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Mais libres cependant, la raison a rêvées!
Vous qui dormez au bord de tous les océans,
Salut! certes, ce fut une heure solennelle,
Ce fut une heure sainte entre toutes que celle
Où l'homme vous assit sur vos socles géants!

On pourrait croire à priori qu'un système aussi idéaliste que celui de Hégel doit être impropre à fournir à la poésie les images dont elle a besoin et doit la condamner à une grande aridité. Il n'en est rien et bien que M. Guimberteau ne recule devant l'expression d'aucune théorie, si abstraite qu'elle soit, il réussit toujours à couler la plus abstruse pensée allemande dans le moule transparent d'un beau vers français. Il a le don tout spécial de philosopher en vers sans rien sacrifier de son idée. Mais il n'a pas moins que les autres poètes le don d'animer la nature, d'évoquer des images, de donner de la couleur à ses vers.

Si l'on y regarde de près, on découvre que son panthéisme hégélien, en concevant le monde comme l'émanation du moi extériorisé, lui accorde par conséquent l'identité de nature avec le moi. Il nous ramène donc au fétichisme, à un fétichisme très abstrait, très général, éminemment propre à poétiser la pensée philosophique. Cette pensée étend ainsi ses sympathies aussi loin que possible dans le temps et dans l'espace. Les positivistes se prêteront d'autant plus à cette tendance fétichiste qu'Auguste Comte l'a, le premier, systématisée (1).

Est-il nécessaire, après les citations que nous avons faites, d'avertir le lecteur qu'il ne faut pas prendre M. Guimberteau pour un poète didactique, pour un successeur de Delille, traduisant méthodiquement en vers un système bien coordonné de philosophie déductive. Didactique lui! Ce serait le méconnaître et lui faire injure, il n'a ni les qualités secondaires, ni les défauts mortels du genre didactique et même il faut avouer que son livre, malgré sa réelle unité, est loin d'offrir une composition régulière.

On voit qu'il écrit à ses heures, sous l'impulsion d'une

(1) Voir l'appendice au Catéchisme positiviste par M. Laffitte.

pensée profondément méditée, sans parti pris préalable de faire un livre. Ce qui frappe d'abord dans ce poète de l'abstraction, c'est l'évidente spontanéité du jaillissement poétique. Sa philosophie est aussi vécue que les plaintes de Musset ou les indignations de Victor-Hugo.

Mais pourquoi citer des noms d'hier qui ne se prêtent à aucun parallèle? Il faut remonter beaucoup plus haut, jusqu'au De natura rerum de Lucrèce, pour trouver l'œuvre à laquelle le Devenir humain fait suite.

En dépit des contrastes et peut-être à cause de certains contrastes, c'est encore à Lucrèce que par une affinité secrète l'esprit se reporte le plus volontiers en lisant l'œuvre de M. Guimberteau.

Le matérialisme de l'un et l'idéalisme de l'autre sont, il est vrai, les deux pôles de la pensée. Mais ils ont la même foi, la même sincérité dans la conviction, la même vigueur dans l'exposition, la même ambition d'affranchissement pour l'humanité. Leur inspiration naît d'une certitude qui déborde en un besoin d'apostolat.

Les yeux de Lucrèce sont remplis et émerveillés du spectacle des choses, l'humanité n'est, semble-t-il en le lisant, qu'un épisode dans le vaste drame de la nature.

Pour le disciple de Hégel le monde extérieur n'est qu'une vaine apparence et le drame a pour théâtre la pensée.

Outre cette opposition fondamentale, ils sont séparés de toute la distance que l'esprit humain a parcourue depuis deux mille ans.

Lucrèce n'a d'autres maîtres que Démocrite et Epicure et s'inspire d'une science à peine ébauchée et d'autant plus audacieuse.

Son admiration est sans bornes pour la science et la philosophie grecques. En les célébrant et en les traduisant en langue latine il assure l'intime pénétration dans Rome de cette science et de cette philosophie et par elle leur diffusion à travers le monde.

En vain est-il injuste envers le passé polythéiste, en vain manque-t-il de la perspective de l'avenir et, se laissant troubler par le spectacle des désordres contemporains, penche-t-il vers

le pessimisme; en vain ce romain méconnaît-il la grandeur de Rome et renonce-t-il à l'action:

Suave mari magno, turbantibus æquora ventis,

E terra magnum alterius spectare laborem, etc.

il n'en a pas moins été, sans parler de son génie poétique, et de quelques belles improvisations philosophiques, un agent de progrès dans l'histoire de la filiation humaine.

Il est curieux que ce soit le philosophe de l'abstrait qui, niant le monde et aspirant au nirwana, se montre juste envers tout le labeur du passé, tourne nos regards vers l'avenir que nous avons mission de préparer et qui sera meilleur et conclut à la nécessité du travail et à la noblesse de l'effort:

L'action seule est sainte et l'amour sans l'effort

Stérile s'engourdit comme frappé de mort.

Sans y penser certainement, et avec autrement de succès que ceux qui s'y sont efforcés, M. Guimberteau a fait enfin l'AntiLucrèce.

Le Positivisme est également éloigné du matérialisme et du pur idéalisme. De Lucrèce comme de M. Guimberteau il n'adopte que des parties, mais de Lucrèce il rejette surtout les conclusions et la morale, tandis que de M. Guimberteau c'est la théorie qu'il laisse de côté.

N'aurions-nous trouvé dans le livre de M. Guimberteau aucune occasion de nous associer à sa pensée et d'applaudir à son idéal, son livre n'en serait pas moins intéressant à nos yeux. La philosophie de Hégel méritait d'avoir son poète comme toute grande construction synthétique. Elle l'a un peu tardivement, non pas que l'essor esthétique suive habituellement de très près l'essor philosophique qu'il a mission d'idéaliser, mais parce que le moment que cette philosophie a représenté dans la pensée humaine nous paraît déjà périmé. Le poème qu'elle a inspiré tiendra sa place dans l'histoire de l'art, comme elle-même la tient dans la marche de l'esprit humain. De plus l'œuvre d'une si noble et si large inspiration que nous avons lue avec un si vif intérêt présage, nous le croyons, et peut servir à préparer d'autres œuvres d'une égale ambition philosophique.

Le Positivisme n'a pas encore son poète qu'Auguste Comte a prédit et que nous attendons. Quand la doctrine aura pénétré plus intimement dans les consciences, il surgira sans doute de grandes vocations poétiques qui s'en inspireront et qui seront puissamment servies par elle.

Cette doctrine offre en effet aux méditations des artistes de très hautes généralisations, mais sans jamais leur faire perdre de vue l'expérience et la réalité objectives qui sont ses invariables bases. Son aptitude esthétique naît avant tout de son caractère historique et par conséquent concret, source de variété et de vie. Ses poètes ne seront pas enfermés, comme l'auteur du Devenir humain, dans une conception abstraite et pour ainsi dire ontologique de l'homme qui efface trop les péripéties de l'histoire, les passions individuelles, la diversité des types.

Logiquement ils seront enclins à chercher leurs modèles parmi leurs grands prédécesseurs, créateurs de figures immortelles, par qui furent idéalisées les diverses phases de l'histoire et de la mentalité humaine. Dans Homère, Dante, Shakespeare, la trame du poème est faite de vie, d'action et de passion; la philosophie est latente, elle apparaît plus ou moins suivant l'aptitude du lecteur à la saisir. Ils peuvent être lus avec plaisir et profit par des lecteurs de toute culture.

Dans le Devenir humain, au contraire, l'idée générale et abstraite est au premier plan, elle occupe la scène. Les luttes, les joies, les espoirs de l'humanité nous sont racontés sans doute, racontés et non représentés, par des voix impersonnelles, par l'organe indistinct des êtres collectifs. C'est le schéma de l'épopée humaine, ce n'est pas l'épopée elle-même. L'avenir nous dira si, grâce à une éducation supérieure, la poétique de M. Guimberteau peut devenir vraiment populaire. En attendant, son exemple prouve tout au moins, comme nous l'indiquions en commençant, que la poésie et la philosophie peuvent et doivent marcher d'accord à la conquête des consciences, et que la poésie, négligeant le concret, peut vivre même dans l'air raréfié des grandes altitudes métaphysiques. Dr CANCALON.

III.

THEODORE WECHNIAKOFF.

L'Homme et l'Œuvre (Fin) (1).

Après la courte crise qui, exagérant par le caractère pathologique les particularités de structure de son esprit, mit ainsi en évidence tout ce mécanisme caché, Théodore Wechniakoff vit sa vie s'écouler en des années lentes et paisibles, remplies par ses fonctions à la Cour de Moscou, par ses lectures et ses travaux de savant.

Dès 1859, il avait commencé à fixer en des notes hâtives les conceptions auxquelles le conduisaient ses études. D'une grande activité de travail, ennemi de tout exercice physique, passionné pour la lecture et pour les sciences, il avait accumulé depuis longtemps déjà en son esprit des matériaux qui devaient le conduire à œuvre nouvelle. Sa tendance spontanée à une conception synthétique des sciences en même temps que les premières habitudes acquises par lui dans le travail de l'Ecole de Droit, et où il fut entraîné à une véritable accumulation de connaissances très vastes mais non coordonnées, s'allièrent alors pour lui faire concevoir tout un ensemble de la philosophie supérieure des sciences où il dressa lui-même des chapitres isolés et des études fragmentaires mais dont il indiqua aussi avec une rare maîtrise le plan d'ensemble. Son érudition en tout ce qui touchait à l'histoire des sciences et aux sciences spéciales elles-mêmes lui mettait en mains une masse considérable déjà de matériaux morcelés, sans aucun lien les uns avec les autres, sans aucun résultat, par conséquent, au point de vue du progrès scientifique. Son désir de synthèse et la vigueur naturelle de son intelligence que rien n'avait pu abattre lui montrèrent la nécessité de ce grand travail d'ensemble d'où pouvait même jaillir la connaissance de certains principes ou de certaines lois qui eussent dirigé l'activité scientifique suivant une méthode établie et

(1) Voir les numéros de « La Revue Occidentale » de mai et de juillet 1897.

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