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vie, tous ceux qui veulent sérieusement arriver à la sagesse, il trouvera certainement, à l'aide des règles que j'ai données, qu'on ne peut rien connaître avant de connaître l'intelligence, puisque la connaissance de toutes les choses dépend d'elle, et non pas elle de cette connaissance; puis, après avoir examiné tout ce qui vient immédiatement après la connaissance de l'intelligence pure, il énumérera tous les autres moyens de connaître que nous possédons outre l'intelligence; et il trouvera qu'il n'y en a que deux, l'imagination et les sens. Il emploiera donc tous ses soins à distinguer et à examiner ces trois moyens de connaître et, voyant que la vérité et l'erreur, à proprement parler, ne peuvent être que dans l'intelligence, mais que souvent elles ne tirent leur origine que de l'imagination des sens, il s'appliquera soigneusement à connaître toutes les choses qui peuvent l'égarer afin de s'en garder, et il comptera exactement toutes les voies qui sont ouvertes à l'homme vers la vérité, afin de suivre la bonne. Car elles ne sont pas si nombreuses qu'il ne les trouve facilement toutes par une énumération suffisante; et ce qui paraîtra étonnant et incroyable à ceux qui n'en ont pas fait l'expérience, aussitôt qu'il aura distingué les connaissances qui ne font que remplir ou orner la mémoire d'avec celle qui constitue le vrai savant, distinction facile à faire (il y a ici une lacune)..., il restera pleinement convaincu que s'il ignore quelque chose, ce n'est faute ni d'esprit ui de capacité, et qu'un autre ne peut rien savoir qu'il ne soit lui-même capable de connaître, pourvu qu'il y applique convenablement son intelligence. Et, bien que souvent on puisse lui proposer beaucoup de questions dont notre règle lui interdise de chercher la solution, cependant il comprendra clairement qu'elles dépassent la portée de l'esprit humain; il ne se croira pas pour cela plus ignorant, mais la certitude même qu'il aura que nul ne peut rien savoir de la question proposée satisfera largement sa curiosité, s'il est raisonnable.

Or, pour ne pas être toujours incertain sur ce que pent notre esprit, et de peur qu'il ne se fatigue mal à propos et inutilement, il faut une fois dans sa vie, avant d'aborder

l'étude de chaque chose en particulier, avoir cherché soigneusement quelles sont les connaissances que peut atteindre la raison humaine. Pour mieux réussir dans cette recherche, il faut toujours, entre deux choses également aisées, commencer par la plus utile.

Cette méthode est semblable à ces arts mécaniques qui se suffisent à eux-mêmes, c'est-à-dire qui donnent à celui qui les exerce les moyens de fabriquer les instruments dont il a besoin. En effet, si quelqu'un voulait exercer l'un de ces arts, l'art du forgeron, par exemple, et qu'il fût privé de tout instrument, il serait d'abord forcé de prendre pour enclume une pierre dure, ou quelque masse de fer, pour marteau un caillou, de disposer deux morceaux de bois en forme de pinces, et de recourir selon le besoin à d'autres matériaux semblables. Ces préparatifs achevés, il n'irait pas se mettre aussitôt à forger, pour l'usage des autres, des épées ou des casques, ou tout autre instrument de fer; mais avant tout il se fabriquerait des marteaux, une enclume, des pinces, et tous les autres outils qui lui seraient utiles à lui-même.

Cet exemple nous apprend que ce n'est pas à notre début, lorsque nous n'avons encore pu découvrir que des règles peu éclaircies, et qui semblent plutôt nées dans notre esprit que le fruit de l'étude, que nous devons tâcher avec leur aide de terminer les débats des philosophes et de résoudre les problèmes des mathématiciens, mais qu'il faut s'en servir pour chercher avec plus grand soin tout ce qui est nécessaire à l'examen de la vérités, d'autant plus qu'il n'y a aucune raison pour que cela soit plus difficile à trouver que la solution d'aucune des questions qu'on a coutume d'agiter en géométrie, en physique ou dans les autres sciences.

Or, ici aucune question n'est plus importante à résoudre que celle de savoir ce que c'est que la connaissance humaine, et jusqu'où elle s'étend; c'est pourquoi nous réunissons cette double étude dans une seule question, que nous pensons devoir examiner la première d'après les règles posées plus haut; c'est ce que doit faire une fois dans sa vie quiconque aime tant soit peu la vérité, parce que cette recherche con

tient les vrais moyens de savoir, et toute la méthode. Mais rien ne me semble plus absurde que de disputer audacieusement sur les mystères de la nature, sur l'influence des astres, sur les secrets de l'avenir, et autres choses semblables, comme font beaucoup de gens, et de n'avoir jamais cherché si la raison humaine peut approfondir ces matières. Et il ne doit pas nous sembler difficile de déterminer les limites de l'esprit que nous sentons en nous-mêmes, puisque souvent nous n'hésitons pas à porter un jugement sur des choses qui sont hors de nous et qui nous sont totalement étrangères. Ce n'est pas non plus un travail immense que de vouloir embrasser par la pensée tout ce qui est contenu dans l'univers, pour reconnaître comment chaque objet est soumis à l'examen de notre esprit; car il n'y a rien de si multiple ou de si épars que l'on ne puisse, au moyen de l'énumération dont nous avons parlé, circonscrire dans des limites fixes et ramener à un certain nombre de chefs. Pour en faire l'expérience dans la question posée plus haut, divisons en deux parties tout ce qui s'y rattache : en effet, on doit la rapporter soit à nous qui sommes capables de connaître, soit aux choses mêmes qui peuvent être connues. Discutons séparément ces deux points. Et d'abord nous remarquons bien qu'en nous l'intelligence seule est capable de connaître, mais qu'elle peut être aidée ou empêchée par trois autres facultés, qui sont l'imagination, les sens, et la mémoire. Il faut donc voir par ordre en quoi chacune de ces facultés peut nous nuire, pour nous en garder, ou nous être utile, pour en employer toutes les ressources; ce premier point sera donc complétement traité au moyen d'une énumération suffisante, comme la règle suivante le démontre.

Il faut ensuite passer aux choses mêmes, et ne les envisager qu'autant qu'elles sont à la portée de notre intelligence; sous ce rapport, nous les divisons en simples et en complexes ou composées. Les simples ne peuvent être que spirituelles ou corporelles, ou spirituelles et corporelles à la fois; les composées sont de deux sortes : l'intelligence apprend de l'expérience que les unes sont telles, avant de pouvoir porter

sur elles aucun jugement positif; elle compose elle-même les autres, opération qui sera plus amplement exposée dans la règle douzième, où l'on démontrera que l'erreur ne peut se trouver que dans les choses composées par l'intelligence; c'est pourquoi nous divisons encore ces deux dernières en deux espèces celles qui se déduisent des choses les plus simples et connues par elles-mêmes, nous en traiterons dans le livre suivant; et celles qui en présupposent d'autres que l'expérience nous apprend être composées, nous leur consacrerons tout le troisième livre.

Dans tout ce traité nous tâcherons de rechercher avec tant de soin et de rendre si faciles toutes les voies ouvertes à l'homme vers la connaissance de la vérité, que quiconque se sera profondément pénétré de cette méthode, quelle que soit d'ailleurs la médiocrité de son esprit, voie qu'aucune étude ne lui est plus interdite qu'aux autres, et que s'il ignore quelque chose, ce n'est faute ni d'esprit ni de capacité. Mais toutes les fois qu'il appliquera son esprit à la connaissance de quelque chose, ou il y atteindra pleinement, ou il découvrira que la réussite dépend d'une expérience qu'il n'est pas en son pouvoir de faire, et alors il n'accusera pas son esprit, bien qu'il soit forcé de s'arrêter là; ou enfin il démontrera que la chose cherchée surpasse tous les efforts de l'esprit humain; et partant il ne s'en croira pas plus ignorant, parce que ce dernier résultat est une science qui n'est inférieure à aucune autre.

RÈGLE IX.

Il faut tourner toutes les forces de son esprit vers les choses les plus faciles et de la moindre importance, et s'y arrêter longtemps, jusqu'à ce que nous nous soyons accoutumés à voir distinctement et clairement la vérité.

Après avoir exposé les deux opérations de notre intelligence, l'intuition et la déduction, dont nous avons dit qu'elles sont les seules dont il faille se servir dans l'étude des sciences, continuons d'expliquer, dans cette règle et dans la suivante, par quels moyens nous pouvons devenir plus aptes à faire ces opérations, et en même temps à développer les deux princi

pales facultés de notre esprit, savoir la perspicacité, en considérant distinctement chaque chose; et la sagacité, en déduisant habilement les choses l'une de l'autre.

Et d'abord, la manière dont nous nous servons de nos yeux nous apprend l'usage de l'intuition; car celui qui veut embrasser du même coup d'œil un grand nombre d'objets à la fois n'en voit aucun distinctement; et pareillement celui qui, par un seul acte de la pensée, a coutume de s'appliquer à un grand nombre d'objets à la fois, a l'esprit confus; mais les ouvriers qui s'occupent d'ouvrages délicats, et qui sont accoutumés à diriger leur regard sur chaque point, acquièrent par l'usage la faculté de distinguer parfaitement les choses même les plus petites et les plus fines ; de même ceux qui jamais ne partagent au même instant leur pensée entre des objets divers, mais qui toujours l'occupent tout entière à considérer les choses les plus simples et les plus faciles, deviennent très-perspicaces.

C'est un vice commun parmi les mortels de regarder les choses difficiles comme les plus belles; et la plupart croient ne rien savoir quand ils trouvent aux choses une cause trèsclaire et très-simple, cependant qu'ils admirent certaines raisons sublimes et profondes des philosophes, quoique le plus souvent elles reposent sur des fondements que personne n'a jamais suffisamment vérifiés; admiration insensée qui préfère les ténèbres à la lumière. Or il faut remarquer que ceux qui savent véritablement, reconnaissent aussi facilement la vérité lorsqu'ils la tirent d'un sujet obscur que lorsqu'ils la tirent d'un sujet simple. En effet, c'est par un acte semblable, un et distinct, qu'ils comprennent chaque vérité, une fois qu'ils y sont parvenus; toute la différence est dans la route, qui certainement doit être plus longue si elle conduit à une vérité plus éloignée des principes primitifs et absolus.

Il faut donc s'accoutumer à embrasser par la pensée si peu d'objets à la fois, et des objets si simples, que jamais on ne croie savoir ce dont on n'a pas une intuition aussi claire que la chose dont on a la connaissance la plus distincte. Quelques-uns, il est vrai, naissent beaucoup plus propres à

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