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meilleure introduction à l'étude des œuvres postérieures plus complètes et plus mûries.

Combien est courte la vue de notre académicien ! Des vétilles l'ont arrêté, et il n'a pas compris tout ce qu'il y avait de génial dans l'œuvre du grand penseur. Et la classification des sciences, et la méthode positive, à la fois uniforme pour toutes les sciences et variée selon leur caractère propre, et la loi des trois états, - tout cela n'est donc rien? Et, si nous entrons un peu dans le détail, quelle richesse et quelle originalité ! Partout on sent l'empreinte géniale de l'homme extraordinaire; il se passera encore bien du temps avant qu'on ait épuisé la fécondité du champ défriché par Comte.

En mathématique, là où il semblait que tout avait été dit, nous devons au grand philosophe des conceptions de premier ordre. Qui donc avant lui avait mieux coordonné les diverses parties de cette science ? Qui donc avant lui avait indiqué les bases d'observation de la mécanique, de la géométrie et même du calcul? Loin de présenter une exception. par rapport aux autres sciences, la mathématique s'est trouvée ainsi rattachée au tronc commun. Sous le rapport de la coordination et de l'enseignement, son dernier ouvrage la Synthèse subjective est un véritable chef-d'œuvre. Que M. Bertrand médite sur cette belle définition de la géométrie préliminaire : « elle a pour but de ramener les rectifications, quadratures et cubatures à des mesures de lignes droites ». Tout le plan de cette branche de la mathématique est dans ces quelques mots. Signalons encore la profondeur de cette vue de Comte relativement au mode d'enseignement: nous devons réduire de plus en plus l'emploi des signes et des figures pour que l'enchaînement des idées reste la chose prépondérante. Logiquement, cette méthode d'enseignement a, de plus, l'avantage de nous accoutumer à une salutaire gymnastique. Forcément soumis à ce régime, les géomètres grecs ont pu acquérir la vigueur intellectuelle qui fait notre admiration et résoudre des questions aussi difficiles que la cubature de la pyramide ou la quadrature de la sphère. De pareils efforts ne peuvent être communs, mais ce qui est à

la portée de tous, c'est d'adopter la meilleure méthode pour fortifier nos aptitudes mentales.

En physique, Comte n'a été ni moins profond ni moins original, je rappelle seulement cette idée capitale que la physique devrait se composer d'autant de branches que nous avons de sens. Cette idée a porté ses fruits en biologie et, à présent, la plupart des biologistes acceptent la théorie positive et admettent l'existence des sens de la musculation, de la calorition et de l'électrition, autrefois confondus avec le sens du toucher proprement dit. J'ai cité cet exemple pour montrer l'utilité des vues philosophiques l'impulsion pour les sciences spéciales vient toujours de là, ainsi que l'avait reconnu depuis longtemps Diderot.

Parlons encore d'une autre théorie que nous devons à Comte, et qui, également, ne pouvait émaner que d'un philosophe la théorie des fonctions du cerveau, déjà si utile pour tous ceux qui l'ont acceptée et qui deviendra de plus en plus féconde quand elle dominera l'étude des phénomènes si captivants de la vie de relation. On y viendra sûrement, que dis-je ? on y vient... Nous n'en sommes plus au temps où l'œuvre de Gall était universellement décriée; — à la suite de Comte, on commence à rendre justice à Gall et bientôt on acceptera la théorie plus complète de Comte, comme on a accepté sa loi hiérarchique et ses vues sur la méthode.

Voilà ce qu'on doit à Comte indépendamment de son œuvre capitale, la création de la sociologie. Mais faut-il parler de sociologie à M. Bertrand ?... Je ne sais; mais à la distance dédaigneuse où il se tient par rapport au mouvement des idées, cela doit lui apparaître comme une chose étrange et bizarre. Tout le monde sait maintenant à quoi s'en tenir, sauf le secrétaire de l'Académie des sciences. Je ne parlerai pas non plus de la construction religieuse de Comte, de son calendrier, de son système de fêtes, de sa morale privée, domestique et sociale, toutes choses pour lesquelles se passionneront plus tard et les foules nombreuses et les véritables hommes d'Etat, mais pour lesquelles le cerveau étroit d'un savant spécial restera constamment muré.

Finissons. La réputation de Comte n'aura pas beaucoup à souffrir de cette attaque inconsidérée; il n'en sera probablement pas de même de la réputation de M. Bertrand. A quel mobile a-t-il obéi en nous dévoilant, sur le tard, tout ce qu'une âme académique pouvait renfermer de fiel? On ne serait peut-être pas loin de la vérité en attribuant cette haine à la vanité blessée. M. Bertrand, en effet, a pris naguère connaissance du jugement porté sur lui par Auguste Comte. Voici la conclusion de ses notes d'examen d'admission à l'Ecole polytechnique, en 1839; elle mérite d'être citée :

« Quoique sensiblement inférieur à ce que j'en avais es« péré et d'ailleurs déjà gâté évidemment par la flatterie et « la suffisance, il a cependant, à en juger par ce seul exa« men, témoigné certainement une véritable force intellectuelle et une très remarquable justesse. Il montre surtout « une très heureuse aptitude ultérieure à l'enseignement,

s'il peut devenir assez sévère envers lui-même, et ne plus ❝ viser mal à propos à un vicieux étalage d'instruction supé<< rieure. Décidément il y a là l'étoffe d'un esprit supérieur, « s'il n'avorte point par excès de culture et surtout d'encouraa gement ».

(Dimanche 1er septembre, Bertrand, 16 ans, de 11 heures 1/2 à 1 heure 1/4).

M. Bertrand aurait, sans doute, accepté les compliments, mais la fin... c'est autre chose. Pour nous, c'est la fin que nous acceptons comme la plus vérifiée de toutes les prophéties. Camille MONIER.

Paris, 15 décembre 1896.

LA FÊTE DE L'HUMANITÉ ("

MESDAMES, MESSIEURS,

Le premier jour de l'année a depuis longtemps ceci de particulier que, presque en tous pays, il est célébré par tout le monde comme une véritable fête, mais qu'il n'a plus le caractère d'une solennité publique. Tout se borne, en effet, à des effusions essentiellement privées, ne dépassant guère le cercle de la famille et des relations personnelles.

Auguste Comte s'est proposé de lui restituer pleinement le caractère religieux qu'il avait autrefois et que ni le temps, ni les commotions politiques, ni les changements de croyances n'ont pu lui faire perdre entièrement. A cette date, on n'entend que des paroles affectueuses; petits et grands, jeunes et vieux, humbles et puissants, échangent gaiement des félicitations et des vœux ; il semble que les rivalités et les haines, tant collectives qu'individuelles, que les soucis et les chagrins se soient évanouis pour faire place à des sentiments d'universelle sympathie et de confiance dans un meilleur avenir. C'est bien là une fête vraiment humaine, dégagée de tout particularisme de classe, de nationalité, ou de culte, mais à laquelle manquent ces émotions collectives qui élèvent les hommes audessus d'eux-mêmes et les rendent meilleurs.

Auguste Comte, en proposant de consacrer le premier jour de chaque année à honorer l'Humanité, et M. Pierre Laffitte, en inaugurant, il y a déjà plus d'une génération, cette cérémonie, n'ont fait, l'un que formuler explicitement et l'autre qu'accomplir sciemment une heureuse généralisation de ce

(1) Discours prononcé par M. Ch. Jeannolle, le 1er Moïse 109 (1er janvier 1897), au siège de la Société positiviste, 10, rue Monsieur-le-Prince.

que tout le monde fait par habitude et sans y penser. Tout en continuant à resserrer les liens habituels, notre fête de l'Humanité a cela de précieux, qu'elle nous rattache, en même temps qu'à nos contemporains de tous pays, à nos ancêtres de toute époque, comme à nos plus lointains successeurs et nous fait, pour ainsi dire, communier avec le genre humain tout entier.

Cette fête est maintenant une tradition positiviste; elle se célèbre chaque année, non seulement ici, mais partout où nos coreligionnaires ont pu constituer un centre de groupement, et nous avons le ferme espoir que, dans un avenir moins éloigné qu'il ne semble, cette solennité, actuellement si modeste, n'aura rien à envier, ni en affluence, ni en splendeur, aux plus belles cérémonies des cultes encore existants. Nous sommes, d'ailleurs, résolus à faire pour cela tous nos efforts : les résultats déjà obtenus, si infimes qu'on veuille les trouver, sont le signe d'un développement graduel, d'une vitalité persistante et une garantie de succès. Les grandes choses, nous a dit souvent M. Laffitte, ont de petits commencements.

La réunion d'aujourd'hui nous offre une occasion toute naturelle de jeter un regard en arrière pour mesurer le chemin parcouru et apprécier les évènements accomplis, et aussi de déterminer, au moins d'une manière générale, l'attitude qu'il nous convient de prendre dans la situation. actuelle, afin de nous rapprocher encore un peu de la limite idéale marquée par Auguste Comte et vers laquelle tend, de moins en moins confusément, l'ensemble des efforts humains.

Avant d'aller plus loin, je tiens à déclarer que, bien que j'aie l'honneur de tenir pour le moment la place de M. Laffitte empêché, ce n'est pourtant pas en son nom que je parle, car il ne m'a donné aucune instruction spéciale. Si donc il m'arrivait d'émettre des idées qui ne fussent pas conformes à l'esprit général du Positivisme, c'est à moi seul qu'en incomberait la responsabilité.

Je serai très bref en ce qui concerne la situation politique, soit extérieure, soit même intérieure.

Au point de vue des relations internationales, on peut constater qu'il n'est plus aujourd'hui de portion du globe

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