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celui qui l'éclaire lui suffit, et en assurant sa tranquillité, elle vous répond de son obéissance.

Cher Valmont! me dit le Prince, vous m'avez effrayé. Je n'ai jamais si bien compris mes véritables intérêts et ceux de mon peuple. Cependant, de quelque poids que soient à mes yeux les réflexions que vous venez de faire, souffrez que j'insiste encore à vous demander, si, absolument parlant, il est bien vrai qu'une société politique ne puisse subsister sans religion; si même la religion a autant d'influence qu'on le croit sur les mœurs des hommes; si elle ne leur a

pas fait d'ailleurs plus de maux réels, qu'elle ne leur a procuré de véritables biens; et si, en dernier ressort cette seule Morale naturelle, sois juste, sers ta Patrie, ne fais tort à personne, ne leur suffiroit pas.

Il est sans doute, mon Prince, de l'intérêt de ceux qui n'ont point de religion, de prétendre qu'on peut s'en passer. Mais cet étrange paradoxe, l'opprobre de ceux qui l'ont avancé et de ceux qui osent le soutenir, n'a pu être défendu que par des exemples illusoires et par les plus faux raisonnemens. On a vu des hommes sans religion, auxquels on n'a pu reprocher de mauvaises mœurs : et combien en cite-t-on? Mais je veux qu'on Tome V

C

ne se trompe pas même en les citant; je veux qu'ils ayent été, dans le commerce le plus secret de la vie, dans l'intérieur de leur maison, et sur-tout à leurs propres yeux, ce qu'ils s'efforçoient de paroître au dehors: c'est accorder beaucoup ; car il n'est point, à bien dire, de manière de penser plus propre à faire des hypocrites que l'Athéisme, parce qu'il n'en est pas qui ait plus besoin d'ètre racheté par quelque apparence de vertu (6) ; je veux même que, dans ce petit nombre d'hommes si heureusement nés, il ait pu s'en rencontrer quelques-uns, qui ayent eu la force de résister à des tentations délicates, et de se tirer comme ils le devoient d'une occasion prochaine de faire le mal avec impunité! que prouveroient ces suppositions toutes gratuites et de pareils exemples, en faveur d'une société entière, de tout un État composé d'Athées * (7)? Quoi, des idées de convenance, d'honnêteté, de bienséance, qui ne portent plus sur

* » Il en est des Athées dans l'ordre moral, a dit l'Auteur de la Philosophie de la Nature, comme des monstres dans l'ordre physique. Il est aussi impossible qu'un grand nombre de personnes s'accordent à nier l'existence de Dieu, qu'il l'est qu'une mère enfante constamment des enfans à deux têtes. Un peuple d'Athées contredit plus les Loix de la Nature, qu'un peuple d'Hermaphrolites

rien dès qu'elles ne sont pas liées à un principe qui leur donne de la force et de la stabilité, agiront avec empire sur le peuple, que des idées purement abstraites ne sauroient émouvoir et que la religion même a peine à contenir? Elles agiront fortement sur des Sages, qui ne verront entre eux d'autre lien que l'intérêt personnel? Quoi, mon Prince, les Loix sufliront pour tant de maux qu'elles ne peuvent empêcher, pour tant de crimes qu'elles ne peuvent éclairer? Elles suffiront pour cette partie des mœurs privées, qui n'est pas mème de leur ressort, quoiqu'elle ait tant d'influence sur les mœurs publiques, et sur la félicité des citoyens* ? Quoi, l'autorité des Loix toute seule, si sévères qu'on les suppose, produira, malgré la violence des passions, et dans la plupart des hommes, ce qu'elle ne produit efficacement qu'à l'aide de la religion et de la conscience? Eh, sans

*» Platon l'a dit : qu'aucun délit ne soit sans punition; ou vous verrez les citoyens se familiariser peu à peu avec le mal, et violer enfin les Loix les plus sacrées et les plus importantes. Mais comment chaque délit sera-il puni? Comment les citoyens, qui connoissent les bornes étroites de la sagesse humaine, seront-ils persuadés que le coupable n'échappe jamais au châtiment, s'ils ignorent qu'ils sont sous la main et sous les yeux d'un Etre suprême qui gouverne le Monde, et dont la justice récompense la vertu et punit le vice «? De la Législation. L. 4,

Ch.

la conscience, quel empire peuvent avoir les Loix? Quoi donc, une multitude, qui n'aura d'autre frein que cette autorité, ne tentera pas à chaque instant de s'y soustraire, ne se laissera pas emporter à l'amour des nouveautés, et n'essayera pas, en se réunissant, de briser un joug que les forces de quelques particuliers ne pourroient rompre? Des hommes puissans, que leurs lumières mettront au-dessus des préjugés, que leur crédit mettra au dessus des Loix, ne profiteront pas de toutes les circonstances favorables pour les enfreindre ? Et l'ordre pourra subsister dans un État, où les Grands n'auront point de pouvoir supérieur à craindre, et où le peuple ne trouvera dans son propre fonds, qu'un esprit d'anarchie et des semences de division?

Eh! comptez-vous pour rien, me dit le Roi, l'amour-propre et l'honneur, ce sentiment si actif, cette source si féconde en grandes actions, ce premier mobile du cœur humain?

L'amour-propre, Sire! qu'est-il sans la conscience, qu'un sophiste adroit, qui nous séduit et nous égare; qui, se jouant des vaines leçons de la Philosophie, trouve tout bon dès qu'il lui plaît, et n'envisage que l'utilité du moment ? Qu'est-il, qu'un prin

cipe destructeur, qui, dès que nous ne Dieu reconnoissons plus de Dieu, nous fait un de nous-mêmes, et compte parmi les hommes autant de victimes qu'il en peut immoler sans crainte à son propre intérêt ?

L'honneur! Ah! il est vrai, je le compte pour beaucoup, lorsqu'il porte sur une base solide, et qu'il prend sa source dans les sentimens du juste et de l'honnête, considérés comme l'impression auguste et la loi sainte de l'Auteur même de la Nature; il est alors un des mobiles les plus puissans pour le bien et pour la vertu, il est un frein contre le vice, il est nécessaire dans toute espèce de Gouvernement: mais je le compte pour rien, s'il n'est éclairé, dirigé, et soutenu par la religion. Sans elle, il sera souvent plus dangereux qu'utile, et n'aura d'ailleurs rien de fixe et d'assuré. Tantôt il sera le fruit de l'imbécillité et de la démence ; tantôt il sera l'effet d'un caprice bizarre, et passera de mode, comme la cause qui l'a produit ; quelquefois il naîtra d'un préjugé barbare consacré par un long usage : presque toujours il sera la loi de l'opinion, qu'avec plus de lumières on aura raison de mépriser; qu'on violera sans scrupule, avec des intérêts contraires ; qu'on violera sans

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