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tion de l'élément prépondérant d'un régime qu'on prétendait seulement modifier quand on l'annulait radicalement, suivant la formule, triviale mais énergique, employée par Bonaparte, à son avènement dictatorial, pour repousser une semblable mystification métaphysique. Ainsi réduite à sa partie purement négative, faute de bases réelles pour la partie vraiment positive, l'irrationnelle imitation du type anglais ne pouvait, en effet, aboutir qu'à l'irrévocable neutralisation de la royauté; et ce résultat nécessaire devenait alors d'autant plus décisif que, par la nouvelle forme d'une telle institution, l'adhésion monarchique y semblait spécialement volontaire. C'est là surtout qu'il faut placer, dans l'histoire générale de la transition moderne, la dissolution directe de la grande dictature temporelle où nous avons vu, au 55 chapitre, partout converger sous diverses formes, l'ensemble du mouvement de décomposition politique. Depuis le commencement de la crise révolutionnaire, cette dictature, élaborée par Louis XI et complétée par Richelieu, avait été essentiellement maintenue au plus haut degré d'énergie politique, d'abord avec un caractère progressif par la Convention, et ensuite dans un esprit rétrograde par Bonaparte, qui en dut être réellement le dernier organe. Mais, au temps que nous considérons, elle se résout enfin en un antagonisme permanent entre l'action politique centrale, que cette nouvelle royauté représente imparfaitement, et l'action locale ou partielle, émanée d'une assemblée plus ou moins populaire : l'unité de direction disparait alors sous le tiraillement régulier de ces deux forces opposées, dont chacun tend à s'assurer une prépondérance désormais impossible jusqu'à ce qu'une convenable terminaison de l'anarchie spirituelle vienne permettre enfin une véritable organisation temporelle; Bonaparte lui-même eût alors subi cette inévitable conséquence de la situation générale, comme l'indique directement la transformation forcée qui caractérisa son retour éphémère. >>

(Philosophie positive, t. VI, 1re édition, p. 386-399; 5e édition, p. 320-334.)

ENCORE L'INCOGNOSCIBLE

(Suite) (1).

VIII

INCORPORATION DE LA MÉTAPHYSIQUE.

L'hyperpositivisme nous dit encore que nos spéculations ne doivent pas outrepasser l'expérience, laquelle exige le concours permanent des sens. Le précepte est bon en soi, à condition de ne pas l'outrer non plus, de permettre éventuellement certaines échappées à l'esprit, à côté de la rigueur dogmatique de son principe. Autrement l'absolutisme de la règle, en désaccord avec certaines nécessités patentes, en discréditerait l'autorité et en compromettrait la sanction légitime. Ne quid nimis.

Rappelons d'abord que l'hypothèse est et restera toujours un besoin impérieux de notre nature, la loi même de notre subjectivité, puisque notre systématisation théorique, destinée à unifier le dedans et à le rattacher au dehors, ne saurait tout embrasser ni tout définir par raison démonstrative; que la synthèse la plus satisfaisante ne peut être qu'une symbolisation conditionnée et conditionnelle, le lien relatif des choses, non l'équivalent même de la réalité; et qu'à ce titre, elle demeure toujours empreinte d'un certain caractère hypothétique.

L'hypothèse, par son objet même, dépasse nécessairement

(1) Voir la Revue occidentale du 1er mai et du 1er juillet.

l'expérience, puisqu'elle sert à la suppléer provisoirement, ou même définitivement, qu'elle en est le substitut logique. Par définition, l'hypothèse est une conception placée au-delà de l'expérience, à laquelle on est contraint de recourir pour coordonner des faits certains, ce qui concorde avec cet autre énoncé de M. Pierre Laffitte : « L'hypothèse est une conception de l'esprit liant par anticipation les phénomènes observés. C'est en quelque sorte une loi prématurée; c'est une loi avant la vérification. »>

En fait, l'hypothèse est une induction naissante, et l'induction est l'opération qui consiste à déterminer le principe ou la relation générale, par lequel sont régis des faits d'un certain ordre. Mais l'hypothèse n'aboutit pas toujours, tant s'en faut, à la loi. Nous pouvons rapprocher par induction des séries de groupes de faits observés, sans être en mesure de tirer la conséquence définitive, de préciser la relation. fondamentale, qui est la loi positive; d'en combiner l'ensemble autrement que par une déduction encore hypothétique, qui est seulement notre explication la plus satisfaisante. Cette déduction, en principe, est légitime, quand bien même la loi, c'est-à-dire le contrôle de la vérification expérimentale ne viendrait jamais la confirmer ni l'infirmer; c'est même ainsi qu'elle reste le plus légitime. Donc, l'hypothèse, quelle qu'elle soit, faute de mieux, est justifiée entre certaines conditions d'espace et de temps; l'histoire de l'évolution humaine le démontre surabondamment: sa nécessité fait sa légitimité.

Si même on retranchait de la science proprement dite les hypothèses générales qui la soutiennent et qui l'encadrent, à titre d'artifices rationnels, de vraisemblances logiques, il n'en resterait pas grand'chose, un amas de faits incohérents et de liaisons éparses, dépourvus de convergence et d'organisation, alors que l'esprit humain ne peut se passer de cohésion. A plus forte raison les considérations qui précèdent sont-elles applicables à la philosophie, qui dépasse les sciences particulières, qui est leur lien supérieur de coordination, la science des sciences, ars artium, disait Bacon.

Dans cet ordre d'idées, nous avons rappelé déjà que nos lois, même les plus certaines, n'étant que des généralisations de faits, ne sont que nos inductions les plus probables, des hypothèses appropriées à nos besoins et à la capacité relative de notre entendement; qu'il n'existe pas de lois abstraites absolument vraies, l'abstraction n'étant qu'un procédé de simplification mentale, dont la portée reste toujours nécessairement inférieure au réel. Nous avons vu que tel était aussi le cas de la croyance même à la réalité de l'existence objective et à celle de l'ordre du monde. Ce n'est que par une somme complexe d'associations d'idées, c'est-à-dire d'inductions et de déductions, parmi lesquelles tient le premier rang l'idée de cause ou la connexion, devenue indissoluble dans l'esprit, entre la production d'un fait quelconque et sa détermination par un antécédent, que nous sommes arrivés à la conviction de l'existence, hors de la conscience, d'un ordre de faits distinct et de son indépendance propre; conviction qui, pour inaltérable qu'elle soit chez la raison équilibrée, est simplement la conclusion la plus rationnelle de notre intelligence, ni plus ni moins; car rien, l'existence objective comme le reste, ne peut être connu que dans les états de conscience. Une critique formaliste et judaïque pourrait même ajouter qu'il n'en va pas autrement même du critérium positif de la modificabilité, qui est la preuve la plus décisive de la réalité objective et qui se traduit aussi pour nous dans une modification de la conscience, et qu'ainsi la valeur de ce dernier témoignage lui-même ne dépasse pas le niveau de la certitude subjective non plus.

C'est précisément sur cette équivoque psychologique que se basent les arguties du rationalisme abstrait, scepticisme pur et nominalisme sensualiste, pour prétendre que l'ordre du monde, que le monde lui-même, n'est qu'une vision des sens (Taine dit à propos de la perception: une hallucination vraie), et qu'il n'existe en définitive aucune certitude complète en dehors de ce qui se passe au-dedans de nousmêmes, de ce dont la conscience est son propre témoin. C'est ainsi que pour Hume et Stuart Mill, comme pour Fichte, la cause n'est applicable que dans la sphère des

sensations; elle n'a plus de sens si on la projette au delà. Des sensations qui coexistent ou se succèdent, selon des lois uniformes, voilà pour eux toute la réalité contingente. Le monde extérieur est une possibilité permanente de sensations, qui ne se réalise que dans notre conscience, dans la conscience de nos semblables, dans la conscience collective des êtres sentants. Je n'épouse en aucune façon, bien entendu, cette idéologie nihiliste, pour qui tout est vain en dehors de la périphérie des sens et de la conscience empirique, et dont les conclusions étroites tendent à fausser la vérité générale presque autant que l'abus de la déduction subjective. Je cite, seulement pour faire sentir ce qu'il y a de conjectural au fond de nos croyances les mieux assises, quelle large part revient à la généralisation inductive, au procédé d'universalisation par analogie, dans les conceptions fondamentales de l'Humanité; car mon intention est justement de m'appuyer sur cette tendance rationnelle et imprescriptible de notre entendement pour montrer, dans ce chapitre, qu'il y aurait exagération à vouloir subordonner en tout la conscience à la seule autorité de la démonstration expérimentale, et pour établir que la positivité peut s'allier sans déchet avec une certaine indépendance de l'essor spéculatif hors du domaine de la pure expérience, du contrôle des faits strictement prouvés; pour réclamer en un mot, à son actif, une certaine franchise d'allures, une certaine élasticité d'opinion, au lieu de l'assujettir invariablement au compas d'une légalité trop méticuleuse.

En résumé, «<les hypothèses règlent le travail intellectuel, en rétrécissant le champ de l'indécision, en fournissant à l'esprit un point de départ et une direction » (Pierre Laffitte). Voilà leur véritable objet et leur utilité réelle. Sans doute, il y a lieu de distinguer l'hypothèse scientifique de celle qui l'est moins, et de celles qui ne le sont pas du tout; il y a des degrés. A la dernière catégorie appartiennent les fictions théologiques et les divers systèmes de monisme métaphysique, véritable sous-théologisme bâtard, qui sont tous les deux des produits évolués de la subjectivité pure et outrepassent également les bornes de l'esprit humain, d'après

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