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certains pouvoirs inconnus des objets; mais c'est que ces pouvoirs inconnus ne sont pas littéralement du tout dans les objets. Bien compris, les attributs, dits secondaires, sont chacun des manifestations de certaines forces diffuses dans l'univers en général, et qui, quand elles agissent sur les corps, provoquent en eux certaines réactions. On frappe sur un gong, il vibre; ses vibrations se communiquent à l'air ou à quelque substance intermédiaire et affectent l'auditeur d'une sensation de son. Quelle est maintenant la cause active de cette sensation? Ce n'est pas le gong; c'est cette force qui agit sur le gong et qui est changée par sa réaction et transformée en une autre forme. La répulsion atomique, qui est cause des propriétés odorantes, est l'une des réactions qui résultent de l'action de la force thermique; on sait qu'elle varie plus ou moins selon que la force thermique varie; et si cette force pouvait être complètement supprimée, les odeurs disparaîtraient. Ces attributs sont donc toujours, si on les considère dans leur origine, des forces. répandues dans l'espace et on ne peut les attribuer au corps que dans ce sens que le corps exposé à ces forces réagit sur elles, les modifie et par suite nous est connu par le moyen de ces modifications. A proprement parler, chacune de ces sensations de couleur, son, odeur, chaleur, goût, etc., implique une série d'actions et réactions; et l'objet qui nous les fait connaître n'en manifeste que les dernières. La force, diffuse comme la lumière et la chaleur, ou concentrée comme la force mécanique, résulte d'actions et réactions précédentes, qui, si on en suit la trace, nous ramènent vers un passé indéfini plein de changements semblables.

<< A rigoureusement parler donc, les attributs dits secondaires ne sont ni subjectifs ni objectifs; mais ce sont les triples produits : 1° d'un objet sur lequel agit une portion de la force et qui, en tant qu'il subit la force, est passif, mais qui, en tant qu'il réagit sur cette force et détermine en elle des formes et des directions nouvelles, est actif; 2o du sujet, sur lequel se dépense une partie de la force transformée, en produisant ce que nous appelons une sensation, et qui, comme récipient de cette force transformée, est

passif, mais peut être rendu actif par elle; 3° des forces environnantes, causes premières et auteurs de toute cette série d'effets consécutifs. »

Qui ne saisit à première vue le vice de cette argumentation à la fois captieuse et embarrassée, qui d'ailleurs tombe d'elle-même, puisque Spencer, en fin de compte, est obligé de reconnaître que « ces attributs dynamiques peuvent être appelés néanmoins des attributs du corps, en ce sens qu'ils impliquent dans le corps certains pouvoirs de réaction, que des actions appropriées font agir »; que « ce sont les propriétés occultes en vertu desquelles le corps modifie les forces qui viennent à son contact »; et « qu'ils sont les manifestations de certaines énergies possédées par la matière » ? Cette concession forcée détruit toute la signification que Spencer essayait d'attacher systématiquement à ces considérations générales, qui, au point de vue qui nous occupe, se rétablissent ainsi à épiloguer sur la réalité des attributs de la matière, pour finir par l'aveu in extremis de l'existence de ces propriétés, vu l'impossibilité radicale de considérer le mouvement, la force, comme ayant des attributs indépendants.

Il n'y a pas à proprement parler de forces diffuses dans l'univers, ou du moins la rigueur des principes scientifiques, dus à l'expérience accumulée, nous interdit d'affirmer l'existence d'activités indépendantes qui n'émanent pas d'un corps, qui n'aient pas leur siège dans un corps, qui, en ce sens, ne soient pas corporelles ou matérielles. La tentative avortée de Spencer pour immatérialiser la force est du même ordre que le procédé de la métaphysique spiritualiste pour rendre immanentes au corps, ou immatérialiser, la vie et l'âme.

Ce système de généralisation à outrance est, du reste, un des moyens favoris d'Herbert Spencer et le grand ressort de l'unité spéculative à laquelle il aspire pour édifier sa philosophie universelle. La méthode consiste à dégager, par l'analyse abstraite poussée aussi loin que possible, l'idée, le principe ou la formule la plus générale à laquelle l'esprit puisse parvenir, soit pour représenter les grandes divisions

de l'ordre naturel, soit pour en intégrer l'ensemble; et, comme dans le monde objectif, où l'hétérogénéité domine, ces principes absolus de coordination, ces liens fixes, font généralement défaut, à y suppléer par des créations subjectives, des notions analytiques, où l'ascendant de sa pensée métaphysique ne voit pas seulement des artifices logiques, des simplifications abstraites, mais qu'elle objective effectivement et qui deviennent ainsi des abstractions réalisées, des entités personnifiées; puis, à faire rentrer de gré ou de force, dans ces cadres improvisés, sans s'arrêter aux résistances, aux incompatibilités, aux solutions de continuité partielles, toutes les notions, êtres, phénomènes ou lois, qui peuvent s'y rattacher par un lien générique ; et enfin à amalgamer tout cet ensemble au moyen de l'abstraction prédominante, destinée à condenser le tout sous son universalité factice.

Telle, dans l'ordre biologique, sa fameuse définition de la vie, qui, « des formes les plus basses à la plus haute, est l'ajustement continu de relations internes à des relations externes ». Cette définition, en vertu de l'élasticité due à sa généralité extrême, englobe en effet la totalité des existences vitales quelconques, abstraction faite de toutes les différences de degré, de la distinction des règnes, de l'irréductibilité des espèces, de tous les cas gênants. Tout cela s'incorpore, se fond, s'emboîte dans l'uniformité de la devise commune à tous. Du coup, voilà toutes les questions épineuses tranchées, les vieilles barrières scolastiques rompues, les contrastes secondaires effacés dans le consensus élargi de cette vue d'ensemble; le règne végétal soudé sans interruption au règne animal, l'animalité à l'homme, et le transformisme justifié par interprétation transcendante.

Entre temps, Spencer nous avait fait entendre que « tous les phénomènes sociaux, si nous les analysons à fond, nous ramènent aux lois de la vie »; car « toutes les sciences concrètes ne sont que des fragments liés entre eux d'une seule science, qui a pour objet la transformation continuelle que subit l'univers ». Voilà maintenant la sociologie et la biologie qui se confondent; la première n'est plus que l'annexe,

une dépendance, un département spécialisé de l'autre. Elle remonte ainsi par une filiation directe aux origines mêmes de la vie, et retrouve, plus loin encore, sa racine commune dans le principe de l'évolution universelle.

La morale non plus ne fait pas exception. Pour Spencer, en effet, elle repose sur le principe individualiste de l'hédonisme, qui fait du bonheur la fin de toute action, par dérivation des lois biologiques, lesquelles, en faisant naître le plaisir de l'adaptation des structures à leurs fins spéciales, lient dans toute la série animale la survie des individus et de l'espèce, et par conséquent leur perfectionnement, à la connexité naturelle entre les états de conscience agréables ou désirés et les activités utiles à la conservation de la vie, et entre les sentiments désagréables et les activités directement ou indirectement destructives de la vie; sans quoi, il n'y aurait rien pour assurer l'exercice bien proportionné d'une fonction. La conduite morale, comme la conduite animale, est bonne ou mauvaise, selon que la somme de ses effets est agréable ou pénible. « Le plaisir, voilà l'élément essentiel de toute conception de moralité. C'est une forme aussi nécessaire de l'intuition morale que l'espace est une forme nécessaire de l'intuition universelle » (1).

Donc, voilà l'unité de l'ordre vital et, par enchaînement déductif, du monde moral et social, opérée d'un trait de plume, par la magie d'une définition. Il s'agit maintenant de faire rentrer l'organique dans l'inorganique, afin de tisser la robe sans couture de l'unité universelle. Le moyen est aisé il n'y faut qu'une abstraction de plus. Après l'abstrac

(1) La morale évolutionniste, par Herbert Spencer, p. 38.

Le dernier criterium de la perfection dans la nature humaine, dit Spencer, c'est l'aptitude à procurer le bonheur, puisque le bonheur est la fin suprême des efforts de l'homme. Il ne s'en tient pas à la coincidence naturelle entre le devoir et le bonheur. Pour lui, le bonheur est le but, c'est le droit ; c'est lui qui décide en dernière analyse du caractère bon ou mauvais de la conduite, de la moralité de l'acte, du devoir. Si le devoir social s'impose, c'est qu'en fait l'intérêt privé est inséparable de l'intérêt public. Au lieu de définir, comme Aristote, le bonheur par la vertu, il définit la vertu par le bonheur. Toute sa conception de l'altruisme procède des vues de l'utilitarisme et de sa maxime favorite, que « l'honnêteté est la meilleure politique ». L'altruisme se

tion vie, l'abstraction force, avec ses lois propres, lois de la persistance, de la conservation, de l'évolution, de la composition, de la résolution, de la redistribution de la force, qui président à tout le système des lois naturelles, ramenées en elle à leur plus simple expression; la force homogène, autonome, adéquate, impérissable, dont toutes les existences sensibles ne sont que des modes de différenciation et d'adaptation passagères; la force qui explique tout, organise tout, synthétise tout la matière et la vie. Tout à l'heure, le monde vivant tenait dans une formule; voici maintenant l'univers unifié, agencé par un mot.

Le patronage quasi officiel de la science, la construction par la mécanique rationnelle du type abstrait de force, pour substituer artificiellement aux activités intérieures des corps un concours de forces extérieures équivalentes et pour représenter ainsi par des systèmes de forces imaginées l'ensemble des phénomènes de la vie inorganique, considérés sous le point de vue général de la variation de leur intensité, a grandement contribué à donner à l'idée métaphysique de la force, érigée en principe de synthèse universelle, un vernis d'autorité et d'authenticité, à la représenter comme une conquête de la philosophie moderne, baptisée par la science.

Au fond, à part la diversité des noms, ce procédé d'interprétation universelle au moyen d'un principe dynamique ou statique, isolé de la réalité sensible, et converti en entité, est aussi vieux que le monde, ou du moins remonte à l'époque où l'abstraction, en prenant possession de la mentalité humaine, a engendré du même coup le polythéisme, la science et la métaphysique.

justifie parce que, tout bien pesé, il est le plus propre à satisfaire l'égoïsme bien entendu, à produire une conscience qui soit désirable, une conscience aussi agréable, aussi peu pénible que possible, ce qu'il appelle « l'aspect égoïste du plaisir altruiste ». Mais il faut qu'il y ait profit pour l'individu à le pratiquer, en vertu de la suprématie permanente de l'égoïsme sur l'altruisme, qui est la loi même de l'évolution. Herbert Spencer excelle à tenir cette comptabilité en partie double des profits et pertes du sentiment, où réside pour lui le déterminisme moral, à équilibrer cette arithmétique du cœur.

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