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que de ce qu'on est plus ou moins enclin à considérer la grandeur ou la petitesse d'un objet, à raison de ce qu'on a plus ou moins d'affection pour lui.

ARTICLE CLI.

Or, ces deux passions se peuvent généralement rapporter à toutes sortes d'objets; mais elles sont principalement remarquables quand nous les rapportons à nous-mêmes, c'està-dire quand c'est notre propre mérite que nous estimons ou méprisons; et le mouvement des esprits qui les cause est alors si manifeste qu'il change même la mine, les gestes, la démarche, et généralement toutes les actions de ceux qui conçoivent une meilleure ou une plus mauvaise opinion d'euxmêmes qu'à l'ordinaire.

ARTICLE CLII.

Pour quelle cause on peut s'estimer.

Et pource que l'une des principales parties de la sagesse est de savoir en quelle façon et pour quelle cause chacun se doit estimer ou mépriser, je tâcherai ici d'en dire mon opinion. Je ne remarque en nous qu'une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l'usage de notre libre arbitre et l'empire que nous avons sur nos volontés; car il n'y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés; et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu, en nous faisant maîtres de nous-mêmes, pourvu que nous ne perdions point par lâcheté les droits qu'il nous donne.

ARTICLE CLIII.

En quoi consiste la générosité.

Ainsi je crois que la vraie générosité qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se peut légitimement estimer consiste seulement, partie en ce qu'il connaît qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés ni pourquoi il doive être loué ou blâmé, sinon

pource qu'il en use bien ou mal; et partie en ce qu'il sent en soi-même une ferme et constante résolution d'en bien user, c'est-à-dire, de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu'il jugera être les meilleures; ce qui est suivre parfaitement la vertu.

ARTICLE CLIV.

Qu'elle empêche qu'on ne méprise les autres,

Ceux qui ont cette connaissance et sentiment d'eux-mêmes se persuadent facilement que chacun des autres hommes les peut aussi avoir de soi, pource qu'il n'y a rien en cela qui dépende d'autrui. C'est pourquoi ils ne méprisent jamais personne; et bien qu'ils voient souvent que les autres commettent des fautes qui font paraître leur faiblesse, ils sont toutefois plus enclins à les excuser qu'à les blâmer, et à croire que c'est plutôt par manque de connaissance que par manque de bonne volonté qu'ils les commettent; et comme ils ne pensent point être de beaucoup inférieurs à ceux qui ont plus de biens ou d'honneurs, ou même qui ont plus d'esprit, plus de savoir, plus de beauté, ou généralement qui les surpassent en quelques autres perfections, aussi ne s'estiment-ils point beaucoup au-dessus de ceux qu'ils surpassent, à cause que toutes ces choses leur semblent être fort peu considérables à comparaison de la bonne volonté, pour laquelle seule ils s'estiment et laquelle ils supposent aussi être, ou du moins pouvoir être, en chacun des autres hommes.

ARTICLE CLV.

En quoi consiste l'humilité vertueuse.

Ainsi les plus généreux ont coutume d'être les plus humbles; et l'humilité vertueuse ne consiste qu'en ce que la réflexion que nous faisons sur l'infirmité de notre nature et sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises ou sommes capables de commettre, qui ne sont pas moindres que celles qui peuvent être commises par d'autres, est cause que nous ne nous préférons à personne, et que nous pensons

que les autres ayant leur libre arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi bien user.

ARTICLE CLVI.

Quelles sont les propriétés de la générosité, et comment elle sert de remède contre tous les déréglements des passions.

Ceux qui sont généreux en cette façon sont naturellement portés à faire de grandes choses, et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables; et pource qu'ils n'estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser son propre intérêt, pour ce sujet ils sont toujours parfaitement courtois, affables et officieux envers un chacun. Et avec cela ils sont entièrement maîtres de leurs passions, particulièrement des désirs, de la jalousie et de l'envie, à cause qu'il n'y a aucune chose dont l'acquisition ne dépende pas d'eux qu'ils pensent valoir assez pour mériter d'être beaucoup souhaitée; et de la haine envers les hommes, à cause qu'ils les estiment tous; et de la peur, à cause que la confiance qu'ils ont en leur vertu les assure; et enfin de la colère, à cause que, n'estimant que fort peu toutes les choses qui dépendent d'autrui, jamais ils ne donnent tant d'avantage à leurs ennemis que de reconnaître qu'ils en sont offensés.

ARTICLE CLVII.

De l'orgueil.

Tous ceux qui conçoivent bonne opinion d'eux-mêmes pour quelque autre cause, telle qu'elle puisse être, n'ont pas une vraie générosité, mais seulement un orgueil qui est toujours fort vicieux, encore qu'il le soit d'autant plus que la cause pour laquelle on s'estime est plus injuste; et la plus injuste de toutes est lorsqu'on est orgueilleux sans aucun sujet, c'est à-dire sans qu'on pense pour cela qu'il y ait en soi aucun mérite pour lequel on doive être prisé, mais seulement pource qu'on ne fait point d'état du mérite, et que, s'imaginant que la gloire n'est autre chose qu'une usurpation, l'on croit que ceux qui s'en attribuent le plus en ont le plus. Ce vice est si déraisonnable et si absurde que j'aurais de la peine à croire

des hommes qui s'y laissassent aller, si jamais personne n'était loué injustement; mais la flatterie est si commune partout, qu'il n'y a point d'homme si défectueux qu'il ne se voie souvent estimer pour des choses qui ne méritent aucune louange, ou même qui méritent du blâme, ce qui donne occasion aux plus ignorants et aux plus stupides de tomber en cette espèce d'orgueil.

ARTICLE CLVIII.

Que ses effets sont contraires à ceux de la générosité.

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Mais quelle que puisse être la cause pour laquelle on s estime, si elle est autre que la volonté qu'on sent en soi-même d'user toujours bien de son libre arbitre, de laquelle j'ai dit que vient la générosité, elle produit toujours un orgueil trèsblâmable, et qui est si différent de cette vraie générosité qu'il a des effets entièrement contraires; car tous les autres biens, comme l'esprit, la beauté, les richesses, les honneurs, etc ayant coutume d'être d'autant plus estimés qu'ils se trouvent en moins de personnes, et même étant pour la plupart de telle nature qu'ils ne peuvent être communiqués à plusieurs, cela fait que les orgueilleux tâchent d'abaisser tous les autres. hommes, et qu'étant esclaves de leurs désirs ils ont l'âme. incessamment agitée de haine, d'envie, de jalousie ou de colère.

ARTICLE CLIX.

De l'humilité vicieuse.

Pour la bassesse ou l'humilité vicieuse, elle consiste principalement en ce qu'on se sent faible ou peu résolu, et que, comme si on n'avait pas l'usage entier de son libre arbitre, on ne se peut empêcher de faire des choses dont on sait qu'on se repentira par après; puis aussi en ce qu'on croit ne pouvoir subsister par soi-même ni se passer de plusieurs choses dont l'acquisition dépend d'autrui. Ainsi elle est directement opposée à la générosité; et il arrive souvent que ceux qui ont l'esprit le plus bas sont les plus arrogants et superbes, en même façon que les plus généreux sont les plus modestes

et les plus humbles. Mais au lieu que ceux qui ont l'esprit fort et généreux ne changent point d'humeur pour les prospérités ou adversités qui leur arrivent, ceux qui l'ont faible et abject ne sont conduits que par la fortune, et la prospérité ne les enfle pas moins que l'adversité les rend humbles. Même on voit souvent qu'ils s'abaissent honteusement auprès de ceux dont ils attendent quelque profit ou craignent quelque mal, et qu'au même temps ils s'élèvent insolemment audessus de ceux desquels ils n'espèrent ni ne craignent aucune chose.

ARTICLE CLX.

Quel est le mouvement des esprits en ces passions.

Au reste, il est aisé à connaître que l'orgueil et la bassesse ne sont pas seulement des vices, mais aussi des passions, à cause que leur émotion paraît fort à l'extérieur en ceux qui sont subitement enflés ou abattus par quelque nouvelle occasion; mais on peut douter si la générosité et l'humilité, qui sont des vertus, peuvent aussi être des passions, pource que leurs mouvements paraissent moins, et qu'il semble que la vertu ne sympathise pas tant avec la passion que fait le vice. Toutefois je ne vois point de raison qui empêche que le même mouvement des esprits qui sert à fortifier une pensée lorsqu'elle a un fondement qui est mauvais, ne la puisse aussi fortifier lorsqu'elle en a un qui est juste; et pource que l'orgueil et la générosité ne consistent qu'en la bonne opinion qu'on a de soi-même, et ne diffèrent qu'en ce que cette opinion est injuste en l'un et juste en l'autre, il me semble qu'on les peut rapporter à une même passion, laquelle est excitée par un mouvement composé de ceux de l'admiration, de la joie et de l'amour, tant de celle qu'on a pour soi que de celle qu'on a pour la chose qui fait qu'on s'estime. Comme, au contraire, le mouvement qui excite l'humilité, soit vertueuse, soit vicieuse, est composé de ceux de l'admiration, de la tristesse, et de l'amour qu'on a pour soi-même, mêlée avec la haine qu'on a pour ses défauts, qui font qu'on se méprise; et toute la différence que je remarque en ces mouvements est que celui de

DESCARTES.

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