Images de page
PDF
ePub

DE VALMONT,

OU

LES É GARE MENS

DE LA RAISON.

SECONDE PARTIE.

Q

LETTRE

X L.

Du Marquis au Comte de Valmont.

UE nos joies sont courtes, cher Valmont! hélas ! que sont devenues les miennes! et que m'en reste-t-il, qu'un triste souvenir! J'avois repris la douce habitude de vivre avec ton épouse et tes enfans. Tu nous manquois, ainsi que le Baron; mais nous nous consolions par tes succès et par l'espérance de vous revoir tous deux à la fin de la campagne. Je jouissois cependant des tendres caresses d'Émilie, du spectacle de sa piété et Tome V. A

de ses vertus, des charmes de cette union si belle qui a toujours régné entre elle et sa chère Senneville, entre Hortense et Julie; je jouissois des progrès du Commandeur et du Chevalier, de leurs petits soins envers moi, de la société et des entretiens de ton religieux et respectable Abbé. Dans les derniers jours sur-tout, mon cœur s'étoit ouvert à de nouveaux plaisirs : j'ai revu M. de Veymur, si cher à nous tous, si aimable par lui-même, et plus aimable encore parce qu'il ne cessoit de nous entretenir de toi. J'ai revu avec transport ton fils, doué de tous les agrémens, orné de toutes les qualités de l'esprit et du cœur, et joignant au feu de la jeunesse la maturité d'un âge plus avancé : je l'ai vu, au milieu de nous, modeste et circonspect, tendre, respectueux et soumis; rempli d'attentions, de complaisance et d'égards; et formant, pour le dire en un mot, un contraste parfait avec nos jeunes gens, tels qu'ils sont aujourd'hui: je l'ai observé vis-à-vis d'Hortense, et j'ai admiré sa conduite et la délicatesse de ses sentimens. J'ai vu ces jeunes cœurs s'ouvrir sans contrainte à la joie la plus pure, s'expliquer sous nos yeux avec toute l'ingénuité et la candeur que donne l'innocence; se livrer à l'espoir que nous leur avons permis, et se le propo

ser l'un à l'autre comme un nouveau motif d'attachement pour nous et d'encouragement à la verta. Quelle différence, cher Valmont, pour la douceur même, les attraits et la durée, entre ces chastes amours, autorisées par notre aveu, épurées par le goût et par la raison, consacrées en quelque sorte par la plus noble fin, et ces passions capricieuses et bizarres, ces folles et criminelles amours, disons mieux, ces liaisons sans amour et sans sentiment, qui, de nos jours, font le scandale et l'opprobre des moeurs! Rempli de toutes ces idées, heureux du bonheur de tout ce qui m'environnoit, rien n'eût manqué à ma félicité, si tu l'eusses partagée, et si elle n'eût pas dû s'évanouir si promptement.

Dans le détail que je te fais de mes plaisirs passés, crois-tu, cher Comte, que je veuille oublier M. de Verzure? Non, non, il est trop présent à mon esprit et à mon coeur. Il est ton ami, celui de ton fils, le mien ; et si j'ai différé à t'en parler, c'est afin de t'en entretenir plus long-tems. Nous ne nous étions pas encore vus, et déjà tu nous avois rendus chers l'un à l'autre. Nous nous sommes abordés comme d'anciennes connoissances, qui, après avoir désiré avec empressement de se rejoindre, se retrouvent avec un égal con

tentement. Je le tenois serré entre mes bras, et à son tour il me serroit dans les siens. Le Baron attendri vouloit participer à nos embrassemens, et de nouveaux transports augmentoient notre sensibilité et prolongeoient notre ivresse. Autour de nous tout retentissoit du nom de Verzure. Ton Emilie, Senneville, Hortense, Julie, la naïve et tendre Julie se mêloient à nos épanchemens, et s'empressoient de les partager. Comment eût-il pu douter de notre reconnoissance? Eh! qu'il la mérite par son zèle à consommer ton ouvrage dans la personne de ton fils! Levoyage que tu lui as proposé, la conduite d'un jeune homme, ne l'ont point effrayé, lui, qui sembloit n'aspirer qu'à vivre éloigné de tous les hommes. Mon ami, tu l'as réconcilié avec le genre humain. Quelle perte pour nous, si nous ne l'eussions pas connu ! Hélas! il m'a rappelé Dorval; et, à l'âge près, nous le voyons revivre dans M. de Verzure. C'est la même sagesse dans les conseils; ce sont les mêmes désirs du bien, la même générosité dans les sentimens, la même affabilité dans les manières, avec plus de noblesse encore et de dignité. Quel homme aimable! quel sage! et dont la sagesse est d'autant plus vraie, qu'il n'en connoît point d'autre que celle qui a pour fondement la Religion. Tu

« PrécédentContinuer »