Images de page
PDF
ePub

comme tel, décide l'esprit de son siècle, et peut quelquefois changer celui de sa nation.

Qu'il est donc essentiel pour un Prince, dit le Roi, de ne pas s'y tromper, et de se rendre vraiment grand ! Mais d'après le portrait que vous m'avez tracé de la véritable grandeur, qu'elle est difficile à acquérir ! Toujours se combattre, toujours se vaincre ; savoir fuir les plaisirs, qui nous corrompent et nous degradent; dompter les passions, qui nous aveuglent et nous précipitent; fermer l'oreille à la voix des flatteurs, qui nous séduisent et qui nous perdent; être attentif et docile à la vérité, qui nous éclaire et nous contrarie; sacrifier tous ses goûts, tous ses momens, aux soins pénibles qu'entraîne la Royauté; ne s'occuper que du bonheur de son peuple, et s'immoler pour lui tout entier; quels devoirs, et qu'il en coûte pour les bien remplir !

Il est vrai, Sire; mais quelle récompense! Qu'il est doux de faire le bonheur de tant d'hommes, dont le sort est entre vos mains! qu'il est doux d'enchaîner tous les cœurs, de mériter l'estime, l'amour de tout un peuple, la louange de tous les siècles, et le respect de toutes les nations!

Mais encore, répartit le Monarque, quelle est à vos yeux, cher Valmont, la première

vertu du Souverain, qui veut se rendre digne de l'amour de son peuple et des regards de la postérité ?

La justice, mon Prince. C'est après la religion, à qui il appartient d'inspirer et d'ennoblir toutes les vertus, ce qu'il y a de plus essentiel dans un Roi, et ce qui forme la véritable bienfaisance du Souverain. Eh! que seroit-ce en lui que cette dernière qualité, si elle étoit séparée de la première ? Que penser d'un Prince, qui, pour être libéral, généreux, bienfaisant en apparence, verseroit avec profusion ses dons sur ceux qui l'environnent, sans avoir égard à ceux qui les mériteroient davantage; sans s'informer si les services qu'on lui fait valoir, ont quelque proportion avec la récompense qu'on se croit en droit d'en attendre; sans s'inquiéter si les graces accordées à la sollicitation et à la faveur, ne sont pas à charge à l'État, et n'appauvrissent pas tout un peuple pour enrichir quelques particuliers ! Faire le bien des uns aux dépens des autres, le faire même aux dépens de tous, seroit-ce donc être bienfaisant? La justice maintient l'ordre, concilie tous les intérêts, et les ramène tous à l'intérêt général.

Je vous en conjure, reprit le Roi, pénétré de toutes les réflexions que nous venions de

laire, n'omettons rien d'essentiel sur un objet si important. Que dois-je à mon peuple pour être juste?

Nous l'avons déjà dit, Sire, le bonheur. C'est une dette que le Ciel vous a fait contracter en vous appelant à régner. C'est une dette; et en vous l'imposant, il s'est réservé le droit de vous en demander un jour le compte le plus sévère. Mais pour dire quelque chose de plus précis, vous devez à votre peuple l'heureux accord de l'autorité et de la liberté. Votre autorité vous est

donnée pour lui; et c'est pour lui que vous devez en faire usage et la conserver; c'est-àdire, pour défendre dans chacun de vos sujets, sa personne, ses droits, et ses propriétés. Il doit être libre sous l'empire des Loix *; et c'est sous leur empire que vous devez le gouverner. Une autorité sans bornes, une liberté sans frein, seroient également contraires à la nature de la société et à leur propre durée. L'une et l'autre ont besoin d'être contenues et dirigées par la règle. Sou

* » La liberté consiste principalement à ne pouvoir être forcé à faire une chose que la loi n'ordonne pas, et on n'est dans cet état que parce qu'on est gouverné par des loix civiles «. Nous sommes donc libres quand nous sommes gouvernés par les Loix. Esprit des Loix, 1. 26, chap. 20.

[ocr errors]

mis lui-même à ce qu'elle a prescrit, le Prince ne doit, ni la violer, ni permettre qu'on la viole impunément. Devenu la force et l'appui du foible contre la violence et l'oppression *, il ne doit vouloir, dans aucun cas, que personne soit au dessus des Loix (12). Pour qu'elles aient d'ailleurs toute l'activité qu'elles doivent avoir, il faut non seulement que le Législateur soit assez sage pour ne point souffrir de contrariétés entre elles et les usages, puisqu'on ne pourroit continuer à respecter ceux-ci, sans mépriser celleslà ; mais il faut encore qu'on puisse les

**

*L'œil du Prince doit être ouvert sur tous ses Sujets,. pour leur faire rendre la justice qui leur est due. Il doit l'être particulièrement sur les pauvres, sur les foibles, cette partie la plus considérable de l'État, la plus digne, à certains égards, de la protection du Gouvernement, ou qui en a le plus pressant besoin, la plus chère à l'humanité, et qui cependant est presque toujours opprimée. » C'est pour elle qu'une Administration sage s'inquiète. La richesse sait pourvoir elle-même à ses be» soins «. Entretiens de Périclès, etc.

[ocr errors]

** On ne sent pas assez de quelle importance est le respect pour les Loix; et on ne prend pas assez de soin de l'inspirer. Il y a des jeux défendus par les Loix ; et tout le monde les joue. Voilà donc la loi méprisée : il eût mieux valu ne la pas porter. Ce mépris est le plus grand de tous les maux ; il s'étend à tout: il énervera la discipline dans le Militaire; il fera disparoître la justice dans les Tribunaux; il renversera l'ordre dans toutes les conditions, et troublera l'harmonie dans toute la société.

Les Loix, les Loix, jeune homme ! s'est écrié quelque

connoître sans peine, les expliquer sans détour, les appliquer d'une manière constante et uniforme. Il faut donc qu'elles soient en petit nombre, autant qu'il se peut (15); qu'elles soient claires, précises, prises dans la nature, et qu'elles ne laissent rien à l'arbitraire (14). C'est en établissant de telles Loix, en s'y soumettant le premier, en invitant par son exemple, ou en contraignant,. par le légitime exercice de son pouvoir, ses Sujets, de quelque rang qu'ils puissent être, à les respecter et à s'y conformer, qu'il s'acquittera envers eux de la justice qu'il leur doit, et qu'il leur assurera la jouissance paisible de ce qui leur appartient.

Je conçois, me dit le Prince, que c'est pour cela même que les hommes ont dû se désister de cette indépendance absolue, dont ils sembloient jouir dans l'état de nature, où l'on suppose qu'ils ont existé. Il leur étoit aisé de sentir qu'en paroissant les maîtres de tout, ils ne possédoient rien en propre, ou que du moins ils ne le possédoient point avec sûreté; et ils ont mieux aimé restreindre leurs droits, pour en jouir sûrement sous la garantie commune, que de se conserver

part M. Rousseau par la bouche d'un de ses personnages: le Sage les méprise-t-il? Socrate innocent, par respect pour elles, ne voulut pas sortir de prison.

« PrécédentContinuer »