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Platon, étaient conservateurs. Nous savons comment l'inégalité profonde existant entre leurs populations et leurs classes facilita l'effondrement des États grecs et leur absorption dans une civilisation plus vaste et malheureusement plus militaire encore dont nous continuons à subir les traces profondes, spécialement dans notre structure juridique et politique. N'oublions pas cependaut que la civilisation grecque s'était répandue dans tous les sens; que le peuple, par le théâtre, les fêtes publiques, les lectures également publiques de ses poètes et de ses historiens, par ses assemblées, etc., y participa de plus en plus à une culture intellectuelle et morale supérieure; n'oublions pas que la Grèce fut en réalité l'institutrice de Rome; que le résultat de son absorption fut une civilisation non plus étroite, mais gréco-romaine, à la fois européenne, africaine et orientale. En outre, déjà en Grèce et plus tard à Rome, nous voyons les esclaves exercer les professions dites libérales, les arts, la littérature, la médecine, la philosophie même. Alors, surtout avec les stoïciens, se dégage l'importance d'une éducation morale et philosophique comme complément de l'instruction scientifique. « L'âme, dit Plutarque, est un foyer qu'on échauffe, non un vase qu'on remplit. » Les anciens cadres sociaux trop étroits se brisent; les classes supérieures dégénèrent physiquement, intellectuellement et moralement. Il arrive, en effet, toujours un temps où les classes priviligiées, par le fait même de l'exercice du pouvoir et de leur oisiveté professionnelle, perdent la capacité mentale et la direction morale des sociétés. A ce moment, cette capacité et cette direction tombèrent entre les mains de la masse profonde des humbles. Malheureusement, le christianisme échoua devant le problème économique et aussi devant les conquérants militaires et par là même il se cor fina dans un idéalisme moral qui finit par se plier aux formes sociales nouvelles nées de la conquête et de l'état économique du temps. Une société très vaste, il est vrai, le catholicisme féodal et médiéval, se reconstruit avec les ruines de l'ancienne et des éléments nouveaux, société sacerdotale, nilitaire, hiérarchisée, inégalitaire, où l'enseignement devint encore une fois le lot à peu près exclusif du clergé, mais, remarquons- le bien encore une fois, surtout au point de vue théorique et dogmatique et non pas professionnel et pratique, malgré l'influence considérable exercée par le clergé sur les formes extérieures des corporations et des métiers. En outre, la société nouvelle, malgré ses imperfections, constitue une internationalité moralement supérieure à l'ancienne par le fait même de la prépondérance du pouvoir spirituel. Cette internationalité avait du reste été préparée par la Rome païenne qui avait instauré à un certain moment la grande paix romaine, développé le jus gentium et introduit dans l'enseignement l'étude des langues étrangères. L'œuvre de saint Thomas d'Aquin représente l'apogée de l'effort intellectuel du catholicisme au moyen âge, au

moment où la raison commence à s'affranchir de la foi. Insensiblement, la théologie perdit le monopole de l'enseignement théorique supérieur. Cependant, même en France, en Belgique, en Italie, en Espagne et en Allemagne jusqu'au xvi° siècle, on n'a guère encore la conception d'un enseignement public et général. Seulement, en Italie, où les lettres renaissent tout d'abord, une puissante protestation s'élève contre le lourd et vain enseignement théologique et aussi contre la discipline de fer des écoles. Cette bienfaisante réaction humanitaire est indiquée par le titre même, La Maison joyeuse, du célèbre ouvrage de pédagogie publié vers 1425 à Mantoue, par Victorin de Feltre. Rabelais, dans son Abbaye de Thélème, Erasme, Ramus, suivent la même voie libératrice; l'Humanité aspire à plus de liberté, à plus de vie; elle sent croître ses ailes; elle monte vers des idéaux plus élevés et plus purs. Plus de scolastique, plus de pédantisme; plus de ces pseudo-savants que Montaigne assimile à « des ânes chargés de livres »; il faut un « conducteur qui ait plustost la teste bien faiste que bien pleine ». Déjà R. Bacon n'a-t-il pas fondé la science expérimentale? Les mêmes aspirations s'affirment de mieux en mieux avec B. Palissy, A. Paré, Fr. Bacon, G. Bruno, Galilée, Campanella, Kepler, Césalpin et Harvey. Bien que sa pédagogie soit avant tout destinée à l'éducation des jeunes nobles, notre grand Marnix de Sainte-Aldegonde entrevoit les rapports de la pédagogie avec la psychophysiologie : « Le régime que l'on doit suivre pour rendre la mémoire sûre et l'augmenter doit se tirer des écrits des médécins (1). »

Au xvne siècle, J. A. Comenius (1592-1671) peut être considéré comme le fondateur d'une pédagogie générale. Il avait eu pour précurseurs, en Allemagne, Christophle Helvicus (1581-1617) et Wolfgang Radtke (1571-1635) ainsi que l'espagnol Vivès (2). Les grands Etats modernes se sont ou seront bientôt constitués; en même temps sont soulevés les principaux problèmes relatifs à l'enseignement public, qui se présentent encore à nous dans des conditions en partie semblables, en partie différentes. A ce moment, la monarchie absolue sévit en France, en Espagne et ailleurs; l'aristocratie des princes et des nobles est encore bien puissante; jusque-là, c'était pour elle que les pédagogues de partout avaient publié et continuaient à publier leurs livres d'éducation. Comenius entrevoit l'idéal nouveau dont la réalisation s'impose, mais il n'en distingue pas encore suffisamment les conditions sociales et notamment économiques. Il proclame d'abord la nécessité de l'instruction pour toutes les classes de la société : « Que sont les riches sans science, sinon des porcs engraissés avec du son? Que sont les

(1) PH. DE MARNIX. Ratio instituendæ juventutis.

(2, La Vie et les Œuvres de J. A Comenius par A. SLUYS et J. VERKOYEN, 1896.

pauvres auxquels manque la connaissance des choses, sinon des ânes chargés de fardeaux? » Il faut donc que tous participent aux bienfaits de l'instruction. Mais le travail a pour limite naturelle la fatigue; cela est vrai aussi bien pour le travail physique que pour celui que nous appelons intellectuel; celui-ci est lui-même un travail physique, mais spécial. Alors, devançant ainsi de plusieurs siècles les légitimes aspirations du socialisme contemporain, Comenius, comme Th. Morus, en fixe la formule : « Le jour a 24 heures que nous devons diviser en trois parties égales : 8 heures pour le sommeil, 8 heures pour les loisirs et 8 heures pour les opérations sérieuses. Il démontre que l'instruction n'est qu'une branche de l'éducation; celle-ci doit être morale. Parlant des sciences, des langues et des arts, Sénèque avait dit : « Ce ne sont là que les premiers commencements et non des travaux achevés. » Comenius ajoute « Le couronnement de l'œuvre, c'est l'étude de la sagesse »; nous dirions la formation du caractère, de la moralité. Tel est précisément l'un des objectifs de notre Université : c'est le plus élevé el malheureusement le plus négligé surtout dans l'enseignement supérieur; c'est une des raisons de notre existence.

Comenius observe aussi fort bien que le développement intellectuel procède pari passu avec le développement corporel; celui-ci, d'après lui, s'opère en 24 ans; l'instruction doit se poursuivre jusqu'au même âge et il la divise en quatre périodes : jusqu'à 6 ans, l'école maternelle où dominera la méthode intuitive; de 6 à 12, l'école primaire ou populaire où s'exerceront davantage la réflexion et le jugement; de 12 à 18, l'école latine où gymnase où s'enseigneront les sciences et se fortifiera la raison par les méthodes comparatives; de 18 à 24, l'Académie ou Université avec son complément nécessaire, les voyages; on y enseignera la théologie, la philosophie, la médecine, le droit; là se formeront définitivement la volonté, le caractère.

C'est surtout Diderot qui émet les vues les plus larges et les plus fécondes. Dans son Plan d'une Université pour le gouvernement de Russie ou d'une éducation publique dans toutes les sciences, il commence par déclarer qu'il veut aussi et tout d'abord des «< petites écoles ouvertes à tous les enfants du peuple au moment où ils peuvent parler et marcher » et dans lesquelles «< ils doivent trouver des maîtres, des livres et du pain..... du pain qui autorise le législateur à forcer les parents les plus pauvres d'y envoyer les enfants ». Ainsi, la question de l'enseignement universel et intégral était subordonnée non plus seulement à la forme politique du gouvernement, mais au problème économique; pour étudier, pour penser, il faut tout d'abord du pain, c'est-à-dire alimenter le corps et le cerveau; il voulait que, dans ces conditions, l'instruction primaire fût gratuite et obligatoire; mais déjà ne pouvons-nous pas

entrevoir que la contrainte sera inutile le jour où la capacité économique, avec ses conséquences morales, existera? « L'Université, ajoutait Diderot, est une école dont la porte est ouverte indistinctement a tous les enfants d'une nation et où des maîtres stipendiés par l'Etat les initient à la connaissance élémentaire de toutes les sciences >>; il est « cruel et absurde de condamner à l'ignorance les conditions subalternes de la société, car il y a dix mille à parier contre un que le génie, les talents et la vertu sortiront plutôt d'une chaumière que d'un palais ». Nous exprimerions aujourd'hui cette pensée si juste d'une façon plus exacte en disant que la sélection donne des résultats plus avantageux et plus certains lorsqu'elle agit sur des masses et non sur un petit nombre d'individus. En 1768, le président Rolland demandait de son côté, qu'au moyen de bourses prises sur les dotations locales, les élèves pauvres reconnus aptes à de plus fortes études fussent admis à compléter leur instruction dans les grands collèges.

Nos pères de 1789 et de 1793, au milieu de la tourmente révolutionnaire, essayèrent de réaliser ces idéaux et y réussirent en partie. On comprit qu'à régime nouveau il fallait éducation nouvelle. En octobre 1790, Talleyrand, chargé de la rédaction, du rapport et du projet de loi sur l'instruction publique, dit que « le travail du Comité de Constitution doit embrasser toutes les branches de l'instruction pour faire pénétrer dans toutes l'esprit de la Constitution et appeler au grand bienfait de l'instruction publique tous les citoyens indistinctement ». Il confiait la direction de l'instruction au gouvernement, mais Mirabeau protestait, disant « qu'aucun pouvoir permanent ne doit avoir entre les mains des armes aussi redoutables »; nous pouvons ajouter que le pouvoir est incompétent et doit se limiter à garantir à tous un enseignement intégral.

Ce fut l'illustre ami des encyclopédistes, Condorcet, qui, le 20 avril 1792, présenta au Comité d'instruction de l'Assemblée nationale le Projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique. Nul mieux que lui n'était désigné pour aborder ce problème redoutable; déjà, en 1791-1792, il avait publié 5 mémoires relatifs à l'instruction publique; son rapport en était le résumé, bien que ses idées personnelles y fussent parfois modifiées par celles du comité d'instruction dont il était le rapporteur. Le savant précurseur d'Auguste Comte et de la Philosophie positive fonde tout d'abord son plan d'organisation pédagogique sur la psychophysiologie dont la pédagogie n'est évidemment qu'une application concrète. Au lieu de classer l'enseignement des sciences selon « une division philosophique peut-être embarrassante et presque impraticable dans l'application », il préfère imiter « la marche que l'esprit humain a suivie dans ses recherches ». Il prévoyait cinq degrés d'instruction et non trois, comme il est communément de règle

aujourd'hui; le troisième degré, formé par les Instituts, tenait à la fois de notre enseignement moyen et de notre enseignement supérieur. Ces Instituts servaient de préparation élémentaire aux professions libérales, l'enseignement y était surtout professionnel; à tous les degrés inférieurs, dans les Instituts et aux degrés supérieurs, il avait pour bases les sciences mathématiques, physiques et naturelles; de même à tous les degrés, la seconde classe comprenait les sciences morales et politiques et la troisième, l'application des sciences aux arts. Ainsi à tous les degrés l'enseignement était intégral et conforme à la classification et à l'ordre méthodique des connaissances humaines. La quatrième classe comprenait la littérature et les beaux-arts proprement dits; là il y avait, outre un cours général et élémentaire des beaux-arts, un cours de grammaire générale, de langue latine, de langues étrangères et dans quelques instituts seulement un cours de grec. Il considérait du reste l'étude des langues mortes, y compris le latin, «< comme plus nuisible qu'utile », sauf pour les spécialistes. Dans chaque salle des instituts, il réservait des places « à ceux qui, sans ètre élèves, sans être par conséquent assujettis aux questions qu'on leur fait, aux travaux qu'on leur impose, voudraient suivre un cours d'instruction ou assister à quelques leçons ».

Le IVe degré d'enseignement était représenté par neuf lycées qui, dans son projet, représentent plus particulièrement l'enseignement supérieur. Encore une fois, l'enseignement y est intégral comme pour tous les degrés inférieurs, mais « l'enseignement des sciences y sera conduit pour chacune au point où elle s'arrête et où chaque pas que les étudiants peuvent faire au-delà de ce qu'ils ont appris serait une découverte ». Les bases de la classification des cours y sont toujours conformes à celles des degrés précédents, c'est-à-dire parallèles à la marche de l'esprit humain depuis les mathématiques jusqu'aux sciences sociales, en finissant par l'application des sciences aux arts, la littérature et les beaux-arts. L'enseignement y est donc encore une fois intégral, théorique et professionnel. «Toutes les sciences, dit-il, y sont enseignées dans toute leur étendue; c'est là que se forment les savants, ceux qui font de la culture de leur esprit, du perfectionnement de leurs propres facultés, une des occupations de leur vie, ceux qui se destinent à des professions où l'on ne peut obtenir de grands succès que par une étude approfondie d'une ou de plusieurs sciences. C'est là aussi que doivent se former les professeurs. C'est au moyen de ces établissements que chaque génération peut transmettre à la génération suivante ce qu'elle a reçu de celle qui l'a précédée et ce qu'elle a pu y ajouter. » On ne saurait mieux définir la fonction sociale de l'enseignement supérieur. Notons également que, dans le plan de Condorcet, la division de chaque degré en quatre classes est purement administrative et que les étudiants conservent le

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