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SCÈNES TRAGIQUES.

Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux,
Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux:
D'un pinceau délicat l'artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable.
Ainsi, pour nous charmer, la tragédie en pleurs
D'Edipe tout sanglant fit parler les douleurs,
D'Oreste parricide exprima les alarmes,

Et pour nous divertir nous arracha des larmes.

BOILEAU.

Imprécations de CAMILLE, Sœur d'HORACE, en apprenant que son Frère vient de tuer CURIACE son amant.

ROME, l'unique objet de mon ressentiment!
Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant !
Rome qui t'a vu naître et que ton cœur adore!
Rome, enfin, que je hais parce qu'elle t'honore!
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés,
Saper ses fondemens encore mal assurés,
Et si ce n'est assez de toute l'Italie
Que l'orient contre elle à l'occident s'allie,
Que cent peuples unis des bouts de l'univers
Passent pour
la détruire et les monts et les mers.
Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles ;
Que le courroux du ciel alluiné par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux.
Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre,
Voir ses maisons en cendre et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause et mourir de plaisir!

P. Corneille. Les Horaces.

AUGUSTE, qui vient de découvrir la Conjuration de Cinna, exprime ses Réflexions, ses Remords, et ses Craintes.

Ciel! à qui voulez-vous désormais que je fie
Les secrets de mon ame, et les soins de ma vie?
Reprenez le pouvoir que vous m'avez commis
Si, donnant des sujets, il ôte les amis;

Si tel est le destin des grandeurs souveraines,
Que leurs plus grands bienfaits n'attirent que des haînes;
Et si votre rigueur les condamne à chérir

Ceux que vous animez à les faire périr.

Pour elles rien n'est sûr; qui peut tout, doit tout craindre.
Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre.
Quoi, tu veux qu'on t'épargne, et n'as rien épargné!
Songe aux fleuves de sang où ton bras s'est baigné,
De combien ont rougi les champs de Macédoine,
Combien en a versé la défaite d'Antoine,
Combien celle de Sexte, et revois tout d'un temps
Pérouse au sien noyée, et tous ses habitans;
Remets dans ton esprit, après tant de carnages,
De tes proscriptions les sanglantes images,
Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,
Au sein de ton tuteur enfonças le couteau;
Et puis ose accuser le destin d'injustice,

Quand tu vois que les tiens s'arment pour ton supplice.
Et que, par ton exemple, à ta perte guidés,
Ils violent les droits que tu n'as pas gardés !
Leur trahison est juste, et le Ciel l'autorise.
Quitte ta dignité comme tu l'as acquise;
Rends un sang infidèle à l'infidélité,

Et souffre des ingrats, après l'avoir été.
Mais que mon jugement au besoin m'abandonne!
Quelle fureur, Cinna, m'accuse et te pardonne,
Toi dont la trahison me force à retenir

Ce pouvoir souverain dont tu veux me punir,
Me traite en criminel, et fait seule mon crime,
Relève pour l'abattre un trône légitime,

Et d'un zèle effronté couvrant son attentat,
S'oppose, pour me perdre, au bonheur de l'état!
Donc jusqu'à l'oublier je pourrais me contraindre!
Tu vivrais en repos, après m'avoir fait craindre!
Non, non, je me trahis moi-même d'y penser.
Qui pardonne aisément, invite à l'offenser.
Punissons l'assassin, proscrivons les complices.
Mais quoi! toujours du sang, et toujours des supplices!

Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter:

Je veux me faire craindre, et ne fais qu'irriter.

Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile;
Une tête coupée en fait renaître mille;

Et le sang répandu de mille conjurés,

Rend mes jours plus maudits, et non plus assurés.
Octave, n'attends plus le coup d'un nouveau Brute,
Meurs, et dérobe lui la gloire de ta chute:

Meurs; tu ferais pour vivre un lâche et vain effort,
Si tant de gens de cœur font des vœux pour ta mort,
Et si tout ce que Rome a d'illustre jeunesse,

Pour te faire périr tour à tour s'intéresse !

Meurs, puisque c'est un mal que tu ne peux guérir ;
Meurs enfin, puisqu'il faut ou tout perdre ou mourir.
La vie est peu de chose, et le peu qui t'en reste
Ne vaut pas l'acheter par un prix si funeste.
Meurs; mais quitte du moins la vie avec éclat;
Eteins-en le flambeau dans le sang de l'ingrat:
A toi-même, en mourant, immole ce perfide;
Contentant ses désirs, punis ce parricide;
Fais un tourment pour lui de ton propre trépas,
En fesant qu'il le voye et n'en jouisse pas.
Mais jouissons plutôt nous-mêmes de sa peine;
Et si Rome nous hait, triomphons de sa haîne.
O Romains! & vengeance! 6 pouvoir absolu!
O rigoureux combat d'un cœur irrésolu,
Qui fuit en méme temps tout ce qu'il se propose!
D'un prince malheureux ordonnez quelque chose.
Qui des deux dois-je suivre, ou duquel m'éloigner?
Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner.

Le même Cinna.

Scène d'Andromaque.

ORESTE, HERMIONE, CLÉONE.

Or. Madame, c'en est fait, et vous êtes servie: Pyrrhus rend à l'autel son infidèle vie.

Her. Il est mort!

Or.

Il expire; et nos Grecs irrités
Ont lavé dans son sang ses infidélités.
Je vous l'avais promis, et, quoique mon courage
Se fit de ce complot une funeste image,

J'ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersés
Se sont jusqu'à l'autel dans la foule glissés.
Pyrrhus m'a reconnu, mais sans changer de face;
Il semblait que ma vue excitât son audace;
Que tous les Grecs, bravés en leur ambassadeur,
Dussert de son hymen relever la splendeur.

Enfin, avec transport prenant son diadème,

Sur le front d'Andromaque il l'a posé lui-même:
"Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne et ma foi;
Andromaque, régnez sur l'Epire et sur moi.
Je voue à votre fils une amitié de père:
J'en atteste les dieux, je le jure à sa mère:
Pour tous mes ennemis je déclare les siens,
Et je le reconnais pour le roi de Troyens."
A ces mots, qui du peuple attiraient le suffrage,
Nos Grecs n'ont répondu que par un cri de rage:
L'infidèle s'est vu partout envelopper,

Et je n'ai pu trouver de place pour frapper:
Chacun se disputait la gloire de l'abattre.

Je l'ai vu dans leurs mains quelque temps se débattre
Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober:

Mais enfin à l'autel il est allé tomber.

Du peuple épouvanté j'ai traversé la presse
Pour venir de ces lieux enlever ma princesse,
Et regagner le port, où bientôt nos amis

Viendront couverts du sang que je vous ai promis.
Her. Qu'ont-ils fait!

Or.
Pardonnez à leur impatience:
Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance;
Vous vouliez que ma main portât les premiers coups;
Qu'il sentit en mourant qu'il expirait pour vous.
Mais c'est moi dont l'ardeur leur a servi d'exemple;
Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple,
Madame; et vous pouvez justement vous flatter
D'une mort que leurs bras n'ont fait qu'exécuter.
Vous seule avez poussé les coups-

Her.
Tais-toi, perfide,
Et n'impute qu'à toi ton lâche parricide.
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,
Va: je la désavoue, et tu me fais horreur.
Barbare, qu'as-tu fait? avec quelle furie
As-tu tranché le cours d'une si belle vie?
Avez-vous pu, cruels, l'immoler aujourd'hui
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui?
Mais parle de son sort qui t'a rendu l'arbitre?
Pourquoi l'assassiner? qu'a-t-il fait ? à quel titre ?
Qui te l'a dit?

Or.
Oh dieux! quoi! ne m'avez-vous pas,
Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas?
Her. Ah! failait-il en croire une amante insensée ?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée?
Et ne voyais-tu pas, dans mes emportemens,
Que mon cœur démentait ma bouche à tous momens?

Quand je l'aurais voulu, fallait-il y souscrire?
N'as-tu pas dû cent fois te le faire redire?
Toi-même avant le coup me venir consulter?
Y revenir encore, ou plutôt m'éviter?

Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance?
Qui t'amène en des lieux où l'on fuit ta présence?
Voilà de ton amour le détestable fruit:

Tu m'apportais, cruel, le malheur qui te suit.
C'est toi dont l'ambassade, à tous les deux fatale,
L'a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.
Nous le verrions encore nous partager ses soins:
Il m'aimerait peut-être? il le feindrait du moins.
Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Epire;
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
A toute ma famille; et c'est assez pour moi,
Traître, qu'elle ait produit un monstre comme toi.

Racine

Scène de Britannicus.

BURRHUS, Gouverneur de NERON, apprenant de iui-même qu'il veut faire périr GERMANICUS son Frère, s'efforce de ranimer dans l'ame de ce Prince les premiers Sentimens de Vertu qu'il avait fait paraître.

Burr. De votre bouche, ô ciel, seigneur, puis-je l'apprendre?
Vous même, sans frémir, avez-vous pu l'entendre?
Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner?
Néron, dans tous les cœurs, est-il las de régner?
Que dira-t-on de vous? Quelle est votre pensée ?
Nér. Quoi! toujours enchaîné de ma gloire passée?
J'aurai devant les yeux je ne sais quel amour,
Que le hasard nous donne et nous ête en un jour?
Soumis à tous leurs vœux, à mes désirs contraire,
Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ?

Burr. Et ne suffit-il pas, seigneur, à vos souhaits
Que le bonheur public soit un de vos bienfaits?
C'est à vous à choisir, vous êtes encore maître.
Vertueux jusqu'ici, vous pouvez toujours l'être.
Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus.
Vous n'avez qu'à marcher de vertus en vertus.
Mais, si de vos flatteurs vous suivez la maxime,
Il vous faudra, seigneur, courir de crime en crime;
Soutenir vos rigueurs par d'autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés;
Britannicus mourant excitera le zèle

. De ses amis, tous prêts à prendre sa querelle.

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