Images de page
PDF
ePub

La Chine, qui, depuis deux siècles et demi avant l'ère chrétienne, forme une vaste monarchie, mais qui auparavant était divisée en plusieurs petits royaumes, nous offre dans sa chronique fabuleuse un personnage qui a plus d'un rapport avec Noé. C'est Fohi, son premier roi ou empereur. Il est dit que Fohi n'eut point de père, c'est-à-dire que Noé fut le premier homme sur la terre après le déluge. Ses ancêtres étaient d'un monde antérieur; et comme leur mémoire ne s'était point conservée dans les traditions des Chinois, Noé ou Fohi passa pour n'avoir point eu de père du tout. La mère de Fohi le conçut environnée d'un arc-en-ciel : imagination qui, selon les apparences, vint de ce que Noé fut le premier qui aperçut l'arc-en-ciel, et de ce que les Chinois ont voulu dire quelque chose de son origine. Fohi éleva avec soin des animaux de sept espèces différentes, qu'il avait coutume de sacrifier au souverain Esprit du ciel et de la terre; et Moïse nous apprend que Noé prit avec lui dans l'arche, sept couples de chaque espèce d'animaux purs, ct qu'après le déluge il en offrit des holocaustes à l'Eternel (1). La femme, ou selon d'autres, la sœur de Fohi, s'appelait Niuva ou Niuhi, la souveraine des vierges, et Hoangmou, la souveraine mère. Le nom de Niuhi ou Niuva ne ressemble pas peu à celui de Noé ou Nouh, comme le prononcent les orientaux. Au temps de Fohi et de Niuva, Kong-Kong fit le déluge, écrit Ventzé (2). Kong-Kong, dit Lopi, fut le premier des rebelles; il excita le déluge pour rendre l'univers malheureux; il brisa les liens qui unissaient le ciel et la terre, et les hommes, accablés de misères, ne pouvaient les souffrir. Alors Niuva, déployant ses forces toutes divines, combattit Kong-Kong, le défit entièrement et le chassa. Après cette victoire, elle rétablit les quatre point cardinaux et rendit la paix au monde (3). Dans le Chou-King, espèce de traité de morale historique à l'usage des rois, le philosophe Confucius nous montre le premier empereur de la Chine dont il parle, Yao, occupé à faire écouler les eaux qui, s'étant élevées jusqu'au ciel, baignaient encore le pied des plus hautes montagnes, couvraient les collines moins élevées, et rendaient les plaines impraticables (4). Des particularités encore plus singulières se remarquent dans l'ancienne écriture chinoise. La figure de l'eau avec celle de la bouche et le signe de huit, signifie grande inondation; une bouche, un navire et huit, navigation heureuse; eau et navire sous un triangle, signifie faveur, délivrance, échapper du péril; bouche, homme et nourriture, avec le signe de huit, ancien sacrifice, dont on ne sait rien de plus précis. Le signe deux, souvent aussi huit avec l'image des descendants, s'appelle postérité. Le signe huit avec la figure de la bouche, choisir, se diviser (5). Enfin, selon l'histoire chinoise, Fohi s'établit dans la province

(1) Shuckford. Histoire du monde, 1. 2. (2) Chou-King. Discours préliminaires, p. 108. Paris, 1770.—(3) Ibid., p. 112.—(4) Chou-King, p. 8.—(5) Windischmann, t. 1, p. 362,

153 de Chensi, qui est dans le nord-ouest de la Chine, du côté de l'Inde et du mont Ararat où s'arrêta l'arche de Noé; ce qui nous indique la route à suivre pour trouver des renseignements plus certains. En attendant, le vaniteux Chinois, avec tout son respect pour les ancêtres, a conservé moins bien la mémoire de l'ancêtre le plus fameux, que l'ignorant Américain.

L'Inde, plus près des lieux où les premiers descendants de Noé durent s'établir d'abord, nous offrira naturellement quelque chose de plus complet; mais l'imagination des Hindous, plus féconde encore et plus hardie que celle des Grecs, l'entremêlera de merveilles poétiques auxquelles on n'est guère habitué en Europe. On lit donc dans un des poèmes sacrés de l'Hindostan :

« Désirant la conservation des troupeaux et des brahmanes (ou sages), des génies et des hommes vertueux, des védas (ou livres divins), de la loi et des choses précieuses, le Seigneur de l'univers prend plusieurs formes corporelles; mais quoique, comme l'air, il passe à travers une multitude d'ètres, il demeure toujours lui-même, parce qu'il n'a point de qualité sujette au changement. A la fin du dernier calpa (ou âge divin), il y eut une destruction générale occasionnée par le sommeil de Brahma (la première personne de la trinité indienne, ou le créateur). Ses créatures de différents mondes furent noyées dans un vaste océan. Brahma ayant envie de dormir, et souhaitant le repos après une longue suite d'âges, le fort démon Hayagriva s'approcha de lui et déroba les védas qui avaient coulé de ses lèvres. Lorsque Héri, le conservateur de l'univers (la seconde personne de la trinité indienne, ou Vischnou), découvrit cette action du prince de Dânavas, il prit la forme d'un petit poisson appelé saphari. Un saint monarque nommé Satyavrata régnait alors; c'était un serviteur de l'esprit qui planait sur les eaux, et si pieux que l'eau était sa seule nourriture. Il était fils du soleil, et, dans le calpa actuel, il est investi par Narayan (ou l'esprit de Dieu) de l'emploi de menou, sous le nom de Sraddhadeva, ou dieu des funérailles.

» Un jour qu'il faisait une libation dans le fleuve Critamâla, et qu'il tenait de l'eau dans la paume de sa main, il y vit remuer un petit poisson. Le roi de Dravira jeta sur-le-champ le poisson et l'eau dans le fleuve où il les avait pris, alors le saphari adressa d'un ton pathétique ces paroles au bienfaisant monarque: O roi qui montres de la compassion pour les opprimés, comment peux-tu me laisser dans l'eau de ce fleuve, moi trop faible pour résister aux monstres qui l'habitent et qui me remplissent d'effroi ? Le prince, ne sachant pas qui avait pris la forme d'un poisson, appliqua son esprit à la conservation du saphari, tant par bonté naturelle que pour le salut de son âme; et, après avoir entendu sa prière, il le plaça obligeamment sous sa protection, dans un petit vase plein d'cau; mais, dans l'espace d'une seule nuit, il grossit tellement que le vase ne pouvait plus le contenir. Il tint ce discours à l'illustre prince: Je n'aime point à vivre misérablement dans ce petit vase; procure-moi une demeure où je puisse habiter avec plaisir. Le roi, l'ôtant

du vase, le plaça dans une citerne; mais il devint grand de cinquante coudées en moins de cinquante minutes, et dit : O roi, il ne me plaît point de demeurer inutilement dans cette étroite citerne; puisque tu m'as accordé un asile, donne-moi une habitation spacieuse. Le roi le changea de place et le mit dans un étang, où, ayant assez d'espace autour de son corps, il devint d'une grosseur prodigieuse. O monarque, dit-il encore, ce séjour n'est pas commode pour moi qui dois nager au large dans les eaux; travaille à ma sûreté et transporte-moi dans un lac profond. A ces mots, le pieux monarque jeta le suppliant dans un lac, et, lorsque sa grosseur égala l'étendue de cette pièce d'eau, il jeta l'énorme poisson dans la mer. Quand il fut au milieu des vagues, il parla ainsi à Satyavrata: Ici, les goulus armés de cornes, et d'autres monstres très-forts me dévoreront; ô vaillant homme, tu ne me laisseras point dans cet océan. Trompé ainsi à plusieurs reprises par le poisson qui lui avait adressé des paroles flatteuses, le roi dit: Qui es-tu, toi qui m'abuses sous cette forme empruntée? Jamais, avant toi, je n'ai eu le spectacle ou je n'ai entendu parler d'un aussi prodigieux habitant des eaux, qui, comme toi, ait rempli en un seul jour un lac de cent lieues de circonférence; sûrcment, tu es Bhagavat qui m'apparaît, le grand Héri, dont la demeure était sur les vagues, et qui maintenant prend la forme des habitants de l'abîme. Salut et louange à toi, ô premier måle, Seigneur de la création, de la conservation et de la destruction! Tu es, ô gouverneur suprême, le plus sublime objet que nous ayons en vue, nous, tes adorateurs, qui te cherchons pieusement. Toutes tes descentes illusoires dans ce monde donnent l'existence à différents êtres; mais je suis curieux de savoir par quel motif tu as emprunté cette forme. O toi, qui as des yeux de lotus, que je n'approche point en vain des pieds d'un dieu dont la bienfaisance parfaite s'est étendue à tous, quand tu nous a montré, à notre grande surprise, l'apparence d'autres corps, non pas existants en réalité, mais présentés successivement.

>> Le Seigneur de l'univers, aimant l'homme pieux qui l'implorait ainsi, et désirant le préserver de la mer de destruction causée par la perversité du siècle, lui dit en ces termes ce qu'il avait à faire: O toi qui domptes les ennemis, dans sept jours les trois mondes seront plongés dans un océan de mort; mais, au milieu des vagues meurtrières, un grand vaisseau, envoyé par moi pour ton usage, paraîtra devant toi. Tu prendras alors toutes les plantes médicinales, toute la multitude des graines, et, accompagné de sept saints, entouré de couples de tous les animaux, tu entreras dans cette arche spacieuse, et tu y demeureras à l'abri du déluge d'un immense océan, sans autre lumière que la splendeur de tes saints compagnons. Lorsqu'un vent impétueux agitera le vaisseau, tu l'assujétiras à ma corne avec un grand serpent de mer; car je serai près de toi. Tirant le vaisseau, avec toi et tes compagnons, je demeurerai sur l'océan, ô chef des hommes, jusqu'à ce qu'une nuit de Brahma soit complètement écoulée: tu connaîtras pour lors

ma véritable grandeur, justement nommée la Divinité suprême. Par ma faveur, il sera répondu à toutes tes questions, et ton esprit recevra des instructions en abondance.

>>Héri disparut après avoir donné ces ordres au monarque, et Satyavrata attendit avec humilité l'époque assignée par celui qui régle nos sens. Le pieux monarque, ayant répandu vers l'est les tiges pointues de l'herbe darbha, et tourné son visage vers le nord, était assis et méditait sur les pieds du dieu qui avait pris la forme d'un poisson. La mer, franchissant ses rivages, inonda toute la terre, et bientôt elle fut accrue par les pluies que versaient des nuages immenses. Le roi, méditant toujours les commandements de Bhagavat, vit le vaisseau s'approcher et y entra avec les chefs des brahmanes, après y avoir porté les plantes médicinales et s'être conformé aux préceptes de Héri. Les saints lui adressèrent ce discours : O roi, médite sur Césava, qui nous délivrera sûrement de ce danger et nous accordera la prospérité. Le dieu, invoqué par le monarque, apparut encore distinctement sur le vaste océan, sous la forme d'un poisson brillant comme l'or, s'étendant à un million de lieues, avec une corne énorme, à laquelle le roi, comme Héri le lui avait commandé, attacha le vaisseau avec un câble fait d'un grand serpent, et, heureux de sa conservation, il se tint debout, louant le destructeur de Madhou. Quand le monarque eut achevé son hymne, le premier mâle, Bhagavat, qui veillait à sa sûreté sur la grande étendue des eaux, parla tout haut à sa propre divine essence, prononçant un pourana (ou poème) sacré, qui contenait les règles de la philosophie sankhya; mais c'était un mystère infini qui devait être caché dans le sein de Satyavrata. Assis dansle vaisseau avec les saints, il entendit le principe de l'âme, l'être éternel, proclamé par le pouvoir suprême. Ensuite Héri, se levant avec Brahma du sein du déluge destructeur, qui était apaisé, tua le démon Hayagriva, et recouvra les livres sacrés. Satyavrata, instruit dans toutes les connaissances divines et humaines, fut choisi dans le calpa actuel, par la faveur de Vischnou, pour septième menou et surnommé Vaivasouata (ou fils du soleil); mais l'apparition d'un poisson cornu au religieux monarque, fut Mayá (ou illusion), et celui qui entendra dévotement ce récit historique et allégorique sera affranchi de l'esclavage du péché (1).»

[ocr errors]

Ces dernières paroles nous avertissent de ce que déjà nous aurons pu apercevoir, qu'il y a dans ce récit et des allégories et de l'histoire. En effet, ce sommeil de Brahma, ce vol des livres sacrés par le démon que signifient-ils dans un langage plus simple? sinon que toute chair avait corrompu sa voie, que les commandements de Dicu étaient mis en oubli, et que le principal auteur de ce mal était le chef des esprits méchants. Mais aussi,

(1) Traduit littéralement du Bhagavat, livre canonique des Hindous, par W. Jones, Asiatic. research., t. 1, p. 230. Traduction française, t. 1, p. 170.

comment ne pas reconnaître l'histoire de Noé dans Satyavrata ou Menou, qui est averti par la divinité que dans sept jours commencera un déluge universel, et qui se sauve dans une arche spacieuse, avec sept autres saints personnages et des couples de tous les animaux? Ce picux monarque est nommé le dieu des funérailles, sans doute parce qu'il survécut à tout le monde antérieur. Narayan, ou l'esprit de Dieu, que les Indiens représentent planant sur les eaux à la création, l'établit Menou, législateur, patriarche, dans l'âge actuel du monde. C'est à Menou que les Indiens attribuent les antiques lois qui les gouvernent. C'est à Noé, comme nous avons vu, que Dieu donna les lois fondamentales de la société humaine. Le nom seul de Menou semble prouver l'identité des deux personnages. Me est l'article indien le; Nou est le nom oriental de Noé; les Arabes l'appellent Nouh al nabi, Noé le prophète. Quelques savants ont cru même le reconnaître dans le Minos des Grecs et le Mannus des Germains (1).

D'autres récits ajoutent au même fond des circonstances différentes. Nous croyons inutile de les rapporter. Mais il nous est impossible de ne citer point un endroit remarquable qui se lit dans un des livres que, de temps immémorial, les Hindous regardent comme une révélation de Vischnou, et qui a été traduit par un des plus savants hommes du dernier siècle, le fondateur de l'académie de Calcutta.

« Satyavarman (ou Satyavrata), roi de toute la terre, eut trois fils: l'aîné Serma, ensuite Charma, et le troisième, Yapéti. C'étaient des hommes sages, excellents en vertu et actions nobles, habiles à manier toutes sortes d'armes, vaillants et avides de victoires. Satyavarman, qui faisait ses délices de la contemplation spirituelle, voyant que ses fils étaient propres au gouvernement, il les en chargea. Lorsqu'un jour, par le décret du destin, le roi eut bu du mout, il perdit les sens et s'endormit nu. Charma s'en étant aperçu, appela ses frères et dit: Qu'est-ce que cela? Dans quel état est notre père? Ceux-ci le couvrirent avec des habits et le rappelèrent à ses sens. Quand il fut revenu à lui-même et qu'il connut parfaitement ce qui s'était passé, il maudit Charma : Tu seras l'esclave des esclaves! Et parce que tu as été un moqueur en leur présence, tu prendras ton nom de la moquerie. Ensuite, il donna à Serma une vaste souveraineté au midi des montagnes de la neige (l'Himalaya ou le Caucase), et à Yapéti il donna tout ce qui est au nord de ces montagnes. Pour lui, il parvint, par sa pieuse contemplation, à la plus haute félicité (2). »

Il n'est pas besoin ici de commentaire. Qui ne reconnait Sem ou Schem dans Serma, Charma dans Cham, Japhet dans Yapéti? Dans les deux premiers noms, une lettre intercalée met seule quelque différence. L'a final

(1) Stolberg. Histoire de la religion de Jésus-Christ. research., t. 3, p. 262.

[blocks in formation]
« PrécédentContinuer »