l'hôte de mon foyer!»> Le vin de main en main va coulant à la ronde; Lycus lui-même emplit une coupe profonde, L'envoie à l'Étranger: « Salut, mon hôte, bois! << De ta ville bientôt tu reverras les toits: << Fussent-ils par-delà les glaces du Caucase. » Des mains de l'échanson l'Étranger prend le vase, Se lève; sur eux tous il invoque les Dieux. On boit: il se rassied; et, jusque sur ses yeux Ses noirs cheveux toujours ombrageant son visage, De sourire et de plainte il mêle son langage. << Mon hôte, maintenant que sous tes nobles toits << De l'importun besoin j'ai calmé les abois, << Oserai-je à ma langue abandonner les rênes? « Je n'ai plus ni pays, ni parens, ni domaines; « Mais écoute: le vin, par toi-même versé, «< M'ouvre la bouche; ainsi, puisque j'ai commencé, << Entends ce que peut-être il eût mieux valu taire. <«< Excuse enfin ma langue, excuse ma prière; << Car du vin, tu le sais, la téméraire ardeur « Souvent à l'excès même enhardit la pudeur. << Meurtri de durs cailloux ou de sables arides, « Déchiré de buissons ou d'insectes avides, <«< D'un long jeûne flétri, d'un long chemin lassé, « Et de plus d'un grand fleuve en nageant traversé, « Je parais énervé, sans vigueur, sans courage; « Mais je suis né robuste, et n'ai point passé l'âge. <<< La force et le travail, que je n'ai point perdus, de repos me vont être rendus: << Par un peu Emploie alors mes bras à quelques soins rustiques. << Je puis dresser au char tes coursiers olympiques, « Ou, sous les feux du jour, courbé vers le sillon, << Presser deux forts taureaux du piquant aiguillon. « Je puis même, tournant la meule nourricière, << Broyer le pur froment en farine légère. « Je puis, la serpe en main, planter et diriger « Et le cep et la treille, espoir de ton verger. « Je tiendrai la faucille ou la faux recourbée; << Et, devant mes pas, l'herbe ou la moisson tombée << Viendra remplir ta grange en la belle saison; « Afin que nul mortel ne dise en ta maison, << Me regardant d'un œil insultant et colère : « O vorace étranger, qu'on nourrit à rien faire! «Vénérable indigent, va, nul mortel chez moi « N'oserait élever sa langue contre toi. <«< Tu peux ici rester, même oisif et tranquille, <«< Sans craindre qu'un affront ne trouble ton asile. <«<- L'indigent se méfie. — Il n'est plus de danger. «<--L'homme est né pour souffrir.-Il est né pour changer. <«<--Il change d'infortune. Ami, reprends courage: << Toujours un vent glacé ne souffle point l'orage; << Le ciel d'un jour à l'autre est humide ou serein; « Et tel pleure aujourd'hui qui sourira demain. Mon hôte, en tes discours préside la sagesse; <<< Mais quoi! la confiante et paisible richesse << Parle ainsi. L'indigent espère en vain du sort: <«< En espérant toujours il arrive à la mort. « Dévoré de besoin, de projets, d'insomnie, <«< Il vieillit dans l'opprobre et dans l'ignominie. « Rebuté des humains, durs, envieux, ingrats, << Il a recours aux Dieux, qui ne l'entendent pas. <<< Toutefois ta richesse accueille mes misères; <«< Et, puisque ton cœur s'ouvre à la voix des prières, << Puisqu'il sait, ménageant le faible humilié, D'indulgence et d'égards tempérer la pitié, << S'il est des Dieux du pauvre, ô Lycus! que ta vie « Soit un objet pour tous et d'amour et d'envie! <<―Je te le dis encore, espérons, Étranger. Que mon exemple au moins serve à t'encourager. << Des changemens du sort j'ai fait l'expérience: « J'ai moi-même été pauvre, et j'ai tendu la main. |