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si terribles répandus dans ses pièces tragiques, d'ailleurs monstrueuses, qu'elles ont toujours été jouées avec le plus grand succès. Il était s bien né avec toutes les semences de la poésie, qu'on peut le comparer à la pierre enchassée dans l'anneau de Pyrrhus, qui, à ce que nous dit Pline, représentait la figure d'Apollon avec les neuf muses, dans ces veines que la nature y avait tracées elle-même sans aucun secours de l'art.

Non-seulement il est le chef des poétes dramatiques Anglais, mais il passe toujours pour le plus excellent: il n'eut ni modèles ui rivaux, les deux sources de l'émulation, les deux principaux aiguillons du génie. La magnificence ou l'équipage d'un héros ne peut donner à Brutus la majesté qu'il reçoit de quelques lignes de Shakespear: doué d'une imagination également forte et riche, il peint tout ce qu'il voit, et embellit presque tout ce qu'il peint. Dans les tableaux de l'Albane, les amours de la suite de Vénus ne sont pas représentés avec plus de grâces, que Shakespear en donne à ceux qui font le cortége de Cléopâtre, dans la description de la pompe avec laquelle cette reine se présente à Antoine sur les bords du Cydnus.

Ce qui lui manque, c'est le choix. Quelquefois en lisant ses pièces, on est surpris de la sublimité de ce vaste génie; mais il ne laisse pas subsister l'admiration: à des portraits où règnent toute l'élévation et toute la noblesse de Raphaël, succèdent de misérables tableaux dignes des peintres de taverne.

Il ne se peut rien de plus intéressant que le monologue de Hamlet, prince de Danemarck, dans le troisième acte de la tragédie de ce nom.

L'ombre du père de Hamlet paraît, et porte la terreur sur la scène, tant Shakespear possédait le talent de peindre: c'est par là qu'il sut toucher le faible superstitieux de l'imagination des hommes de son temps, et réussir en de certains endroits où il n'était soutenu que par la seule force de son propre génie. Il y a quelque chose de si bizarre, et avec cela de si grave, dans les discours de ses fantômes, de ses fées, de ses sorciers, et de ses autres personnages chimériques, qu'on ne saurait s'empêcher de les croire naturels, quoique nous n'ayons aucune règle fixe pour en bien juger; et qu'on est contraint d'avouer que, s'il y avait de tels êtres au monde, il est fort probable qu'ils parleraient et agiraient de la manière dont il les a représentés. Quant à ses défauts, on les excusera sans doute, si l'on considère que l'esprit humain ne peut de tous côtés franchir les bornes qu'opposent à ses efforts le ton du siècle, les mœurs, et les préjugés.

Marmontel.

Corneille et Racine.

Corneille dut avoir pour lui la voix de son siècle dont il était le créateur; Racine doit avoir celle de la postérité dont il est à jamais le modèle. Les ouvrages de l'un ont dú perdre beaucoup avec le temps

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sans que sa gloire personnelle doive en souffrir; le mérite des ouvrages du second doit croître et s'agrandir dans les siècles avec sa renominée et nos lumières. Peut-être les uns et les autres ne doivent point être mis dans la balance; un mélange de beautés et de défauts ne peut entrer en comparaison avec des productions achevées qui réunissent tous les genres de beautés dans le plus éminent degré, sans autres défauts que ces taches légères qui avertissent que l'auteur était homme. Quant au mérite personnel, la différence des époques peut le rapprocher malgré la différence des ouvrages; et si l'imagination veut s'amuser à chercher des titres de préférence pour l'un ou pour l'autre, que l'on examine lequel vaut le mieux d'avoir été le premier génie qui ait brillé après la longue nuit des siècles barbares, ou d'avoir été le plus beau génie du siècle le plus éclairé de tous les siècles.

Le dirai-je? Corneille me paraît ressembler à ces Titans audacieux qui tombent sous les montagnes qu'ils ont entassées: Racine me paraît le véritable Prométhée qui a ravi le feu des cieux.

La Harpe. Eloge de Racine.

Racine et Voltaire.

Tous deux ont possédé ce mérite si rare de l'élégance continue et de l'harmonie, sans lequel, dans une langue formée, il n'y a point d'écri vain; mais l'élégance de Racine est plus égale; celle de Voltaire est plus brillante. L'une plaît davantage au goût; l'autre, à l'imagination. Dans l'un, le travail sans se faire sentir, a effacé jusqu'aux imperfections les plus légères; dans l'autre, la facilité se fait apercevoir à-la-fois et dans les beautés et dans les fautes. Le premier a corrigé son style, sans en refroidir l'intérêt; l'autre y a laissé des taches, sans en ob. scurcir l'éclat. Ici, les effets tiennent plus souvent à la phrase poétique; là, ils appartiennent plus à un trait isolé, à un vers saillaut. L'art de Racine consiste plus dans le rapprochement nouveau des expressions; celui de Voltaire, dans de nouveaux rapports d'idées. L'un ne se permet rien de ce qui peut nuire à la perfection; l'autre ne se refuse rien de ce qui peut ajouter à l'ornement. Racine, à l'exemple de Despréaux, a étudié tous les effets de l'harmonie, toutes les formes du vers, toutes les manières de le varier. Voltaire, sensible, surtout, à cet accord si nécessaire entre le rhythme et la pensée, semble regarder le reste comme un art subordonné, qu'il rencontre plutôt qu'il ne le cherche. L'un s'attache plus à finir le tissu de son style; l'autre à en relever les couleurs. Dans l'un, le dialogue est plus lié; dans l'autre, il est plus rapide. Dans Racine il y a plus de justesse; dans Voltaire, plus de mouvemens. Le premier l'emporte pour la profondeur et la vérité, le second, pour la véhémence et l'énergie. Ici les beautés sont plus sévères, plus irréprochables; là elles sont plus variées, plus séduisantes. On admire dans Racine cette perfection toujours plus étonnante à mesure qu'elle est plus examinée; on adore dans Voltaire cette magie qui donne de l'attrait même à ses défauts. L'un vous paraît toujours

p us grand par la réflexion; l'autre ne laisse pas le maître de réfléchir. Il semble que l'un ait mis son amcur-propre à défier la critique, et l'autre à la désarmer. Enfin, si l'on ose hasarder un résultat sur des objets livrés à jamais à la diversité des opinions, Racine, lu par les connaisseurs, sera regardé comme le poéte le plus parfait qui ait écrit; Voltaire, aux yeux des hommes rassemblés au théâtre, sera le génie le plus tragique qui ait régné sur la scène.

Le même. Eloge de Voltaire.

Peroraison de l'Eloge de Racine.

O mes concitoyens! ne vous opposez point à votre gloire, en vous opposant à celle de Racine. L'éloge de ce grand homme doit vous être cher, et peut-être n'est-il pas inutile. Les barbares approchent, l'invasion vous menace; songez que les déclamateurs en vers et en prose ont succédé jadis aux poétes et aux orateurs. Retardez du moins parmi vous, s'il est possible, cette inévitable révolution. Joignez-vous aux disciples du bon siècle pour arrêter le torrent; encouragez l'étude des anciens, qui seule peut conserver parmi vous le feu sacré prêt à s'éteindre. N'en croyez pas surtout ces esprits impérieux et exaltés qui trouvent la littérature du dernier siècle timide et pusillanime, qui, sous prétexte de nous délivrer de ces utiles entraves qui ne donnent que plus de ressort aux talens et plus de mérite aux beaux arts, ne songent qu'à se délivrer eux-mêmes des règles du bon sens qui les importunent. Ne les croyez pas, ceux qui veulent être poétes sans faire de vers, et grands hommes sans savoir écrire: ne voyez-vous pas que leur esprit n'est qu'impuissance, et qu'ils voudraient mettre les systèmes à la place des talens? Ne les croyez pas ceux qui vantent sans cesse la nature brute; ils portent envie à la nature perfectionnée; ceux qui regrettent les beautés du chaos; vous avez sous vos yeux les beautés de la création: ceux qui préfèrent un mot sublime de Shakespear aux vers de Phèdre et de Mérope; Shakespear est le poéte du peuple; Phèdre et Mérope sont les délices des hommes instruits; ne les croyez pas ceux qui relèvent avec enthousiasme le mérite médiocre de faire verser quelques larmes dans un roman; il est un peu plus beau d'en faire couler à la première scène d'Iphigénie: ceux qui justifient l'invraisemblable, l'outré, le gigantesque, sous prétexte qu'ils ont produit quelquefois un effet passager, et qu'ils peuvent étonner un moment; malheur à qui ne cherche qu'à étonner, car on n'étonne pas deux fois! O mes conci. toyens! je vous en conjure encore, méfiez vous de ces législateurs enthousiastes: opposez leur toujours les anciens et Racine: opposez-leur ce grand axiome de son digne ami, ce principe qui paraît si simple et qui est si fécond, Rien n'est beau que le vrai. Et si vous voulez avoir sans cesse sous les yeux des exemples de ce beau et de ce vrai, relisez sans cesse Racine. Le même.

Lafontaine.

Il est donc aussi des honneurs publics pour l'homme simple et le talent aimable! Ainsi donc la postérité, plus promptement frappée en tout genre de ce qui se présente à ses yeux avec un éclat imposant, occupée d'abord de célébrer ceux qui ont produit des révolutions mémorables dans l'esprit humain, ou qui ont régné sur les peuples, par les puissantes illusions du théâtre; la postérité a tourné ses regards sur un homme, qui, sans avoir à lui offrir des titres aussi magnifiques, ni d'aussi grands monumens, ne méritait pas moins ses attentions et ses hoimages; sur un écrivain original et enchanteur, le premier de tous dans un genre d'ouvrage plus fait pour être goûté avec délices, que pour être admiré avec transport: à qui nul n'a ressemblé dans le talent de raconter; que nul n'égala jamais dans l'art de donuer des grâces à la raison, et de la gaieté au bon sens; sublime dans sa naïveté, et charmant dans sa négligence; sur un homme modeste qui a vécu sans éclat en produisant des chefs-d'œuvre, comme li vivait avec sagesse en se livrant dans ses écrits à toute la liberté de l enjouement, qui n'a jamais rien prétendu, rien envié, rien affecté; qui devait être plus relu que célébré, et qui obtint plus de renommée que de récompenses; homme d'une simplicité rare, qui, sans doute, ne pouvait pas ignorer son génie, mais ne l'appréciait pas, et qui même, s'il pouvait être témoin des honneurs qu'on lui rend aujourd'hui, serait étonné de sa gloire, et aurait besoin qu'on lui révélât le secret de son mérite.

Le même. Eloge de Lafontaine.

Molière et Lafontaine.

Molière, dans chacune de ses pièces, ramenant la peinture des mœurs à un objet philosophique, donne à la comédie la moralité de l'apologue. Lafontaine, transportant dans ses fables la peinture des mœurs, donne à l'apologue une des plus grandes beautés de la comédie, les caractères. Doués tous les deux au plus haut degré du génie d'observation, génie dirigé dans l'un par une raison supérieure, guidé dans l'autre par un instinct non moins précieux, ils descendent dans le plus profond secret de nos travers et de nos faiblesses; mais chacun, selon la double diffé. rence de son genre et de son caractère, les exprime différemment. Le pinceau de Molière doit être plus énergique et plus ferme, celui de Lafontaine plus délicat et plus fin. L'un rend les grands traits avec une force qui le montre comme supérieur aux nuances; l'autre saisit les nuances avec une sagacité qui suppose la science des grands traits. Le poéte comique semble s'être plus attaché aux ridicules, et a peint quelquefois les formes passagères de la société. Le fabuliste semble s'adresser davantage aux vices, et a peint une nature encore plus générale. Le premier me fait plus rire de mon voisin; le second me ramène plus à moi-même, Celui-ci me venge davantage des sottises d'autrui ; celui

là me fait mieux songer aux miennes. L'un semble avoir vu les ridicules comme un défaut de bienséance choquant pour la société; l'autre avoir vu les vices comme un défaut de raison fâcheux pour nousmêmes. Après la lecture du premier, je crains l'opinion publique; après la lecture du second, je crains ma conscience. Enfin, l'homme corrigé par Molière, cessant d'être ridicule, pourrait demeurer vi. cieux corrigé par Lafontaine, il ne serait plus ni vicieux ni ridicule, il serait raisonnable et bon; et nous nous trouverions vertueux, comme Lafontaine était philosophe, sans nous en douter.

Champfort. Eloge de Lafontaine.

Bossuet et Fénélon.

Bossuet, après sa victoire, passa pour le plus savant et le plus orthodoxe des évêques; Fénélon, après sa défaite, pour le plus modeste et le plus aimable des hommes. Bossuet continua de se faire admirer à la cour; Fénélon se fit adorer à Cambrai, et dans l'Europe. Peut-être serait-ce ici le lieu de comparer les talens et la réputation de ces deux hommes également célèbres, également immortels. On pourrait dire que tous deux eurent un génie supérieur; mais que l'un avait plus de cette grandeur qui nous élève, de cette force qui nous terrasse; l'autre plus de cette douceur qui nous pénètre, et de ce charme qui nous attache. L'un fut l'oracle du dogme, l'autre celui de la morale: mais il paraît que Bossuet, en fesant des conquêtes pour la foi, en foudroyant l'hérésie, n'était pas moins occupé de ses propres triomphes, que de ceux du Christianisme: il semble au contraire que Fénélon parlait de la vertu comme on parle de ce qu'on aime, en l'embellissant sans le vouloir, et s'oubliant toujours, sans croire même faire un sacrifice. Leurs travaux furent aussi différens que leurs caractères. Bossuet, né pour les luttes de l'esprit et les victoires du raisonnement, garda même dans les écrits étrangers à ce genre cette tournure mâle et nerveuse, cette vigueur de raison, cette rapidité d'idées, ces figures hardies et pressantes, qui sont les armes de la parole. Fénélon, fait pour aimer la paix et pour l'inspirer, conserva sa douceur, même dans la dispute, mit de l'onction jusques dans la controverse, et parut avoir rassemblé dans son style tous les secrets de la persuasion. Les titres de Bossuet dans la postérité sont, surtout, ses Oraisons funèbres, et son Discours sur l'Histoire. Mais Bossuet, historien et orateur, peut rencontrer des rivaux; le Télémaque est un ouvrage unique, dont nous ne pouvons rien rapprocher. Au livre des variations, aux combats contre les hérétiques, on peut opposer le livre sur l'Existence de Dieu, et les combats contre l'athéisme: doctrine funeste et destructive, qui dessèche l'ame et l'endurcit, qui tarit une des sources de la sensibilité, et brise le plus grand appui de la morale, arrache au malheur sa consolation, a a vertu son immortalité, glace le cœur du juste en lui ôtant un témoin et un ami, et ne rend justice qu'au méchant qu'elle anéantit.

La Harpe. Eloge de Fénélon.

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