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positive, il m'a été physiquement impossible de surmonter la fatigue et l'ennui de sa lecture », avoue ingénument M. Bertrand. A ce certificat de paresse intellectuelle nous n'avons rien à ajouter... Un rédacteur du Temps dit, à ce propos « J'en connais qui ont lu Auguste Comte et qui n'en sont pas morts ». Nous pouvons dire qu'il y a beaucoup de personnes qui ont lu, compris et qui, cérébralement, se portent très bien.

Malgré l'insuccès évident de la tentative de déconsidération que notre académicien vient de commettre, il y aurait peutêtre, dans ses Souvenirs, quelques indications à conserver pour les futurs biographes de Comte; mais la récente mésaventure arrivée à M. Bertrand au sujet de Cornélius Herz pourrait faire douter de la fidélité de ses souvenirs. N'insistons pas... A une certaine période de la vie, les événements anciens sont plus facilement retenus que les événements récents. Nous accepterons donc l'ensemble des menus faits que M. Bertrand signale, nous bornant à relever quelques inexactitudes frappantes, pour nous occuper principalement des questions philosophiques soulevées par cet incident.

A propos de Saint-Simon, M. Bertrand réédite une fable. grotesque: Auguste Comte aurait été la cause de sa tentative de suicide, et cela parce qu'un article promis n'était pas prêt à temps! Cet article, il nous semble, Saint-Simon pouvait le faire, à défaut d'Auguste Comte, puisque, d'après l'opinion, toujours défavorable, vers laquelle semble pencher M. Bertrand, Saint-Simon était le véritable initiateur. Explique qui pourra cette contradiction. Heureusement que nous avons le témoignage direct de Saint-Simon et que nous connaissons les véritables motifs de son acte de désespoir.

M. Bertrand s'étend, avec un plaisir non dissimulé, sur tous les événements qui ont précédé et suivi le mariage de Comte et, on le devine, ce n'est pas précisément la bienveillance qui domine dans l'énumération des infortunes du philosophe. Bien renseigné, ou peu s'en faut, M. Bertrand est ici tout simplement inconvenant. Précisons et complétons. ses renseignements.

Auguste Comte épousa, en février 1825, une femme indigne; c'est ce qu'il a appelé lui-même : « la seule faute vraiment grave de ma vie ». Ce mariage n'aurait probablement jamais eu lieu sans un événement que le regretté Joseph Lonchampt a raconté dans un opuscule publié il y a quelques années, mais non intégralement, et dont nous avons le manuscrit complet. J'ai entendu, et je ne suis pas le seul, M. Lonchampt faire le récit de cet événement. Il avait été le confident de Comte et d'un autre témoin; je me rappelle à ce sujet que le narrateur insistait sur la nécessité de faire connaître toute la vérité sur le mariage de Comte. On doit avouer maintenant qu'il avait raison.

Au moment où se place l'événement, Caroline Massin essayait, cela n'est pas douteux, de se relever de l'état d'abjection dans lequel Comte l'avait trouvée lors de leur première rencontre. Il faut dire aussi que cette femme était victime d'une éducation morale déplorable sa mère ellemême l'avait poussée au vice presque dès son enfance. A l'époque donc où Caroline Massin, devenue libraire, améliorait sa conduite, elle fut rencontrée dans un restaurant, en compagnie de Comte et du témoin dont j'ai déjà parlé, par un agent de la police des mœurs, qui lui intima l'ordre de se rendre, sur-le-champ, chez le conmissaire de police. Il fallait qu'elle vint se justifier d'une infraction aux règlements qui concernent les filles soumises. Pleurs de Caroline Massin, supplications de Comte et de son compagnon... rien n'y fit et, chez le magistrat, Comte apprit qu'il n'y avait qu'un seul moyen d'obtenir la radiation du registre odieux : le mariage. Comte n'hésita pas et, généreusement, mais inconsidérément, il épousa Caroline Massin.

Plus tard, Auguste Comte a fait allusion à ce fait quand il a dit : « Ne m'étant jamais considéré comme beau ni même comme agréable, je pensais qu'en rendant un grand service à une femme, je pouvais compter sur son affection ». Comte s'était trompé, mais son erreur n'a rien que de très honorable pour son caractère, et s'explique par sa jeunesse et les circonstances diverses au milieu desquelles il vivait. Outre les circonstances qui lui étaient personnelles, il faut noter le mou

vement d'opinion qui commençait déjà à se manifester en faveur de la femme déchue, mouvement en partie déterminé par les exagérations catholiques. On réagissait contre cette conception fausse d'après laquelle la femme pure peut être dispensée de toute autre qualité. D'ailleurs notre jeune philosophe n'était point seul à participer à cet entraînement, nous pourrions citer d'autres exemples parmi ses camarades de l'Ecole polytechnique. Cette émancipation des préjugés bourgeois était évidemment exagérée; mais, avouons que, pour la pousser à un tel degré, il fallait être doué d'une certaine énergie. L'action n'était point banale... Moralement, faut-il préférer la poursuite d'une riche dot?

En essayant de ridiculiser un homme de génie par le complaisant récit de ses infortunes privées, on court le risque d'attirer sur soi autre chose que le ridicule. Molière est-il moins grand parce qu'il épousa la Béjart, et ne serait-il pas méprisable celui qui prendrait plaisir à rappeler ses malheurs domestiques?

Il n'y a pas grand'chose à dire au sujet de Clotilde de Vaux (ou Devaux, peu nous importe), là encore M. Bertrand est malveillant et plus encore... Si quelque chose est évident après la lecture des lettres de Comte et de celles de madame de Vaux, c'est la nature de leurs relations. Comte a été pressant, c'est clair, mais il était amoureux. Elle avait 30 ans et lui 47... C'est profondément humain. Clotilde de Vaux a résisté, c'est encore parfaitement compréhensible; ce qui l'est moins, ce sont les insinuations et la délicatesse douteuse de M. Bertrand qui essaie de déconsidérer la sœur de son ami Maximilien Marie, et cela sans aucune espèce d'utilité.

Examinons maintenant les événements relatifs à la situation de Comte à l'Ecole polytechnique. Nous ne pouvons nous rencontrer ici avec M. Bertrand, sa manière de concevoir l'enseignement, ses habitudes de spécialiste sont trop opposées à l'esprit fondamental du Positivisme. Auguste Comte avait raison de comprendre l'enseignement en général et celui de l'Ecole en particulier comme ayant pour mission de développer les facultés les plus élevées de l'intelligence.

Faire penser ses élèves, tel était son but, et cela constituait son originalité et sa supériorité incontestées. Pourquoi, en effet, vouloir rétrécir l'intelligence de ces jeunes gens déjà fortement préparés par des études analytiques et arrivés à l'âge où les conceptions générales sont accueillies avec empressement? Cette préférence de la part des élèves pour un enseignement philosophique tient à un besoin naturel; car c'est au moment même où nous arrivons à notre complet épanouissement physique que se développent les facultés supérieures de généralisation et de coordination. Des leçons que nous avons écoutées ce qui reste, ce sont les conceptions fondamentales, les habitudes logiques; ce qu'on oublie, ce sont les détails et les notions accessoires. Pourquoi insister sur ce qui sera ordinairement oublié et négliger ce qui sera toujours applicable? D'autant plus que, ces notions secondaires, nous pourrons facilement y revenir et au besoin les compléter lorsque des nécessités professionnelles ou autres l'exigeront.

Au lieu d'être ce qu'on a appelé un « séminaire algébrique » il vaudrait mieux que l'Ecole polytechnique devînt le centre d'une culture scientifique générale et complète, conçue dans le plus large esprit philosophique. Auguste Comte était dans le vrai en réglant son enseignement d'après cette exigence très vivement sentie par lui. Le succès indiscuté de ses leçons auprès de ses élèves ne nous surprend donc pas, l'animosité de ses collègues ne nous surprend pas non plus. M. Bertrand, qui s'est trouvé placé dans ces deux situations vis-à-vis de Comte, a subi la loi commune, tant pis pour lui. Il aurait certainement mieux valu, pour l'opinion qu'on se formera sur le caractère de notre savant, qu'il s'en tint aux sentiments généreux de sa jeunesse, alors qu'il était le porte-parole de ses camarades. Dans tous les milieux quelconques, les médiocres jalousent et oppriment les hommes supérieurs; pour faire apprécier l'équité des rivaux et des juges de Comte nous n'aurions qu'à redire les noms de tous ceux qui lui ont été préférés; la plupart sont maintenant plongés dans le définitif oubli. En évoquant toutes ces misères, M. Bertrand s'est chargé, à son insu, de faire

la lumière sur l'un des côtés douloureux de l'existence de Comte. Si le grand rénovateur n'est pas mort de faim, ce n'est pas la faute de ses persécuteurs...

A une autre question maintenant; celle-ci paraît être la grosse affaire pour le détracteur systématique de notre maître. Comte a commis des erreurs en mécanique ! Eh bien oui ! Comte a commis une erreur, plusieurs erreurs, si vous voulez... et après ! Lagrange aussi a commis des erreurs et tant d'autres que nous pourrions citer et non des moindres. Comme nous sommes peu disposés à croire aux miracles, nous ajouterons que cela nous tranquillise de savoir que Auguste Comte a pu se tromper. Il s'est pourtant beaucoup moins trompé que M. Bertrand paraît le croire, par exemple il n'a jamais attribué à Newton le principe de d'Alembert, il a dit que la loi de Newton rentrait dans le principe de d'Alembert, ce qui n'est point du tout la même chose. « Ce célèbre principe général auquel l'accord unanime des géomètres a donné, avec tant de raison, le nom de principe de d'Alembert» (Philosophie, p. 679), Auguste Comte ne l'a pas plus attribué à Newton qu'à Jacques Bernouilli qui l'avait d'abord entrevu.

Plus loin, M. Bertrand insinue sournoisement : « On a pu reprocher à Comte d'ignorer l'histoire de la science ». Qui : on? Voilà une plaisanterie un peu trop forte; non, jamais un tel reproche n'a pu être sérieusement formulé et je mets notre critique au défi de dire nettement que c'est son opinion et surtout de la motiver. Mais passons, et accordons que Comte a commis des erreurs, M. Bertrand n'en a-t-il jamais commis, même dans le cercle étroit où il s'est confiné ?

M. Bertrand n'a pas vu que la Philosophie positive n'était point un traité spécial et que, pressé d'arriver à l'objet important l'étude des faits sociaux, l'auteur a rédigé rapidement la partie préliminaire; nous en avons la preuve. Plus tard, Auguste Comte a regretté sa précipitation, jusqu'à déconseiller la réimpression de sa première œuvre et ici nous sommes loin de partager ces scrupules; nous pensons, au contraire, que la lecture de la Philosophie sera toujours la

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