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Massillon.

Il excelle dans a partie de l'orateur, qui seule peut tenir lieu de toutes les autres, dans cette éloquence qui va droit à l'ame, mais qui l'agite sans la renverser, qui la consterne sans la flétrir, et qui la pénètre sans la déchirer. Il va chercher au fond du cœur ces replis cachés où les passions s'enveloppent, ces sophismes secrets dont elles savent si bien s'aider pour nous aveugler et nous séduire. Pour com. battre et détruire ces sophismes, il lui suffit presque de les développer avec une onction si affectueuse et si tendre, qu'il subjugue moins qu'il n'entraîne, et qu'en nous offrant même la peinture de nos vices, il sait encore nous attacher et nous plaire. Sa diction, toujours facile, élégante, et pure, est partout de cette simplicité noble, sans laquelle il n'y a ni bon goût, ni véritable éloquence; simplicité qui, réunie dans Massillon à l'harmonie la plus séduisante et la plus douce, en emprunte encore des grâces nouvelles; et ce qui met le comble au charme que fait éprouver ce style enchanteur, on sent que tant de beautés ont coulé de source, et n'ont rien coûté à celui qui les a produites. Il lui échappe même quelquefois, soit dans les expressions, soit dans les tours, soit dans la mélodie si touchante de son style, des négligences qu'on peut appeler heureuses, parce qu'elles achèvent de faire disparaître non-seulement l'empreinte, mais jusqu'au soupçon du travail. C'est par cet abandon de lui-même que Massillon se fesait autant d'amis que d'auditeurs; il savait que plus un orateur paraît occupé a'enlever l'admiration, moins ceux qui l'écoutent sont disposés à l'accorder, et que cette ambition est l'écueil de tant de prédicateurs, qui, chargés, si on peut s'exprimer ainsi, des intérêts de Dieu même, veulent y mêler les intérêts si minces de leur vanité.

D'Alembert. Eloge de Massillon.

Descartes et Newton.

Les deux grands hommes qui se trouvent dans une si grande opposition, ont eu de grands rapports. Tous deux ont été des génies du premier ordre, nés pour dominer sur les autres esprits, et pour fonder des empires. Tous deux, géomètres excellens, ont vu la nécessité de trans. porter la géométrie dans la physique. Tous deux ont fondé leur physique sur une géométrie qu'ils ne tenaient presque que de leurs propres lumières. Mais l'un, prenant un vol hardi, a voulu se placer à la source de tout, se rendre maître des premiers principes par quelques idées claires et fondamentales, pour n'avoir, plus qu'à descendre aux phénomènes de la nature, comme à des conséquences nécessaires. L'autre, plus timide, ou plus modeste, a commencé sa marche par s'appuyer sur les phénomènes, pour remonter aux principes inconnus, résolu de les admettre, quels que les pût donner l'enchaînement des conséquences. L'un part de ce qu'il entend nettement, pour trouver la cause de ce qu'il voit; l'autre part de ce qu'il voit, pour en trouver la cause, soit claire, soit obscure. Les principes évidens de l'un ne le conduisent pas tou

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ours aux phénomènes tels qu'ils sont, les phénomènes ne conduisent
Les bornes qui,
pas toujours l'autre à des principes assez évidens.
dans ces deux routes contraires, ont pu arrêter deux hommes de cette
espèce, ne sont pas les bornes de leur esprit, mais celle de l'esprit
Fontenelle. Eloge de Newton.
humain.

Descartes, Bacon, Leibnitz. et Newton.

Si on cherche les grands hommes modernes avec qui on peut comparer Descartes, on en trouvera trois; Bacon, Leibnitz, et Newton. Bacon parcourut toute la surface des connaissances humaines; il jugea les siècles passés, et alla au-devant des siècles à venir: mais il indiqua plus de grandes choses qu'il n'en exécuta; il construisit l'échafaud d'un édifice immense, et laissa à d'autres le soin de construire l'édifice. Leibnitz fut tout ce qu'il voulut être ; il porta dans la philosophie une grande hauteur d'intelligence; mais il ne traita la science de la nature que par lambeaux: et ses systèmes métaphysiques semblent plus faits pour étonner et accabler l'homme, que pour l'éclairer. Newton a créé une optique nouvelle, et démontré les rapports de la gravitation dans les cieux. Je ne prétends point ici diminuer la gloire de ce grand homme; mais je remarque seulement tous les secours qu'il a eus pour ces grandes découvertes. Je vois que Galilée lui avait donné la théorie de la pesanteur; Kepler, les lois des astres dans leurs révolutions: Huyghens, la combinaison et les rapports des forces centrales et des forces centri fuges; Bacon, le grand principe de remonter des phénomènes vers les causes; Descartes, sa méthode pour le raisonnement, son analyse pour la géométrie, une foule innombrable de connaissances pour la physique, et plus que tout cela peut-être, la destruction de tous les préjugés. La gloire de Newton a donc été de profiter de tous ces avantages, de rassembler toutes ces forces étrangères, d'y joindre les siennes propres qui étaient immenses, et de les enchaîner toutes par les calculs d'une géométrie aussi sublime que profonde. Si maintenant on rapproche Descartes de ces hommes célèbres, j'oserai dire qu'il avait des vues aussi nouvelles et bien plus étendues que Bacon; qu'il a eu l'éclat et l'immensité du génie de Leibnitz, mais bien plus de consistance et de réalité dans sa grandeur; qu'enfin il a mérité d'être mis à côté de Newton, et qu'il n'a été créé que par lui-même ; parce que si l'un a découvert plus de vérités, l'autre a ouvert la route de toutes les vérités; géomètre aussi sublime, quoiqu'il n'ait point fait un aussi graud usage de la géométrie; plus original par son génie, quoique ce génie l'ait souvent trompé; plus universel dans ses connaissances, comme dans ses talens, quoique moins sage et moins assuré dans sa marche ; ayant peut-être en étendue ce que Newton avait en profondeur; fait pour concevoir en grand, mais peu fait pour suivre les détails, taudis que Newton donnait aux plus petits détails l'empreinte du génie; moins admirable sans doute pour la connaissance des cieux, mais bier plus utile pour le genre humain, par sa grande influence sur les esprite Thomas. Eloge de Descartes. et sur les siècles.

Péroraison de l'Eloge de Descartes.

Avec ses sentimens, son génie, et sa gloire, il dut trouver l'envie à Stockholm, comme il l'avait trouvée à Utrecht, à la Haye, et dans Amsterdam. L'envie le suivait de ville en ville et de climat en climat. Elle avait franchi les mers avec lui; elle ne cessa de le poursuivre, que lorsqu'elle vit entre elle et lui un tombeau. Alors elle sourit un moment sur sa tombe, et courut dans Paris, où la renommée lui dénonçait Corneille et Turenne.

Hommes de génie, de quelque pays que vous soyez, voilà votre sort! Les malheurs, les persécutions, les injustices, le mépris des cours, l'indifférence du peuple, les calomnies de vos rivaux ou de ceux qui croiront l'être, l'indigence, l'exil, et peut-être une mort obscure à cinq cents lieues de votre patrie, voilà ce que je vous annonce. Faut-il que pour cela vous renonciez à éclairer les hommes? Non, sans doute; et quand vous le voudriez, en êtes-vous les maîtres? Etesvous les maîtres de dompter votre génie, et de résister à cette impulsion rapide et terrible qu'il vous donne? N'êtes-vous pas nés pour penser, comme le soleil pour répandre sa lumière? N'avez-vous pas reçu comme lui votre mouvement? Obéissez donc à la loi qui vous domine, et gardez-vous de vous croire infortunés. Que sont tous vos ennemis auprès de la vérité? Elle est éternelle, et le reste passe. La vérité fait votre récompense; elle est l'aliment de votre génie, elle est le soutien de vos travaux. Des milliers d'hommes, ou insensés, ou indifférens, ou barbares, vous persécutent ou vous méprisent; mais dans le même temps il y a des ames avec qui les vôtres correspondent d'un bout de la terre à l'autre. Songez qu'elles souffrent et pensent avec vous, songez que les Socrates et les Platons, morts il y a deux mille ans, sont vos amis; songez que dans les siècles à venir il y aura d'autres ames qui vous entendront de même, et que leurs pensées seront les vôtres. Vous ne formez qu'un peuple et une famille avec tous les grands hommes qui furent autrefois ou qui seront un jour. Votre sort n'est pas d'exister dans un point de l'espace ou de la durée. Vivez pour tous les pays et pour tous les siècles: étendez votre vie sur celle du genre humain. Portez vos idées encore plus haut: ne voyez-vous point le rapport qui est entre Dieu et votre ame? Prenez devant lui cette assurance qui sied si bien à un ami de la vérité. Quoi! Dieu vous voit, vous entend, vous approuve, et vous seriez malheureux! Enfin, s'il vous faut le témoignage des hommes, j'ose encore vous le promettre, non point faible et incertain, comme il l'est pendant ce rapide iustant de la vie, mais universel et durable pendant la vie des siècles. Voyez la postérité qui s'avance, et qui dit à chacun de vous: Essuie tes larmes; je viens te rendre justice et finir tes maux. C'est moi qui fais la vie des grands hommes; c'est moi qui ai vengé Descartes de ceux qui l'outrageaient; c'est moi qui, du milieu des rochers et des glaces, ai transporté ses cendres dans Paris; c'est moi qui flétris les calomniateurs et anéantis les hommes qui abusent de leur

pouvoir; c'est moi qui regarde avec mépris ces mausolées élevés daus plusieurs temples à des hommes qui n'ont été que puissans, et qui honore comme sacrée la pierre brute qui couvre la cendre de l'homme de génie. Souviens-toi que ton ame est immortelle, et que ton nom le sera. Le temps fuit, les momens se succèdent, le songe de la vie s'écoule. Attends, et tu vas vivre, et tu pardonneras à ton siècle ses injustices, aux oppresseurs leur cruauté, à la nature de t'avoir choisi pour instruire et pour éclairer les hommes. Le même.

Fontenelle.

On sait que Fontenelle est le premier qui ait orné les sciences des grâces de l'imagination; mais, comme il le dit lui-même, il est trèsdifficile d'embellir ce qui ne doit l'être que jusqu'à un certain degré. Un tact très-fin, et pour lequel l'esprit ne suffit pas, a pu seul lui indiquer cette mesure. Fontenelle a surtout cette clarté qui, dans les sujets philosophiques, est la première des grâces. Son art de présenter les objets, est pour l'esprit ce que le télescope est pour l'œil de l'observateur: il abrège les distances. L'homme peu instruit voit une surface d'idées qui l'intéresse; l'homme savant découvre la profondeur cachée sous cette surface. Ainsi il donne des idées à l'un, et réveille les idées de l'autre. Pour la partie morale, Fontenelle a l'air d'un philosophe qui connaît les hommes, qui les observe, qui les craint, qui quelquefois les méprise, mais qui ne trahit son secret qu'à demi. Presque toujours il glisse à côté des préjugés, se tenant à la distance qu'il faut, pour que les uns lui rendent justice, et que les autres ne lui en fassent pas un crime. Il ne compromet point la raison, ne la montre que de loin, mais la montre toujours. A l'égard de sa manière, car il en a une, la finesse et la grâce y dominent, comme on sait, bien plus que la force. Il n'est point éloquent, ne doit et ne veut point l'être.; mais il attache et il plaît. D'autres relèvent les choses communes par des expressions nobles; lui, presque toujours, peint les grandes choses sous des images familières. Cette manière peut être critiquée; mais elle est piquante. D'abord elle donne le plaisir de la surprise par le contraste, et par les nouveaux rapports qu'elle découvre: ensuite on aime à voir un homine qui n'est pas étonné des grandes choses; ce point de vue semble nous agrandir. Peut-être même lui savons-nous gré de ne pas vouloir nous forcer à l'admiration, sentiment qui nous accuse toujours un peu ou d'ignorance, ou de faiblesse. Le même. Essai sur les Eloges.

Buffon.

Quel est celui qui s'avance d'un pas ferme et gigantesque dans cette route encore infréquentée? c'est un orateur, c'est un poéte,

c'est un philosophe : c'est Buffon! Buffon, dont la tête est vaste comme le monde: dont l'imagination est féconde comme la nature. Les siècles qui se sont écoulés, les siècles qui s'écouleront lui sont présens: ni la hauteur des cieux, ni les profondeurs de la terre, ni l'immensité que le regard humain ne peut embrasser, ni l'exiguité qu'il ne peut saisir, ne dérobent un secret à sou génie. Confident de l'origine et de la fin des choses, il voit, il devine, il explique, depuis l'énorme quadrupède qui pèse sur le globe, jusqu'au chétif animal dont l'herbe abrite la petitesse; ses yeux ont tout observé, sa plume a tout décrit: exact et inagnifique, majestueux et simple, il semble imaginer quand il définit; quand il peint, il semble créer. Un idiome vulgaire ne traduit qu'imparfaitement les conceptions de cet esprit supérieur. Cette langue neuve et sublime comme ses idées, cette langue que parle Buffon, il se l'est faite. Arnaud.

Tibère.

Après Auguste, vient ce Tibère, d'une politique sombre et d'une cruauté réfléchie; fourbe dans sa haine, et tyran dans ses caprices; aussi ennemi du courage que de la bassesse; craignant de commander à des hommes, et s'indignant de ne trouver que des esclaves; bourreau de sa famille, de ses amis, de ses sujets; aussi redoutable par ses favoris que par lui-même. Ce monstre fut aussi orateur; et, à ce que nous apprend Tacite, il avait même une éloquence mâle et forte. Il avait loué Drusus, son frère; il prononça l'éloge funèbre d'Auguste, son beau-père; et, dans la suite, il eut le triste courage de faire l'éloge de son fils unique, empoisonné par Séjan. Mais ce qui eût passé peut-être pour fermeté dans un autre, ne fut attribué, dans ce cœur sombre, qu'à une dure insensibilité.

Thomas. Essai sur les Eloges.

Le Chancelier de l'Hôpital.

Poéte, jurisconsulte, législateur, et grand homme, qui empêcha en France le fléau de l'inquisition; qui parlait d'humanité à Catherine de Médicis, et d'amour des peuples à Charles IX.; qui fut exclu du conseil, parce qu'il combattait l'injustice; qui sacrifia sa dignité, parce qu'il ne pouvait plus être utile; qui, à la Saint-Barthélemi, vit presque les poignards des assassins levés sur lui, et à qui d'autres satellites étant venus annoncer que la cour lui pardonnait : Je ne croyais pas, dit-il d'un air calme, avoir rien fait dans ma vie qui méritât un pardon.

Le même.

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