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M. Cousin traduit :

« Ainsi, quand on dit : 2 et 2 font la même chose que 3 et 1, il ne faut pas seulement voir par intuition que 2 et 2 égalent 4, il faut encore voir que de ces deux propositions il est nécessaire de conclure cette troisième, qu'elles sont égales.»

Et nous :

<< Ainsi, par exemple, étant donné ce résultat : 2 et 2 font la même chose que 3 et 1, non-seulement il faut voir intuitivement que 2 et 2 font 4, et que 3 et 1 font aussi 4, mais encore que la première proposition est la conséquence nécessaire des

deux autres. >>>

Autre exemple :

Après avoir démontré qu'il est impossible à un homme qui ne connaît que les mathématiques de trouver la ligne appelée en dioptrique anaclastique, Descartes ajoute :

Si vero aliquis, nos solius mathematica studiosus, sed qui juxta regulam primam de omnibus quæ occurrunt, veritatem quærere cupiat, in eamdem difficultatem inciderit, ulterius inveniet hanc proportionem inter angulos incidentiæ et refractionis pendere ab eorumdem mutatione, propter varietatem mediorum, rursum hanc mutationem pendere a medio quod radius penetrat per totum diaphanum, atque hujus penetrationis cognitionem supponere illuminationis naturam etiam esse cognitam, denique, ad illuminationem intelligendam, sciendum esse quid sit generaliter potentia naturalis. M. Cousin traduit :

<< Mais si un homme, sachant autre chose que les mathématiques, désireux de connaître, d'après la règle première, la vérité sur tout ce qui se présente à lui, vient à rencontrer la même difficulté, il ira plus loin, et trouvera que le rapport entre les angles d'incidence et les angles de réfraction dépend de leur changement, à cause de la variété des milieux; que ce changement à son tour dépend du milieu, parce que le rayon pénètre dans la totalité du corps diaphane ; il verra que cette propriété de pénétrer ainsi un corps suppose connue la

I Règles pour la direction de l'esprit, page 353.

nature de la lumière; qu'enfin, pour connaître la nature de la lumière, il faut savoir ce qu'est en général une puissance naturelle. >>

Et nous :

«Mais si un homme qui ne s'occupe pas seulement de mathématiques, et qui désire connaître, d'après la première règle, la vérité sur tout ce qu'il rencontre, vient à tomber sur la même difficulté, il ira plus loin, et trouvera que le rapport entre les angles d'incidence et les angles de réfraction dépend du changement apporté dans la grandeur respective de ces angles par la différence des milieux; que ce changement à son tour dépend du milieu, parce que le rayon traverse la totalité du corps diaphane; que la connaissance de la propriété de pénétrer un corps suppose connue la nature de l'action de la lumière; et qu'enfin, pour comprendre l'action de la lumière, il faut savoir ce que c'est en général qu'une puissance naturelle. »

Nous pourrions citer beaucoup d'autres exemples semblables; mais, outre que l'énumération en deviendrait fastidieuse, il nous semble que ceux dont nous nous appuyons suffisent pour donner une idée de notre travail.

En résumé donc, tout en reconnaissant hautement le mérite de la traduction de M. Cousin, tout en déclarant qu'elle est souvent digne du philosophe dont elle est l'interprète, nous n'avons pas hésité à publier la nôtre, parce qu'elle peut porter la lumière sur un assez grand nombre de points encore obscurs.

Il ne nous reste qu'à nous excuser auprès de nos lecteurs d'avoir mutilé la pensée du grand philosophe en la leur présentant par lambeaux et au point de vue de la grammaire. Espérons qu'ils auront bientôt oublié cette dissertation aride en parcourant les premières pages des deux traités qui suivent, compléments admirables, mais inachevés, de l'œuvre puissante du réformateur de la philosophie.

RÈGLE PREMIÈRE.

Diriger l'esprit de manière qu'il porte des jugements solides et vrais sur tous les objets qui se présentent tel doit être le but des études.

Les hommes ont l'habitude, toutes les fois qu'ils reconnaissent quelque ressemblance entre deux choses, de leur appliquer à toutes les deux, même dans le point où elles diffèrent, ce qu'ils ont trouvé vrai de l'une d'elles. Ainsi ils comparent, à tort, les sciences qui consistent entièrement dans le travail de l'esprit avec les arts qui demandent un certain usage et une certaine disposition du corps ; et voyant que le même homme ne peut apprendre à la fois tous les arts, mais que celui qui n'en cultive qu'un seul devient plus facilement un grand artiste ou un excellent artisan, parce que les mêmes mains sont moins aisément propres à labourer la terre et à toucher de la lyre, ou à exercer à la fois plusieurs autres arts différents, qu'à en exercer un seul, ils croient qu'il en est de même des sciences; et, les distinguant l'une de l'autre selon la diversité de l'objet dont chacune d'elles s'occupe, ils pensent qu'il faut les étudier chacune à part, omission faite de toutes les autres. En quoi certes ils ont grand tort; car, puisque toutes les sciences réunies ne sont rien autre chose que l'intelligence humaine, qui reste toujours une, toujours la même, si variés que soient les sujets auxquels elle s'applique, et qui n'en reçoit pas plus de changements que n'en apporte à la lumière du soleil la variété des objets qu'elle éclaire, il n'est pas besoin d'imposer aucune limite à l'esprit humain : en effet, si l'exercice d'un art nous empêche d'en apprendre un autre, il n'en est pas ainsi dans les sciences: la connaissance d'une vérité nous aide à en découvrir une autre, bien loin de nous faire obstacle. Et certes il me semble étonnant que la plupart des hommes étudient avec le plus grand soin les propriétés des plantes, les mouvements des astres, les transmutations des métaux et autres matières semblables, tandis qu'à peine un petit nombre s'occupe de l'intelligence, ou de cette science universelle dont nous parlons; et cependant toutes les autres études ont du prix moins par elles-mêmes

DESCARTES.

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que parce qu'elles sont de quelque utilité pour la précédente. Ce n'est donc pas sans raison que nous posons cette règle en tête de toutes les autres, parce que rien ne nous écarte plus du droit chemin qui mène à la vérité que de diriger nos études, non vers cette fin générale, mais vers des buts particuliers. Je ne parle pas des buts mauvais et condamnables, comme la vaine gloire ou un gain honteux; car il est évident que l'imposture et les ruses propres aux esprits vulgaires y conduisent par un chemin beaucoup plus court que ne saurait le faire la connaissance solide de la vérité. Mais je veux parler des buts honnêtes et louables, parce que souvent ils nous égarent à notre insu; comme, par exemple, lorsque nous voulons acquérir les sciences utiles, soit à cause des avantages qu'on en retire dans cette vie, soit à cause du plaisir qu'on trouve dans la contemplation du vrai, sorte de plaisir qui dans ce monde est presque la seule félicité que ne vienne troubler aucune douleur. Car voilà des fruits légitimes que nous pouvons nous promettre de la culture des sciences; mais si, dans le cours de nos études, nous pensons trop à ces deux objets, ils nous font souvent omettre beaucoup de choses nécessaires à la connaissance des autres, parce que au premier abord ces choses nous paraissent ou de peu d'utilité ou de peu d'intérêt. Ce dont il faut se persuader, c'est que toutes les sciences sont tellement liées ensemble qu'il est bien plus facile de les apprendre toutes à la fois que d'en apprendre une seule en la détachant des autres. Si donc quelqu'un veut rechercher sérieusement la vérité, il ne doit pas s'appliquer à une seule science, car elles se tiennent toutes et dépendent les unes des autres; il ne doit songer qu'à augmenter les lumières naturelles de sa raison, non pour résoudre telle ou telle difficulté de l'école, mais pour que dans chaque circonstance de la vie son intelligence montre d'avance à sa volonté le parti qu'elle doit prendre. Il verra qu'en peu de temps il aura fait des progrès merveilleux et bien supérieurs à ceux des hommes qui s'appliquent à des études spéciales, et que s'il n'a pas obtenu les résultats qu'ils veulent atteindre, il a touché un but plus élevé auquel les hommes spéciaux ne peuvent prétendre.

RÈGLE II.

Il faut nous occuper seulement des objets dont notre esprit paraît capable d'acquérir une connaissance certaine et indubitable.

Toute science est une connaissance certaine et évidente; l'homme qui doute beaucoup n'est pas plus savant que celui qui n'a jamais pensé ; et même je le regarde comme moins savant s'il s'est formé de fausses idées sur certaines choses. Il vaut donc mieux ne jamais étudier que de s'occuper d'objets tellement difficiles que, ne pouvant distinguer le vrai du faux, on soit obligé d'admettre pour certain ce qui est douteux, puisque dans cette étude on doit moins espérer d'augmenter sa science que craindre de la diminuer. Nous rejetons donc, par cette règle, toutes les connaissances qui ne sont que probables, et nous posons en principe qu'on ne doit se fier qu'à celles qui sont certaines, et dont on ne peut douter. Les savants se persuadent peut-être que ces connaissances sont fort rares, et cela parce que, suivant un travers commun à l'esprit commun, ils les ont négligées comme trop faciles et à la portée de tout le monde. Cependant nous les avertissons qu'elles sont en bien plus grand nombre qu'ils ne le pensent, et qu'elles suffisent pour démontrer solidement une foule de propositions sur lesquelles ils n'ont pu jusqu'à présent émettre que des opinions probables; opinions que bientôt, pensant qu'il était indigne d'un savant d'avouer qu'il ignore quelque chose, ils se sont habitués à parer de fausses raisons, si bien qu'ils ont fini par se les persuader à eux-mêmes, et qu'ils les ont données pour vraies.

Mais si nous observons fidèlement cette règle, il y aura bien peu de choses à l'étude desquelles nous ne puissions nous livrer; car à peine, dans les sciences, est-il une seule question qui n'ait souvent divisé les hommes d'esprit. Or, toutes les fois que deux hommes sont d'un avis contraire sur la même chose, à coup sûr l'un ou l'autre se trompe; bien plus, aucun d'eux ne me semble posséder la vérité; car si les raisons de l'un étaient certaines et évidentes, il pourrait les exposer à l'autre de telle manière qu'il finirait par le con

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