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lorsqu'elle est seule, et qui sert à connaître les mouvements du sang et des esprits qui les produisent, il me reste encore à traiter de plusieurs signes extérieurs qui ont coutume de les accompagner, et qui se remarquent bien mieux lorsqu'elles sont mêlées plusieurs ensemble, ainsi qu'elles ont coutume d'être, que lorsqu'elles sont séparées. Les principaux de ces signes sont les actions des yeux et du visage, les change ments de couleur, les tremblements, la langueur, la pâmoison, les ris, les larmes, les gémissements, et les soupirs.

ARTICLE CXII.

Des actions des yeux et du visage,

Il n'y a aucune passion que quelque particulière action des yeux' ne déclare : et cela est si manifeste en quelques-unes, que même les valets les plus stupides peuvent remarquer à l'œil de leurs maîtres s'il est fâché contre eux ou s'il ne l'est pas. Mais encore qu'on aperçoive aisément ces actions. des yeux et qu'on sache ce qu'elles signifient, il n'est pas aisé pour cela de les décrire, à cause que chacune est composée de plusieurs changements qui arrivent au mouvement et en la figure de l'œil, lesquelles sont si particulières et si petites que chacune d'elles ne peut être aperçue séparément, bien que ce qui résulte de leur conjonction soit fort aisé à remarquer. On peut dire quasi le même des actions du visage qui accompagnent aussi les passions; car, bien qu'elles soient plus grandes que celles des yeux, il est toutefois malaisé de les distinguer, et elles sont si peu différentes qu'il y a des hommes qui font presque la même mine lorsqu'ils pleurent que les autres lorsqu'ils rient. Il est vrai qu'il y en a quelquesunes qui sont assez remarquables, comme sont les rides du front en la colère, et certains mouvements du nez et des lèvres en l'indignation et en la moquerie; mais elles ne semblent pas tant être naturelles que volontaires. Et généralement toutes les actions, tant du visage que des yeux, peuvent être changées par l'âme lorsque, voulant cacher șa passion, elle en imagine fortement une contraire en sorte qu'on s'en

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peut aussi bien servir à dissimuler ses passions qu'à les déclarer.

ARTICLE CXIV.

Des changements de couleur.

On ne peut pas si facilement s'empêcher de rougir ou de pâlir lorsque quelque passion y dispose, pource que ces changements ne dépendent pas des nerfs et des muscles. ainsi que les précédents, et qu'ils viennent plus immédiatement du cœur, lequel on peut nommer la source des passions, en tant qu'il prépare le sang et les esprits à les produire. Or il est certain que la couleur du visage ne vient que du sang, lequel coulant continuellement du cœur par les artères en toutes les veines, et de toutes les veines dans le cœur, colore plus ou moins le visage, selon qu'il remplit plus ou moins les petites veines qui sont vers sa superficie.

ARTICLE CXV.

Comment la joie fait rougir.

Ainsi la joie rend la couleur plus vive et plus vermeille, pource qu'en ouvrant les écluses du cœur elle fait que le sang coule plus vite en toutes les veines, et que, devenant plus chaud et plus subtil, il enfle médiocrement toutes les parties du visage, ce qui en rend l'air plus riant et plus gai.

ARTICLE CXVI.

Comment la tristesse fait pâlir.

La tristesse, au contraire, en étrécissant les orifices du cœur, fait que le sang coule plus lentement dans les veines, et que, devenant plus froid et plus épais, il a besoin d'y occuper moins de place, en sorte que, se retirant dans les plus larges, qui sont les plus proches du cœur, il quitte les plus éloignées, dont les plus apparentes étant celles du visage, cela le fait paraître pâle et décharné, principalement lorsque la tristesse est grande ou qu'elle survient promptement, comme on voit en l'épouvante, dont la surprise augmente l'action qui serre le cœur.

ARTICLE CXVII.

Comment on rougit souvent, étant triste.

Mais il arrive souvent qu'on ne pâlit point étant triste, et qu'au contraire on devient rouge, ce qui doit être attribué aux autres passions qui se joignent à la tristesse, à savoir ou au désir et quelquefois aussi à la haine. Ces passions échauffant ou agitant le sang, qui vient du foie, des intestins et des autres parties intérieures, le poussant vers le cœur et de là par la grande artère vers les veines du visage, sans que la tristesse qui sert de part et d'autre les offices du cœur le puisse empêcher, excepté lorsqu'elle est fort excessive. Mais encore qu'elle ne soit que médiocre, elle empêche aisément que le sang ainsi venu dans les veines du visage ne descende vers le cœur pendant que l'amour, le désir ou la haine y en poussent d'autres des parties intérieures; c'est pourquoi ce sang étant arrêté autour de la face, il la rend rouge, et même plus rouge que pendant la joie, à cause que la couleur du sang paraît d'autant mieux qu'il coule moins vite, et aussi à cause qu'il s'en peut ainsi assembler davantage dans les veines de la face que lorsque les orifices du cœur sont plus ouverts. Ceci paraît principalement en la honte, laquelle est composée de l'amour de soi-même et d'un désir pressant d'éviter l'infamie présente, ce qui fait venir le sang des parties intérieures vers le cœur, puis de là par les artères vers la face, et avec cela d'une médiocre tristesse qui empêche ce sang de retourner vers le cœur. Le même paraît aussi ordinairement lorsqu'on pleure: car, comme je dirai ciaprès, c'est l'amour joint à la tristesse qui cause la plupart des larmes; et le même paraît en la colère, où souvent un prompt désir de vengeance est mêlé avec l'amour, la haine et la tristesse.

ARTICE CXVIII.

Des tremblements.

Les tremblements ont deux diverses causes : l'une est qu'il vient quelquefois trop peu d'esprits du cerveau dans les nerfs,

et l'autre qu'il y en vient quelquefois trop pour pouvoir fermer bien justement les petits passages des muscles qui, suivant ce qui a été dit en l'article x1, doivent être fermés pour déterminer les mouvements des membres. La première cause paraît en la tristesse et en la peur, comme aussi lorsqu'on tremble de froid, car ces passions peuvent, aussi bien que la froideur de l'air, tellement épaissir le sang qu'il ne fournisse pas assez d'esprits au cerveau pour en envoyer dans les nerfs. L'autre cause paraît souvent en ceux qui désirent ardemment quelque chose, et en ceux qui sont fort émus de colère, comme aussi en ceux qui sont ivres : car ces deux passions, aussi bien que le vin, font aller quelquefois tant d'esprits dans le cerveau, qu'ils ne peuvent pas être réglément conduits de là dans les muscles.

ARTICLE CXIX.

De la langueur.

La langueur est une disposition à se relâcher et être sans mouvement, qui est sentie en tous les membres; elle vient, ainsi que le tremblement, de ce qu'il ne va pas assez d'esprits dans les nerfs, mais d'une façon différente : car la cause du tremblement est qu'il n'y en a pas assez dans le cerveau pour obéir aux déterminations de la glande lorsqu'elle les pousse vers quelque muscle, au lieu que la langueur vient de ce que la glande ne les détermine point à aller vers aucuns muscles plutôt que vers d'autres.

ARTICLE CXX.

Comment elle est causée par l'amour et par le désir.

Et la passion qui cause le plus ordinairement cet effet est l'amour, joint au désir d'une chose dont l'acquisition n'est pas imaginée comme possible pour le temps présent; car l'amour occupe tellement l'âme à considérer l'objet aimé, qu'elle emploie tous les esprits qui sont dans le cerveau à lui en représenter l'image, et arrête tous les mouvements de la glande qui ne servent point à cet effet. Et il faut remarquer, touchant le désir, que la propriété que je lui ai attribuée de rendre le

corps plus mobile ne lui convient que lorsqu'on imagine l'objet désiré être tel qu'on peut dès ce temps-là faire quelque chose qui serve à l'acquérir; car si au contraire on imagine qu'il est impossible pour lors de rien faire qui y soit utile, toute l'agitation du désir demeure dans le cerveau, sans passer aucunement dans les nerfs, et étant entièrement employée à y fortifier l'idée de l'objet désiré, elle laisse le reste du corps languissant.

ARTICLE CXXI.

Qu'elle peut aussi être causée par d'autres passions.

Il est vrai que la haine, la tristesse, et même la joie, peuvent causer aussi quelque langueur lorsqu'elles sont fort violentes, à cause qu'elles occupent entièrement l'âme à consi'dérer leur objet, principalement lorsque le désir d'une chose à l'acquisition de laquelle on ne peut rien contribuer au temps présent est joint avec elle. Mais pource qu'on s'arrête bien plus à considérer les objets qu'on joint à soi de volonté que ceux qu'on en sépare et qu'aucuns autres, et que la langueur ne dépend point d'une surprise, mais a besoin de quelque temps pour être formée, elle se rencontre bien plus en l'amour qu'en toutes les autres passions.

ARTICLE CXXII.

De la pâmoison.

La pâmoison n'est pas fort éloignée de la mort, car on meurt lorsque le feu qui est dans le cœur s'éteint tout à fait, et on tombe seulement en pâmoison lorsqu'il est étouffé en telle sorte qu'il demeure encore quelques restes de chaleur qui peuvent par après le rallumer. Or il y a plusieurs indispositions du corps qui peuvent faire qu'on tombe ainsi en défaillance mais entre les passions il n'y a que l'extrême joie qu'on remarque en avoir le pouvoir; et la façon dont je crois qu'elle cause cet effet est qu'ouvrant extraordinairement les orifices du cœur, le sang des veines y entre si à coup et en si grande quantité qu'il n'y peut être raréfié par la chaleur assez promptement pour lever les petites peaux qui

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