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aussi homme d'habitude, et il ne se sépara qu'avec peine de ceux qu'il avait si mal reçus.

Le mauvais vouloir de la couronne, les aigreurs des partis et les dépits des ambitieux n'étaient pas les seuls obstacles que rencontrait tout d'abord le cabinet du 1er mars. La position personnelle de M. Thiers lui-même était fausse et embarrassée: Le vote qui le portait au pouvoir était un triomphe pour la démocratie bien plus que pour aucun parti parlementaire. Le Journal des Débats l'avouait : « C'est << sur la couronne même, disait-il, que porte le coup. » Et le National répondait : « Le Journal des Débats a raison >> Lors done que M. Thiers combattait si activement une loi toute monarchique pour la vaine satisfaction de son ambition personnelle, il reniait son passé pour s'ouvrir une porte au pouvoir, il faisait une brèche au trône, et affaiblissait ainsi sa propre autorité auprès de la royauté qu'il avait compromise, et de la démocratie dont il n'avait été qu'un aveugle instrument.

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Dans la chambre, sa position n'était pas plus facile. De quel côté allait-il pencher, sur quels principes allait-il s'appuyer? Il n'y avait pas même de majorité qui pût le guider ou le suivre. Il s'en était bien trouvé une pour repousser la dotation. Mais ce n'était qu'un vote négatif, n'engageant personne pour l'avenir. La victoire elle-même disloquait la phalange victorieuse, et chacun reprenait son système ou ses préjugés. Le parti qui s'appelait gouvernemental, les 224 de M. Molé et les débris du 12 mai, pour lequel M. Thiers n'était qu'un déserteur, se montraient disposés néanmoins à négocier avec lui, mais à la condition qu'il reviendrait à sa vieille politique de 1835. C'était lui demander un désaveu formel de son opposition de trois années.

A

C'était condamner sa récente victoire et frapper d'illégitimité l'origine de son pouvoir. Le désayeu était trop brusque pour un ambitieux habile.

D'un autre côté, se présentait la gauche dynastique qui lui avait conquis son portefeuille et lui offrait encore son concours bénévole, mais à la condition qu'il s'engagerait avec elle dans les voies des réformes modérées. Déjà, cependant, M. Thiers ne voulait plus de conditions. Son arrivée au ministère était une réforme suffisante; arracher d'autres concessions à la couronne affaiblie, lui semblait une imprudence. De tels principes, il est vrai, ne s'avouaient pas tout haut; mais sa conduite entière en fut le développe

ment.

Sans donc se prononcer, sans s'engager en rien avec la gauche dynastique, il résolut de l'engager avec lui, et de la compromettre tout d'abord par un vote de complaisance.

De tout temps, l'opposition dynastique s'était prononcée contre le principe même des fonds secrets. Plus d'une fois, M. Odilon Barrot avait déclaré que pour accorder un tel blanc-seing à un cabinet, il fallait au moins savoir ce qu'il voulait et où il allait. La politique de M. Thiers consistait donc à entraîner la gauche sur une question en désaccord avec ses principes, et à obtenir le blanc-seing de M. Odilon Barrot, sans lui dire ni ce qu'il voulait, ni où il allait. Une demande de fonds secrets fut le premier acte important du ministre, le premier essai de ses forces à la chambre. Il en faisait tout d'abord une question de cabinet. Si la gauche dynastique refusait son appui, elle était menacéo de voir renaître l'ascendant des ministres de cour; si elle l'accordait, elle se livrait à M. Thiers sans condition et sans compensation.

Le 11 mars, M. de Rémusat, ministre de l'intérieur, présenta le projet de loi qui allait décider du sort du ministère.

Cependant au dehors, la modification du cabinet français avait un certain retentissement, surtout en Angleterre, pays plus intimement lié à nous par ses institutions et son voisinage. On se souvenait que le fameux discours-ministre de M. Thiers était l'apologie de l'alliance anglaise; et pour les graves complications de l'Orient, on ne pouvait espérer un négociateur plus accommodant. Ce qui étonnait cependant et troublait en même temps les politiques d'outre-Manche, c'étaient les cris d'alarme poussés par les monarchistes, annonçant les dangers du trône. Dans ce pays de représentation aristocratique, les luttes ministérielles n'atteignent jamais la couronne, et jamais les vaincus n'engagent avec eux la majesté royale. C'était donc, aux yeux des hommes d'Etat de l'Angleterre, un signe de profonde hypocrisie ou de grande imprudence de la part des conservateurs français, que de rendre le monarque solidaire de leur défaite. C'était de plus condamner leur système dans son ensemble. Le Morning-Chronicle, organe de lord Palmerston, faisait à cet égard des réflexions pleines de justesse.

« Quand nous voyons, disait-il, après dix années de règne de la dynastie d'Orléans, tous les partis s'écrier, à la moindre crise du système, que le trône est en danger, nous sommes forcément amenés à en conclure qu'il y a eu quelque méprise grave dans la politique suivie par les ministères qui se sont succédé depuis 1830........... Ainsi, un parti considère M. Thiers comme devant livrer l'État à la démocratie, l'autre, au contraire, s'imagine que M. Thiers seul peut empêcher la démocratie de déborder le trône. Ces deux

opinions dominantes en France, quelles que soient leurs divergences, s'accordent sur ce point, que le trône de LouisPhilippe repose sur une base faible, et qu'après dix années de règne, Sa Majesté doit redouter les dispositions, non-seulement des masses, mais des 150,000 électeurs privilégiés.

<«< S'il en est ainsi, et nous le croyons, nous conseillons de changer de système, parce qu'autrement la cause de la monarchie serait perdue en France. Il est évident que le système monarchique est allé constamment en déclinant. La monarchie est affectée d'un vice dangereux, d'une consomption graduelle, que tous les remèdes employés jusqu'à ce jour n'ont fait qu'augmenter... Dégager le roi et la dynastie de cette situation de défiance entre lui et son peuple, tel doit être le premier but d'un ministère qui comprend sa mission, et qui a des idées plus élevées que l'unique désir de se maintenir au pouvoir. Mais si au lieu de cela on se livre à de petites intrigues de cour, comme jusqu'à ce jour, le trône de juillet ne durera pas plus que celui de Napoléon. »

Cet avertissement prophétique ne devait être compris ni par le roi ni par ses ministres. Engagés dans une voie contraire, ils y persistèrent jusqu'à ce qu'elle les conduisit à l'abîme. M. Thiers avait affaibli la royauté par ses agressions, il allait l'affaiblir encore par son concours.

Chez les souverains du Nord, et surtout chez le czar, l'avénement de M. Thiers fit redoubler les mauvais vouloirs envers la France; il se préparait de nouvelles complications dans les affaires extérieures.

En attendant le rapport et la discussion sur les fonds secrets, le ministère s'occupa de quelques projets de loi que lui avaient légués ses prédécesseurs. Parmi ces projets, les

plus importants concernaient le remboursement ou la conversion des rentes, la prorogation du privilége de la Banque, l'organisation du conseil d'Etat, et le travail des enfants dans les manufactures.

Cette dernière loi, mise à l'ordre du jour dans la chambre des pairs, fut la première discutée. Les préoccupations politiques empêchèrent le public de lui accorder toute l'attention qu'elle méritait. Il y avait là cependant une question sociale des plus graves. L'activité dévorante de l'industrie enlevait aux familles pauvres des enfants de tout âge, et cette conscription précoce était plus meurtrière que les batailles. D'un autre côté, le modique salaire de ces infortunés devenait un soulagement pour la misère de leurs parents. Il y avait donc à concilier les lois de l'humanité avec les besoins des familles, les devoirs de l'Etat avec les droits des pères. Abandonner sans contrôle les enfants aux spéculations de l'industrie, c'était les livrer corps et âme à la corruption, multiplier les victimes, frapper le corps.social dans sa sève et l'arrêter dans son développement. Mais fermer absolument les ateliers aux enfants, c'était diminuer les ressources des familles pauvres et ravir à la misère un pécule qui la rendait supportable. C'était de plus compromettre l'industrie dans ses luttes contre la concurrence étrangère. Le problème à résoudre consistait donc à étendre le bras protecteur de la loi, et sur les enfants, et sur les parents, et sur l'industrie. Déjà l'Angleterre, la Prusse et l'Autriche avaient réglé ces graves questions par des lois prévoyantes qui réduisaient les heures de travail selon les différents âges, et proportionnaient les fatigues aux forces. C'est dans cette voie que s'engageait aussi le gouvernement français. Mais le précédent ministre du commerce, M. Cunin

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