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mes verrues, ils ont fait connaître le grand philosophe dans tous ses détails, sans rien cacher de sa vie.

Depuis 1846, Auguste Comte ne sortait plus que les mercredis pour se rendre au cimetière du Père-Lachaise et déposer des fleurs sur la tombe de sa Clotilde. « Ce fut là que dit Lonchamptagenouillé un jour devant la froide pierre qui recouvrait les restes de son amie, il sentit une main vigoureuse serrer la sienne. C'était le père de son amante. A la vue d'Auguste Comte, abimé dans sa muette douleur, le vieux soldat s'émut: il comprit alors cette passion sainte qu'il avait méconnue, faute d'en saisir le caractère; il regretta ses rudesses envers le philosophe; il voulut parler mais ses sanglots furent la seule réparation arrachée à son orgueil. »>

- Bertrand croit trouver Comte en erreur, parce que celui-ci dit dans sa Philosophie de la mécanique que le principe des vitesses virtuelles se vérifie « distinctement par rapport à tous les mouvements élémentaires que le système pourrait prendre en vertu des forces dont il est animé. » Il juge les mots soulignés oiseux et redondants. Ce reproche de Bertrand me parait injustifié parce qu'on gagne de la clarté avec l'énoncé de Comte, et une preuve qu'il énonça correctement le théorème est que les plus modernes spécialistes l'énoncent comme lui (Voy. Flamant, Mécanique générale, p. 406).

A la page 496 du tome 1er de la Philosophie Positive Comte dit, en parlant des équations de l'équilibre: « En supposant que les forces soient entièrement quelconques, et qu'elles soient appliquées aux divers points d'un corps solide, qui ne soit d'ailleurs assujetti à aucune condition particulière, on parvient ainsi immédiatement et de la manière la plus simple aux six équations générales de l'équilibre, rapportées ci-dessus, d'après la méthode dynamique. Si le solide, au lieu d'être complètement libre, doit être plus ou moins gêné, il suffit d'introduire au nombre des forces du système les résistances qui en résultent après les avoir convenablement définies, ce qui ne fera qu'ajouter quelques nouveaux termes à l'équation fondamentale ». Le dernier paragraphe transcrit renferme une erreur, au dire de Bertrand. Je ne comprends pas comment un mathématicien aussi distingué a pu donner à la presse une telle affirmation. Les conditions universelles de l'équilibre, nécessaires à tous les systèmes, ne suffisent aux corps solides que dans le cas où les forces qui y soient appliquées ne fassent pas changer d'une manière perceptible les distances réciproques de leurs points. L'application de forces aux solides.

produit des déformations dont il faut tenir compte dans l'équation fondamentale pour résoudre le problème. Les lecteurs intéressés à cette question peuvent consulter le livre de Flamant cité ci-dessus, pages 414 et suivantes, et ils trouveront la plus complète conformité entre les affirmations de Comte et celle du moderne ouvrage qu'on étudie à notre Ecole d'ingénieurs.

« Après avoir établi la théorie du mouvement curviligne d'une molécule libre, dit Comte il est aisé d'y faire rentrer le cas où cette molécule est assujettie, au contraire, à rester sur une courbe donnée. Il suffit, comme je l'ai indiqué, de comprendre alors, parmi les forces continues auxquelles la molécule est primitivement soumise, le résistance totale exercée par la courbe proposée, ce qui permettra évidemment de considérer le mobile comme entièrement libre. » Bertrand soutient qu'il y a encore une erreur dans ce paragraphe. On ne connaît cependant pas, en mécanique, un procédé différent de celui montré par Comte, pour étudier le mouvement d'un point forcé de rester sur une courbe donnée.

Tous les auteurs procèdent de la manière indiquée par Comte, et les paragraphes qui, dans son ouvrage, vont à la suite de ceux que j'ai transcrits prouvent éloquemment. par suite de leur accord avec les paragraphes correspondants de Flamant, par exemple, que le philosophe connaissait la mécanique.

Bertrand réfute, à propos de ce que Comte dit sur la percussion, une proposition que le philosophe ne songea jamais à

énoncer.

Ni la nature de ce journal, ni la limite que je dois nécessairement mettre à ces observations ne me permettent de suivre Bertrand pas à pas. La lecture de la philosophie de la mécanique de Comte et celle d'un traité quelconque de mécanique démontrent que le fondateur du Positivisme ne fit aucune erreur dans ses appréciations. J'ai déjà fait remarquer que toutes les citations de Bertrand s'écartent de l'original, et j'ajouterai que des paragraphes isolés et détachés de l'ensemble ne peuvent donner aucune idée claire à un lecteur sensé.

Dans quelques-unes des soi-disant erreurs que Bertrand cite, Comte fait rapport à des démonstrations données par l'immortel Lagrange, dans sa Mécanique analytique, qualifiée de chefd'œuvre par le philosophe et même par Bertrand, dans son étude sur d'Alembert. Pourquoi l'académicien n'a-t-il pas démontré la fausseté de ces démonstrations ? C'est que, sans doute, il n'a pas pu le faire.

Le désir de censurer Comte pousse l'académicien à l'extrême de nier que Kepler ait été l'auteur de la loi des aires, une paternité que personne ne conteste ni n'a jamais contestée à l'éminent perfectionnateur de la géométrie solaire. Il est incompréhensible que l'auteur des Fondateurs de l'astronomie moderne ignore la réalité de l'affirmation de Comte, et seul l'immodéré désir de calomnier a pu le conduire à une telle aberration. Comte parle de force accélératrice quand il s'occupe du théorème des aires ainsi que le font tous les auteurs de mécanique (voyez Flamant, p. 147), et ne commet pas d'anachronisme, ainsi que Bertrand l'affirme, puisqu'il ne met pas ces mots dans la bouche de Kepler. Si quelque auteur a bien caractérisé les lois de ce célèbre astronome et répété que leur découverte fut purement géométrique, ce fut Auguste Comte.

- Le fondateur de la religion de l'Humanité a beaucoup de titres pour être admiré, et n'a pas besoin de cette défense pour la vénération croissante de sa mémoire; pas un de ses titres n'est usurpé, et si Bertrand lui refuse, en se servant de la calomnie, celui d'illustre mathématicien, Poinsot, Dulong, Laffitte et autres le lui accordent à l'envi.

Je me plais à croire que ce qui vient d'être exposé suffira pour mettre en garde les lecteurs mexicains de la Revue des DeuxMondes contre la mauvaise foi qui a inspiré l'académicien dans ses attaques contre Comte et le manque de raison qu'il y a dans ses affirmations.

Un article de cette nature ne suffit ni par son étendue ni par son caractère à faire connaitre Comte; son œuvre est colossale et il faut y recourir pour savoir ce que fut le plus grand des philosophes.

Bertrand ne s'est occupé que d'une fraction du premier tome de la Philosophie positive et il croit avoir déjà jugé la première partie de l'œuvre du maitre. Il importe de bien signaler cette sotte prétention.

Mexico 2 Moïse, 109, Hercule - 2 janvier 1897.

Agustin ARAGON.

VARIÉTÉS

I. — LE SALON DE MADAME HELVÉTIUS

ET LES IDÉOLOGUES

L'histoire des salons du XVIIIe siècle est encore à faire. J'entends par là, non pas seulement leur histoire anecdotique, pourtant si curieuse à connaître pour une appréciation exacte des mœurs et des caractères de l'époque, mais aussi et surtout celle qui, s'élevant plus haut, étudierait leur influence sur le progrès et la propagation des idées. A ces réunions mondaines périodiques, présidées presque toutes par des femmes éminentes par le cœur et l'esprit, on voyait fréquenter les hommes les plus distingués de leur temps: savants, philosophes, littérateurs, y venaient chercher cette liberté qu'ils ne trouvaient ni à la Cour ni dans les Académies; ce qu'il leur était interdit de publier, ils trouvaient le moyen, sans crainte d'être embastillés, de le discuter dans ces salons d'où semblaient bannis tous les préjugés, ceux de caste comme les autres. Sans doute, pour employer un terme cher à la classification politique d'aujourd'hui, il en était de plus avancés les uns que les autres; mais, en général, on y trouvait une émancipation moyenne, bien supérieure au milieu ambiant.

A les passer tous en revue, depuis le salon de la marquise de Lambert, qui ouvre le siècle, jusqu'à celui de Mme Helvétius, qui le clôt en quelque sorte ; à étudier la vie et les idées des nombreux hôtes de ces réunions, on arriverait à écrire l'histoire la plus vivante, la plus animée de ce grand xvi® siècle qu'on admire de plus en plus à mesure qu'on entre davantage dans son intimité. Il fut, en effet, de tous ceux qui l'ont précédé, le plus actif remueur d'idées : il a, sinon résolu, du

moins posé avec une remarquable netteté la plupart des grands problèmes sociaux et moraux qui tourmentent encore notre époque et s'imposent à notre sollicitude.

A défaut de ce tableau d'ensemble si digne de tenter la plume d'un écrivain à la fois érudit et philosophe, il existe d'intéressantes monographies, à l'aide desquelles on peut s'introduire dans tel ou tel salon, se mettre en rapport avec les maîtres de la maison et avec leurs invités, s'initier à leurs manières et à leurs habitudes, écouter leurs «< propos de table », en un mot vivre de leur vie, goûter le charme pénétrant de cette société qui n'eut et n'aura peut-être jamais sa pareille.

Les lecteurs de la Revue occidentale connaissent tous l'excellent ouvrage de M. C. Avezac-Lavigne sur Diderot et la Société du baron d'Holbach (Paris, Ernest Leroux, 1895), après lequel il reste peu à dire sur la fameuse Synagogue qui réunissait les esprits les plus scientifiques du parti philosophique, où se faisait en somme la besogne la plus utile au progrès des connaissances humaines. C'était le véritable salon de l'Encyclopédie, où le cerveau fumeux de Diderot et l'immense savoir d'Holbach se rencontrant (1), purent, associés, porter des coups si rudes à ce qu'on appelait alors les préjugés, à l'ordre de choses établi, comme nous dirions aujourd'hui.

La Synagogue se dispersa après la mort de Diderot et de d'Holbach; mais l'esprit qui y régna pendant plus d'un quart de siècle ne disparut pas avec eux. La semence encyclopédique avait germé: une nouvelle génération de penseurs et de savants surgit, qui devaient développer l'enseignement de leurs maîtres dans toutes les branches des connaissances humaines. Aussi heureux que les commensaux de l'auteur du Système de la nature, ils trouvèrent un centre de ralliement dans cette attirante maison d'Auteuil dont Mme Helvétius et Cabanis furent l'âme.

M. Antoine Guillois s'est fait l'historien

et l'historien

(1)« Quelque système que forge mon imagination, disait Diderot, je suis sûr que mon ami d'Holbach me trouve des faits et des autorités pour le justifier. »

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