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vous une telle comparaison. Je me glorifie d'ailleurs de voir, une fois de plus, le Positivisme invoqué par les affligés et les opprimés; tandis que le théologisme ne sert, depuis longtemps, qu'aux oppresseurs et aux lâches.

En apprenant vos nouveaux malheurs, j'ai surtout compati à votre digne mère. Je la connais assez pour être certain que l'ignoble trahison de son dernier fils la touche davantage que les dangers matériels qui pourraient s'en suivre. Mais dites-lui bien que je connais aussi son éminente énergie, et que j'attends d'elle tous les efforts qui pourront la conserver à ses dignes enfants. Vous ferez très bien d'employer, en son nom, toutes les voies légales contre le misérable spoliateur, et je serais heureux de pouvoir vous y seconder, si le cas le comporte.

Quand cette nouvelle situation domestique vous sera devenue plus familière, vous y sentirez tous une précieuse compensation, déjà sensible à tout spectateur bienveillant : c'est l'homogénéité et la netteté de vos liens mutuels, qui vont ainsi devenir plus complets et plus augustes. La sanctification du malheur ne vous a hélas manqué jamais : mais vous n'aviez pas encore subi la plus douloureuse des épreuves, la trahison par les siens. En perdant un tronc vicieux et un membre indigne, votre famille fait réellement une précieuse acquisition, celle de la plus parfaite harmonie. Considérez, votre noble sœur et vous, que nous procédons surtout de nos mères, et soyez de plus en plus fier de la vôtre, qui sera de mieux en mieux appréciée désormais. Elle vous a transmis le nom d'un digne aïeul laissez l'ignoble russe abdiquer cette sainte souche pour se lier à un tronc flétri. Dénués maintenant de toute espérance héréditaire, ses deux vrais enfants ont conservé, et même agrandi, la haute valeur de leurs âmes. Leur parfaite union va leur permettre d'utiliser dignement cette supériorité naturelle pour surmonter les embarras matėriels, sans compter sur aucune ressource factice, mais en ayant lieu d'espérer la sympathie et le concours de tous les cœurs honnêtes.

Ma triste lecture d'hier m'a laissé, dans son ensemble, une impression consolante, en reconnaissant combien cette mémorable lettre est exempte de toute indication de désespoir. J'attribue d'abord cet heureux symptôme à votre digne sentiment des nouveaux devoirs domestiques résultés d'une telle fatalité. Vous voilà, plus que jamais, devenu, dans la forme comme au fond, le chef actif de votre famille, le soutien essentiel de deux nobles existences féminines. Cette nouvelle attitude va développer en

vous un surcroît habituel d'énergie, pour surmonter les difficultés extérieures, au lieu de succomber à leur ascendant. Un tel sentiment de votre dignité domestique ne tardera point à réagir heureusement sur une santé devenue encore plus précieuse à vos proches. Elle n'est point, j'espère, aussi délabrée que vous le supposez. A votre âge, une éminente organisation cérébrale peut opérer, sous de dignes impulsions, une réaction nerveuse dont l'efficacité physique vous est trop peu connue.

Outre ces saintes influences domestiques qui manquent à tant d'autres, la résignation et la sérénité marquées dans votre lettre d'hier me semblent aussi dues à l'irrésistible entrainement de notre situation républicaine, qui vous rattache directement à l'évolution fondamentale de l'Humanité. Un homme aussi bien organisé de cœur et d'esprit doit aujourd'hui se sentir, à votre âge, intimement appelé à devenir un noble organe personel du vrai Grand Etre, au service duquel votre existence physique et morale peut être vraiment précieuse, de manière à mériter tous vos dignes soins. Comme ce genre d'appréciation tombe plus spécialement sous mon ressort philosophique, je crois ici devoir vous le développer assez pour le rendre caractéristique. Ma maturité systématique me permet de mieux sentir que vous-même votre propre destination mentale et sociale. Or, je sais que rien ne peut autant vous consoler et vous soutenir que la perspective réfléchie d'une telle carrière.

La grande régénération réservée à notre siècle consiste surtout à fonder enfin la force morale, dont le moyen âge ne put qu'ébaucher l'empire, sur des bases trop précaires et dans un milieu trop défavorable. Substituant à jamais le règne de l'Humanité au règne provisoire de Dieu, il s'agit, en un mot, d'organiser la vraie providence, soit prévoyante, soit pourvoyante. A cette fin, il faut regarder les femmes et les prolétaires comme les éléments essentiels de la force morale, à la fois de sentiment et d'opinion. Ces deux immenses classes sont restées jusqu'ici en réserve, faute d'une destination vraiment digne d'elles. Dans la partie négative de la grande révolution, l'une demeura presque passive, et l'autre n'intervint gravement qu'à titre d'auxiliaire décisif des bourgeois contre les nobles. Toutes deux sont destinées à dominer sa partie positive, de manière à terminer la crise rénovatrice. Le volume que je vous ai envoyé explique déjà la haute participation propre au sexe affectif, qui, en développant sa vraie nature et sans altérer son existence domestique, deviendra le plus pur mobile de la régénération totale, tout en

améliorant beaucoup sa situation sociale. Vous y verrez encore mieux la grande intervention politique que l'ensemble de l'évolution antérieure assigne aujourd'hui aux prolétaires, seuls aptes à fournir les dignes organes du gouvernement temporel, pendant toute la durée de la transition finale, ou jusqu'à ce que leurs chefs matériels soient assez régénérés par une sage compression populaire.

Mais ces deux grandes forces du sentiment et de l'activité ne pourraient dignement accomplir leur sainte et difficile mission, si leurs impulsions spontanées n'étaient pas systématiquement concentrées par l'influence intellectuelle. Telle est la tâche exclusivement réservée au sacerdoce de l'Humanité. Son office indispensable, sans lequel avorterait le mouvement universel, se décompose en deux constructions successives, l'une philosophique, l'autre poétique, dont la seconde suppose la première. Je regarde celle-ci comme assez accomplie déjà par le Positivisme, sauf les développements convenables. Car l'ensemble du passé a été maintenant assez étudié pour permettre de concevoir l'avenir, et d'y adapter le présent. Mon second grand ouvrage ne laissera, j'espère, aucun doute sur un tel résultat, déjà indiqué par le Discours publié en 1848. Le moment est donc venu, à mes yeux, de commencer, ou du moins de préparer directement la seconde partie essentielle de la construction religieuse, en développant l'aptitude esthétique du Positivisme, caractérisée dans ce même préambule général. Telle est la grande tâche sacerdotale que je crois réservée à votre jeune intelligence, qui pourra exercer avec éclat ses riches facultés, et même y utiliser sa poétique érudition. Je ne crois nullement à la division absolue que l'on suppose exister entre le génie philosophique et le génie poétique. Mais je dois croire à la triste brièveté de notre vie individuelle, qui ne permet point aux mêmes âmes d'exercer tour à tour deux offices éminents, dont chacun exige tout le temps et toute la verve que nous pouvons employer. Je me félicite du glorieux privilège qui, seul entre tous les philosophes, m'assigne une double carrière, en constituant la supériorité morale de la vraie religion, après avoir fondé sa supériorité mentale. Mais, malgré mes inclinations et mes aspirations poétiques, je sens mieux que personne qu'un autre instituera l'art positiviste, par des productions décisives, auxquelles il est réservé d'entraîner vers le véritable avenir les cœurs prolétaires et féminins. Depuis que je vous connais, vous m'avez paru seul remplir les conditions essentielles de cette sainte mission poétique. Vous voilà maintenant parvenu

à l'âge où commencent de telles carrières exceptionnelles et vous y arrivez après avoir été profondément trempé par le malheur, sous toutes ses formes essentielles. A vous dont le passé n'offre presque que d'intimes douleurs, il appartient de chanter dignement les joies futures de notre existence normale, surtout celle du cœur, appelée à un essor sans exemple. Vous me présentez tous les symptômes essentiels d'une grande destinée poétique : suivez-la désormais directement, en écartant toute autre mission sociale.

Je préfère ignorer en quoi consistent vos dissidences actuelles envers le Positivisme; car je présume qu'elles se dissiperont bientôt, peut-être après la lecture de mon Discours préliminaire. Mais, dussent-elles persister, et même s'aggraver, ne craignez pas qu'elles vous empêchent jamais de devenir le poète d'une doctrine avec laquelle vous avez déjà contracté suffisamment des affinités fondamentales. Loin de vous en préocuper, n'y voyez, comme moi-même, qu'une garantie de plus de votre indispensable individualité, que nous saurons tous, je l'espère, respecter toujours. Chateaubriant différait, à beaucoup d'égards, des opinions de De Maistre. Il n'en devint pas moins le poète du mouvement philosophique correspondant. Appelé envers moi à une attitude semblable, mais plus digne et plus durable d'après la supériorité du but commun, vos dissidences se trouveraient beaucoup plus naturelles. Un avenir encore peu déterminé ne saurait susciter des notions aussi homogènes qu'un passé pleinement accompli. La conformité des sentiments et des tendances assurerait assez la convergence des impulsions générales.

Quant aux obstacles résultés des infirmités physiques que vous prévoyez, songez aux ressources de votre âge et à la puissance des réactions cérébrales. Mais, dussent-elles devenir bientôt aussi imminentes qu'elles sont vraiment invraisemblables, elles ne devraient point empêcher votre essor. La cécité du grand poète républicain vous indique l'aptitude du génie esthétique à surmonter les entraves résultées d'une situation physique qui, au fond, nous place naturellement dans les mêmes conditions que nous établissons artificiellement pour mieux composer nos tableaux intérieurs. Si Milton trouva des filles pour écrire ses chants, les vôtres seraient déjà certains de la sainte assistance d'une digne

sœur.

Aucun motif grave ne peut donc vous interdire une carrière aussi conforme à l'ensemble de votre nature et de votre éducation, où vous obtiendriez un éternel renom en rendant un incom

parable service. Vous pouvez, dès aujourd'hui, commencer cette grande mission, en donnant une direction plus poétique que philosophique à vos compositions habituelles. Au lieu de refaire votre examen du Positivisme, que repousserait la censure rouge, développez davantage votre heureux projet sur l'amour, pour lequel elle sera moins ombrageuse.

Mais ma sollicitude paternelle doit surtout vous recommander une importante modification dans votre manière naturelle de vivre. Fuyez, autant que vous le pourrez, les lettrés; cherchez principalement la société intime des prolétaires et des femmes. Ne croyez pas que les riches constituent aujourd'hui la seule classe radicalement contraire à la grande régénération. Les divers lettres lui sont, au fond, non moins hostiles et leur opposition est plus dangereuse. Il n'y a que troubles et mécomptes à attendre du commerce de ces prétendus penseurs, qui, n'étant réellement propres qu'à des professions inférieures s'ils eussent été mieux élevés, aspirent tous à la dictature universelle, sans qu'aucun consente à être seulement le second. C'est la fréquentation de cette race indisciplinable qui vous expose au scepticisme et au découragement, contre lesquels votre cœur peut seul réagir par des efforts qui vous épuisent inutilement. Vos heureux liens de famille vous assurent de dignes rapports féminins, que vous pouvez d'ailleurs étendre aisément. Joignez-y de nobles relations populaires, et concentrez vos habitudes dans ces deux grandes classes, les moins altérées de toutes par l'anarchie actuelle, et surtout les mieux disposées à se régénérer sincèrement. C'est d'en bas que doit procéder la rénovation moderne, encore plus qu'aux temps de saint Paul et de saint Augustin. Vos inclinations démocratiques et vos besoins affectifs vous disposent à préférer ce genre de contacts, dont vous n'êtes détourné que par des mœurs trop littéraires. Sachez surmonter cet obstacle encore récent, et vous trouverez la paix du cœur avec la foi de l'esprit. C'est dans ce double milieu que l'avenir humain doit surtout se développer. Là donc vous en trouverez aujourd'hui le vrai sentiment spontané, que vous êtes appelé à poétiser, comme moi à le systématiser. Je vous recommande une pratique dont je me suis moi-même très bien trouvé, surtout depuis deux ans que je vis de plus en plus ainsi. Vous avez pu apprécier l'éminente prolétaire qui, aimant en sœur ma chaste compagne éternelle, m'a voué ensuite un zèle incomparable. Il y a deux ans que je loge chez moi son estimable mari et son digne fils, quoiqu'ils ne me servent nullement. Leur touchante union me fournit un spectacle de plus en

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