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l'individualité propre, cette conscience continue du moi déterminé, n'est pas un état fixe, inaltérable en soi, mais la résultante d'états psychiques complexes, reliés dans le sensorium par des connexions plus ou moins stables, qui se suscitent en outre les unes les autres, et la cohésion typique du moi persiste, tant que la somme des états qui restent relativement fixes est supérieure à la somme des états qui s'ajoutent à ce groupe stable ou s'en détache (1).

La psychologie contemporaine a établi corrélativement l'impossibilité de la conscience continue ou homogène. Un état de conscience uniforme, en réalité, est une non-conscience, puisque percevoir une sensation, c'est effectivement percevoir une différence entre deux sensations. Quand les changements cessent dans la conscience, la conscience cesse. A chaque moment de la pensée, il n'y a rien de plus dans la conscience que l'état de conscience plus ou moins complexe qui l'occupe et qui est un groupe coordonné de changements. Car la conscience n'est pas seulement une succession de changements, mais une succession régulière de changements combinés et arrangés d'une manière spéciale; le développement de la conscience consiste dans leur organisation. L'unité de l'intelligence réside donc uniquement dans l'unité de composition de ses éléments, et ce procédé d'unification consiste dans la classification des rapports ou des combinaisons complexes de similitude et de différence qui constituent l'esprit (2). Le sentiment d'unité du moi, de la conscience, résulte ainsi d'une fonction composée du cerveau, en rapport avec la complexité de sa structure matérielle; il n'est pas l'émanation d'une âme immatérielle, d'une substance inétendue, d'une activité pure sui generis, distincte du tissu cellulaire encéphalique.

Il est superflu d'insister sur l'adhérence du principe matérialiste avec la loi de l'influence du physique sur le moral et de la relation inverse, par réaction du plus complexe sur

(1) Les maladies de la personnalité, par Th. Ribot; Félix Alcan.

(2) Principes de Psychologie, par Herbert Spencer, t. 2; De la conscience en général.

le plus simple, dont la saine appréciation se rattache à la constitution matérielle de l'appareil cérébral et aux liaisons physiologiques qui le solidarisent avec l'ensemble des fonctions de l'organisme. Le matérialisme concret s'accorderait mieux aussi avec cette vérité palpable, qu'il n'y a au fond rien d'abstrait dans le monde que l'homme et que par l'homme. Supprimez l'intelligence humaine, obligée d'abstraire pour comprendre et généraliser, de s'isoler pour se poser en spectateur et pour tout objectiver, même les phénomènes intérieurs de sa propre conscience, et l'abstraction, qui est un cas particulier à l'homme, s'évanouit. En fait, il n'y a dans le monde que des réalités concrètes, qu'une infinité de systèmes concrets liés entre eux, et dont l'homme est lui-même un élément actif, une unité complexe; et l'abstraction, qui est un mode de l'activité cérébrale, commun aussi, mais à un moindre degré, aux animaux supérieurs, est simplement la condition de sa fonction analytique, appropriée à son organisation.

Ainsi entendue, dans sa pluralité élémentaire, seule accessible à nos sens et à notre entendement, qui n'exclut pas l'unité relative consistant dans l'identité générique du principe de substance, et grâce à sa perpétuité active, qui remplit l'espace et le temps aussi loin que nous pouvons suivre sa trace, la matière apparaîtrait comme la grande Entéléchie (qui a son but en soi, une fonction en puissance d'elle-même, qui contient le principe et la condition de son propre accomplissement). Alors s'aplanirait la grosse difficulté, que n'a jamais pu surmonter le théologisme, celle de la subordination naturelle de la cause à la loi, de l'ascendant universel de la fatalité, qui enchaîne la cause et gouverne l'univers, bien que n'étant en soi que la simple coordination de rapports constants: car la cause sans la loi n'est pas moins contradictoire que l'effet sans cause. La conciliation entre les deux principes, qui paraissent s'opposer l'un à l'autre tout en étant inséparables, s'opérerait, et l'antinomie se dissiperait, par la synthèse de leur genèse commune au sein de la substance, du moment que la loi ne serait que l'expression du mode d'être constitutif de la cause naturelle et du

développement régulier de ses activités, déterminé dans la substance même au lieu d'être prédéterminé en dehors d'elle, comme l'ordre fondamental contient le germe de tous les progrès futurs; comme l'intégrité et la croissance normale de la structure spécifique sont conditionnées dans le protoplasma vivant; comme il y a, suivant Claude Bernard, dans les types, une idée organique et créatrice; comme le progrès de l'Humanité ne peut jamais consister qu'à développer son unité, par subordination du mouvement envers l'existence.

Avec la matière auto-plastique et auto-morphique, le dualisme qui scinde en deux la pensée objective se résorberait dans l'unité (non l'homogénéité) d'un même principe concret d'évolution universelle, écartant à la fois le hasard et l'intervention surnaturelle par l'accord de la fatalité réglée inhérente à sa propre nature élémentaire. Sans la possibilité, tout au moins, de concevoir les choses ainsi, jamais la philosophie n'aurait pu surmonter assez la force du préjugé théologique exprimé dans ces formules simplistes: «<< Le monde ne s'est pas fait tout seul, » et « si l'univers est un mécanisme, c'est qu'il y a un mécanicien. » La preuve, c'est que toutes les théologies, faisant violence au sens commun, débutent par supprimer l'activité naturelle de la matière; l'inertie de la matière est la base indispensable de leur dogme. De même, sans cette spontanéité universelle de la matière et sa réaction affective directe, l'adoration des produits au lieu des matériaux, consacrée par le régime positif comme un des principes de sa systématisation religieuse, resterait trop ouvertement fictive, précaire et inconsistante.

De fait aussi, la science, tout en se cantonnant autour du principe négatif des conditions d'existence, qui n'a d'autre signification que celle de l'exclusion délibérée de l'artifice. providentiel et des causes occultes inaccessibles, s'est réservé néanmoins une porte de sortie dérobée par la reconnaissance implicite de la matière. Si la personnification ambiguë de la Nature a été écartée à cause de son allure anthropomorphique compromettante, il reste la fonction des lois naturelles, dont on ne peut se passer, et qui n'a aucun

sens en dehors de lois de la matière. Tout en proclamant que nous ne pouvons remonter au principe de rien, la science et la philosophie positive elle-même se trouvent amenées incidemment à faire des incursions sur ce terrain réfractaire; elles ne peuvent s'empêcher de glisser des appréciations, de hasarder des déclarations, qui tendent ouvertement à se référer au principe autonome de la matière et à son évolution spontanée.

J'ai déjà rappelé la conjecture d'Auguste Comte, qui trahit une inférence transformiste manifeste, sur la compétition éventuelle au privilège biocratique de l'Humanité, si celle-ci venait à disparaître, entre les différents Grands-Etres plus ou moins avortés, dont chaque espèce animale sociable constitue l'ébauche, d'après l'identité rudimentaire entre l'essor dynamique chez l'animalité et les lois fondamentales du progrès humain (1). J'ai noté aussi son autre conclusion, également typique, relative à la détermination statique de nos fonctions cérébrales morales ou même mentales, vraiment élémentaires, fondée sur la confirmation par l'examen des types zoologiques supérieurs, auxquelles elles appartiennent aussi, et seul cas où les dispositions innées se trouvent assez isolées des modifications acquises: critérium qui vérifie la continuité psychique animale avec l'ordre humain. D'autres citations peuvent être produites ayant la même portée : «La saine théorie de notre nature individuelle et collective démontre que le cours de nos transformations quelconques ne peut jamais constituer qu'une évolution sans aucune création. » Voilà le principe général posé. Sans doute, dogmatiquement, il doit être réservé au domaine sociologique, où la connaissance des lois dynamiques correspondantes en permet la systématisation précise, et qui, par suite, en comporte seul la décisive application. Toutefois, Aug. Comte en conçoit l'extension ailleurs aussi, du moins comme induction logique, toujours par la raison implicite que l'adhérence du principe d'évolution régulière à celui de loi naturelle est

(1) Politique positive, t. 1er, p. 624-625.

aussi manifeste que l'est de son côté l'adhérence du principe contraire à celui de causalité surnaturelle. « Je dois rechercher ce qui comporte un certain caractère de positivité dans les hypothèses cosmogoniques. Toute idée de création doit être écartée, comme étant, par sa nature, entièrement insaisissable. Mais on peut rechercher les transformations successives du ciel, et d'abord, celle qui a pu produire l'état actuel (1).» « La biologie réduit toute vitalité à une simple évolution, sans jamais admettre de création proprement dite (2). » « Nous n'avons pas plus le besoin que la faculté de concevoir aucune création absolue, dont la notion est directement contradictoire, depuis que la science a démontré que la quantité totale de matière reste toujours inaltérable au milieu des mutations quelconques. Il convient au contraire de supposer des transformations antérieures à l'économie actuelle, si ces hypothèses peuvent perfectionner notre unité (3). » « Les corps vivants n'ont d'autre caractère particulier que de manifester quelques genres d'activité qui leur sont propres et que les physiologistes tendent à regarder comme une simple modification des précédents (phénomènes universels cosmologiques). Il n'y a entre les corps bruts et les corps vivants que de simples différences de degrés (d'activité). Il n'existe point de matière vivante sui generis, puisqu'on retrouve dans les corps animés des éléments identiques à ceux que présentent les corps inanimés » (4).

Quand Aug. Comte expose que « depuis Newton, toute philosophie théologique a été privée de son principal rôle, l'ordre le plus régulier étant conçu comme établi et maintenu par la pesanteur mutuelle de ses diverses parties » (5); quand il fait ressortir le mérite de la théorie cosmogonique de Laplace « de faire opérer la formation de notre monde par la pesanteur et la chaleur, les deux seuls principes d'ac

(1) La Philosophie positive, Résumé par J. Rig, t. 1er, p. 280.

(2) Politique positive, t. 2, p. 2.

(3) Synthèse subjective, Introduction, p. 11 et 12.

(4) La Philosophie positive, Résumé par J. Rig, t. 1er, p. 139 et 140. (5) Résumé par J. Rig, t. 1er, p. 200.

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