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ARTICLE CLXV.

De l'espérance et de la crainte.

L'espérance est une disposition de l'âme à se persuader que ce qu'elle désire adviendra, laquelle est causée par un mouvement particulier des esprits, à savoir par celui de la joie et du désir mêlés ensemble; et la crainte est une autre disposition de l'âme, qui lui persuade qu'il n'adviendra pas; et ii est à remarquer que, bien que ces deux passions soient contraires, on les peut néanmoins avoir toutes deux semblables, à savoir lorsqu'on se représente en même temps diverses raisons, dont les unes font juger que l'accomplissement du désir est facile, les autres le font paraître difficile.

ARTICLE CLXVI.

De la sécurité et du désespoir.

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Et jamais l'une de ces passions n'accompagne le désir, qu'elle ne laisse quelque place à l'autre; car lorsque l'espérance est si forte qu'elle chasse entièrement la crainte, elle change de nature et se nomme sécurité ou assurance; et quand on est assuré que ce qu'on désire adviendra, qu'on continue à vouloir qu'il advienne, on cesse néanmoins d'être agité de la passion du désir qui en faisait rechercher l'événement avec inquiétude; tout de même lorsque la crainte est si extrême qu'elle ôte tout lieu à l'espérance, elle se convertit en désespoir; et ce désespoir, représentant la chose comme impossible, éteint entièrement le désir, lequel ne se porte qu'aux choses possibles.

ARTICLE CLXV,

De la jalousie.

La jalousie est une espèce de crainte qui se rapporte au désir qu'on a de se conserver la possession de quelque bien; et qu'elle ne vient pas tant de la force des raisons qui font juger qu'on le peut perdre que de la grande estime qu'on en fait, laquelle est cause qu'on examine jusques aux moindres sujets de soupçon, et qu'on les prend pour des raisons fort considérables.

ARTICLE CLXVIII.

En quoi cette passion peut être honnête.

Et pource qu'on doit avoir plus de soin de conserver les biens qui sont fort grands que ceux qui sont moindres, cette passion peut être juste et honnête en quelques occasions. Ainsi, par exemple, un capitaine qui garde une place de grande importance a droit d'en être jaloux, c'est-à-dire de se défier de tous les moyens par lesquels elle pourrait être surprise; et une honnête femme n'est pas blâmée d'être jalouse de son honneur, c'est-à-dire de ne se garder pas seulement de mal faire, mais aussi d'éviter jusques aux moindres sujets de médisance.

ARTICLE CLXIX.

En quoi elle est blâmable.

Mais on se moque d'un avaricieux lorsqu'il est jaloux de. son trésor, c'est-à-dire lorsqu'il le couve des yeux et ne s'en veut jamais éloigner, de peur qu'il lui soit dérobé; car l'argent ne vaut pas la peine d'être gardé avec tant de soin. Et on méprise un homme qui est jaloux de sa femme, pource que c'est un témoignage qu'il ne l'aime pas de la bonne sorte, et qu'il a mauvaise opinion de soi ou d'elle; je dis qu'il ne l'aime pas de la bonne sorte, car s'il avait une vraie amour pour elle, il n'aurait aucune inclination à s'en défier; mais ce n'est pas proprement elle qu'il aime, c'est seulement le bien qu'il imagine consister à en avoir seul la possession; et il ne craindrait pas de perdre ce bien s'il ne jugeait pas qu'il en est indigne, ou bien que sa femme est infidèle. Au reste, cette passion ne se rapporte qu'aux soupçons et aux défiances; car ce n'est pas proprement être jaloux que de tâcher d'éviter quelque mal lorsqu'on a juste sujet de le craindre.

ARTICLE CLXX.

De l'irrésolution.

L'irrésolution est aussi une espèce de crainte qui, retenant l'âme comme en balance entre plusieurs actions qu'elle peut

et ainsi qu'elle a

faire, est cause qu'elle n'en exécute aucune, du temps pour choisir avant que de se déterminer, en quoi véritablement elle a quelque usage qui est bon; mais lorsqu'elle dure plus qu'il ne faut, et qu'elle fait employer à délibérer le temps qui est requis pour agir, elle est fort mauvaise. Or, je dis qu'elle est une espèce de crainte, nonobstant qu'il puisse arriver, lorsqu'on a le choix de plusieurs choses dont la bonté paraît fort égale, qu'on demeure incertain et irrésolu sans qu'on ait pour cela aucune crainte; car cette sorte d'irrésolution vient seulement du sujet qui se présente, et non point d'aucune émotion des esprits; c'est pourquoi elle n'est pas une passion, si ce n'est que la crainte qu'on a de manquer en son choix en augmente l'incertitude. Mais cette crainte est si ordinaire et si forte en quelques-uns que souvent, encore qu'ils n'aient point à choisir et qu'ils ne voient qu'une seule chose à prendre ou à laisser, elle les retient et fait qu'ils s'arrêtent inutilement à en chercher d'autres; et lors c'est un excès d'irrésolution qui vient d'un trop grand désir de bien faire et d'une faiblesse de l'entendement, lequel, n'ayant point de notions claires et distinctes, en a seulement beaucoup de confuses. C'est pourquoi le remède contre cet excès est de s'accoutumer à former des jugements certains et déterminés touchant toutes les choses qui se présentent, et à croire qu'on s'acquitte toujours de son devoir lorsqu'on fait ce qu'on juge être le meilleur, encore que peut-être on juge très-mal.

ARTICLE CLXXI.

Du courage et de la hardiesse.

Le courage, lorsque c'est une passion et non point une habitude ou inclination naturelle, est une certaine chaleur ou agitation qui dispose l'âme à se porter puissamment à l'exécution des choses qu'elle veut faire, de quel que nature qu'elles soient; et la hardiesse est une espèce de courage qui dispose l'âme à l'exécution des choses qui sont les plus dan gereuses.

ARTICLE CLXXII.

De l'émulation.

Et l'émulation en est aussi une espèce, mais en un autre sens; car on peut considérer le courage comme un genre qui se divise en autant d'espèces qu'il y a d'objets différents, et en autant d'autres qu'il y a de causes: en la première façon la hardiesse est une espèce, en l'autre l'émulation; et cette dernière n'est autre chose qu'une chaleur qui dispose l'âme à entreprendre des choses qu'elle espère lui pouvoir réussir, pource qu'elle les voit réussir à d'autres; et ainsi c'est une espèce de courage duquel la cause externe est l'exemple. Je dis la cause externe, pource qu'il doit outre cela y en avoir une interne, qui consiste en ce qu'on a le corps tellement disposé que le désir et l'espérance ont plus de force à faire aller quantité de sang vers le cœur, que la crainte ou le désespoir à l'empêcher.

ARTICLE CLXXIII.

Comment la hardiesse dépend de l'espérance.

Car il est à remarquer que, bien que l'objet de la hardiesse soit la difficulté, de laquelle suit ordinairement la crainte ou même le désespoir, en sorte que c'est dans les affaires les plus dangereuses et les plus désespérées qu'on emploie le plus de hardiesse et de courage, il est besoin néanmoins qu'on espère, ou même qu'on soit assuré que la fin qu'on se propose réussira, pour s'opposer avec vigueur aux difficultés qu'on rencontre. Mais cette fin est différente de cet objet; car on ne saurait être assuré et désespéré d'une même chose en même temps. Ainsi quand les Décies se jetaient au travers des ennemis et couraient à une mort certaine, l'objet de leur hardiesse était la difficulté de conserver leur vie pendant cette action, pour laquelle difficulté ils n'avaient que du désespoir, car ils étaient certains de mourir ; mais leur fin était d'animer leurs soldats par leur exemple, et de leur faire gagner la victoire, pour laquelle ils avaient de l'espérance; ou bien aussi leur fin était d'avoir de la gloire après leur mort, de laquelle ils étaient assurés.

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ARTICLE CLXXIV.

De la lâcheté et de la peur,

La lâcheté est directement opposée au courage, et c'est une langueur ou froideur qui empêche l'âme de se porter à l'exécution des choses qu'elle ferait si elle était exemple de cette passion; et la peur ou l'épouvante, qui est contraire à la hardiesse, n'est pas seulement une froideur, mais aussi un trouble et un étonnement de l'âme qui lui ôte le pouvoir de résister aux maux qu'elle pense être proches.

ARTICLE CLXXV.

De l'usage de la lâcheté.

Or, encore que je ne me puisse persuader que la nature ait donné aux hommes quelque passion qui soit toujours vicieuse et n'ait aucun usage bon et louable, j'ai toutefois bien de la peine à deviner à quoi ces deux peuvent servir. Il me semble seulement que la lâcheté a quelque usage lorsqu'elle fait qu'on est exempt des peines qu'on pourrait être incité à prendre par des raisons vraisemblables, si d'autres raisons plus certaines qui les ont fait juger inutiles n'avaient excité cette passion; car outre qu'elle exempte l'âme de ces peines, elle sert aussi alors pour le corps, en ce que, retardant le mouvement des esprits, elle empêche qu'on ne dissipe ses forces. Mais ordinairement elle est très-nuisible, à cause qu'elle détourne la volonté des actions utiles; et pource qu'elle ne vient que de ce qu'on n'a pas assez d'espérance ou de désir, il ne faut qu'augmenter en soi ces deux passions pour la corriger.

ARTICLE CLXXVI.

De l'usage de la peur.

Pour ce qui est de la peur ou de l'épouvante, je ne vois point qu'elle puisse jamais être louable ni utile; aussi n'est-ce pas une passion particulière, c'est seulement un excès de lâcheté, d'étonnement et de crainte, lequel est toujours vicieux, ainsi que la hardiesse est un excès de courage qui est

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