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l'autre est une pure libéralité du Prince. On ne doit pas lui envier la satisfaction de faire du bien à un sujet qu'il favorise; mais s'il a quelque soin de sa réputation, ce sujet* ne sera pas sans mérite. En général, il doit être avare de bienfaits, si l'on prend ce terme dans sa signification étroite. Plus il donnera gratuitement, moins il aura de quoi récompenser; son État et sa personne n'en seront pas si bien servis.

› Toute récompense est honorable, ou utile, ou tous les deux ensemble. Suivant l'idée commune des hommes, plus les récompenses amènent de profit, moins l'opinion y attache d'honneur. Il devient plus grand, toutes choses égales d'ailleurs, à proportion que le profit s'y trouve moindre. Il semble que l'honneur et l'intérêt ont de la peine à s'allier ensemble **.

....

» Les peines et les récompenses ont été les grandes causes des victoires des Romains. On peut voir dans Polybe, comment la faute la plus légère dans la discipline militaire ne pouvoit échapper à la punition, et comment chaque action de quelque mérite étoit payée par un honneur. Cet honnenr n'étoit point passager; il ne pouvoit être ignoré de personne. Outre la récompense, it étoit permis à tous ceux qui en avoient reçu pour la valeur qu'ils avoient fait paroître, de porter dans les spectacles un habit qui les distinguoit; tout le peuple étoit instruit que celui qui en étoit vêtu s'étoit signalé. Quel honneur d'un côté, et de l'autre quel objet d'émulation pour ceux qui ne l'avoient pas encore mérité ! Ces marques d'honneur ne se donnoient pas à l'ancienneté du service; le soldat pouvoit les acquérir à sa première campagne..... Jamais on ne les accordoit qu'au mérite.

'Nous avons substitué le mot de Sujet à celui de Favori, qui, comme nous l'avons vu ci-dessus, dit beaucoup trop. Consultez la Note (1) de la Lettre précédente.

**» La vertu est plus jalouse des loyers d'honneur, dit Montagne, que des récompenses où il y a du gain et du profit ; ce n'est pas merveille, si la vertu reçoit et désire moins volontiers cette sorte de monnoie commune, que celle qui lui est propre et particulière »»6

"C'est ce qui donnoit un si haut prix aux récompenses Romaines. Une vaine pompe, une couronne de gramen ou de feuilles de chêne n'ont aucune valeur intrinsèque; on ne peut les estimer assez lorsqu'elles sont un témoignage assuré de la vertu. Les Romains, par ce même moyen, avoient banni l'avarice des motifs des belles actions; ils ménageoient le trésor public, et inspiroient à leurs citoyens une vertu pure et désintéressée. Un soldat refusa une chaîne d'or de Labiénus, Lieutenant de César, en disant qu'il ne vouloit pas la récompense d'un avare, mais d'un homme de cœur. Lorsque Marcus-Marcellus dédia un temple à l'Honneur et à la Vertu, on le sépara en deux, de manière qu'il falloit passer par celuí de la Vertu pour arriver à celui de l'Honneur «. De la République de Bodin. Voyez l'Abrégé, tome 2, liv. 14, c. 8, des récompenses et des peines.

A l'égard de la honte, le plus terrible de tous les châtimens quand on sait le bien employer et lui donner toute la force qu'il doit avoir, elle n'est pas d'une moindre ressource pour corriger les mœurs, que le sont les distinctions et les récompenses pour exciter à la vertu. C'est par cet endroit, que la censure étoit devenue si utile et d'une si grande importance chez les Romains.

Tous les Auteurs Grecs et Latins se sont accordés pour parler de la censure, comme d'une méthode divine, qui avoit le plus contribué à l'accroissement et à l'éclatde la République Romaine. Ils remarquent que, lorsque des guerres longues et périlleuseses firent négliger la censure, on vit dégénérer les mœurs, de même qu'un régime abandonné laisse l'accès libre à des infirmités de chaque jour, qui se convertissent en maladies sérieuses. Que l'on rassemble tout ce qui a été écrit par plusieurs sur les causes de la grandeur et de la chûte de Rome; on en fera un extrait fidèle, en disant, que, tandis que les Romains pratiquoient les vertus humaines, leur puissance augmenta; que, lorsque l'excès des richesses les

eut bannies, la République tendit vers sa ruine; elle perdit la forme de son gouvernement et la liberté.

» On peut dire que la censure avoit cessé au moment où elle s'étoit relâchée... Ce ministère, qui ne regardoit que les abus et les vices que la justice ne punit points étoit plus essentiel que celui qui châtioit les crimes. Sénèque pensoit que c'étoit peu d'être innocent selon les Loix; la règle des devoirs et de la probité est bien autrement étendue, que ce que les Loix prescrivent. L'ingratitude, la perfidie, la prodigalité insensée, les excès de la table et du jeu, le libertinage le plus outré qui ne causera pas un scandale d'éclat, ne tombent point dans la correction de la. Justice. Cette correction étoit l'objet de la censure. Cicéron disoit que le Tribun, qui le premier avoit ébréché la puissance des Censeurs, avoit ruiné la République....

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"La censure ne devoit avoir aucune jurisdiction proprement dite tel étoit l'usage à Rome. Mais un regard, un reproche du Censeur touchoit plus vivement que l'arrêt du Magistrat. Quand on faisoit le lustre, les Sénateurs, l'Ordre équestre, le Peuple, trembloient devant les Censeurs. Le Sénateur craignoit d'être exclus du Sénat; le Chevalier, d'être rangé parmi le peuple; le simple Citoyen, de perdre sa voix et d'être mis au nombre des cérites et tributaires. Les Censeurs déclaroient que ceux dont la conduite étoit repréhensible méritoient ces peines; mais ils ne les ordonnoient pas.... Si l'autorité des Censeurs eût été armée de jurisdiction, elle auroit bientôt dégénéré en tyrannie u. Ibid. liv. 4, chap. 16.

Voyez au même endroit tous les tempéramens qui rendoient la censure libre, redoutable et utile, sans néanmoins lui donner un pouvoir abusif. Voyez-y comment on pourroit établir la censure dans les Monarchies, et à qui on pourroit la confier, sans qu'il fût nécessaire de -créer pour cela un nouveau genre de Magistrature, puisde tels Censeurs n'auroient point de jurisdiction pro*que prement dite. Cette autorité de correction sans jurisdic

tion, étant bien ménagée, seroit d'une utilité infinie dans les Provinces, où tout seroit sujet à l'animadversion : la vertu s'y retrouveroit, si elle se perdoit dans la Capitale «.

Voyez aussi, dans le tome premier de ces Lettres, la note (3) de la trente-deuxième Lettre, sur les moyens de faire revivre les mœurs et la vertu chez une nation qui les a laissé s'altérer et se corrompre.

PAGE 180.

(12) Il ne doit vouloir dans aucun cas que personne soit au dessus des Loix. » Charles, Comte d'Anjou, (frère de Louis IX,) avoit un procès contre un simple Gentilhomme de ses vassaux, pour la possession d'un certain château. Les Officiers du Prince jugèrent en sa faveur: le Chevalier en appela à la Cour du Roi. Charles, piqué de sa hardiesse, le fit mettre en prison. Le Roi en fut averti, et manda sur le champ au Comte de le venir trouver: Croyez-vous, lui dit-il, avec un visage sévère, qu'il doit y avoir plus d'un Souverain en France ; et que vous serez au dessus des loix, parce que vous êtes mon frère? En même tems, il lui ordonne de rendre la liberté à ce malheureux vassal, pour pouvoir défendre son droit au Parlement. Le Comte obéit. Il ne restoit plus qu'à instruire l'affaire : mais le Gentilhomme ne trouvoit ni Procureurs ni Avocats, tant on redoutoit le caractère violent du Prince Angevin. Louis eut encore la bonté de lui en donner d'Office, après leur avoir fait jurer qu'ils le conseilleroient fidèlement. La question fut scrupuleusement discutée, le Chevalier réintégré dans ses biens, et le frère du Roi condamné «. Velly, Hist. de France, tome 5.

Ce n'est pas assez que le Prince fasse rendre une égale justice à tous ses sujets : il y a encore une autre sorte d'égalité qu'il doit mettre entre eux. » Nulle exemption de » la Loi, dit M. Rousseau, ne sera jamais accordée, à » quelque titre que ce puisse être, dans un Gouvernement » bien policé. Les Citoyens même qui ont bien mérité de

» la Patrie, doivent être récompensés par des honneurs, > et jamais par des priviléges; car la République est à la › veille de sa ruine, sitôt que quelqu'un peut penser qu'il est beau de ne pas obéir aux Loix «.

Il y a cependant des priviléges, qui, loin d'être à charge à l'État, lui deviennent favorables; par exemple, lorsqu'il est question de nouveaux établissemens qu'il faut encourager, et qui exigent d'ailleurs une sorte de dédommagement de ce qu'il en eoûte pour les entreprendre et pour les soutenir. Mais en général on ne sauroit apporter trop de précautions, pour ne pas décharger les uns aux dépens des autres, par des exemptions et des priviléges, souvent aussi abusifs qu'ils sont onéreux. » Les Rois, écri>> voit M. le Dauphin, doivent être infiniment réservés > à accorder à des particuliers des exemptions de tailles et › de subsides, qui diminuent le revenu de l'État, et font > retomber, sur le pauvre peuple, tout le poids dont la » faveur soulage un petit nombre. Il y a déjà, par toutes » sortes de charges et d'emplois, un si grand nombre » d'exempts, que de l'augmenter seroit véritablement » une injustice odieuse. Les exemptions sont souvent > plus contraires à l'humanité, que les impôts mêmes «. Vie du Dauphin, liv. 2.

PAGE 181.

(13) Пl faut donc que les Loix soient en petit nombre autant qu'il se peut. Rien ne prouve peut-être mieux qu'un État agit sans priucipes et sans systême, que le grand nombre de loix dont il accable les Citoyens. Un Législateur habile va à la racine des abus qu'il veut arrêter, la coupe; et l'ordre est rétabli par une seule loi. L'histoireancienne et l'histoire moderne en fournissent plusieurs exemples. Un Législateu ignorant veut détruire les effets d'un vice, mais il en laisse subsister la cause : l'État se corrige pas ; il arrive même que les efforts inutiles du Législateur le rendent incorrigible, parce que les esprits

ne

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