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CHAPITRE III.

INVASION DES BARBARES.

DUCS D'AQUITAINE.

Anéantissement du commerce de Bordeaux. Il se ranime un moment sous Charlemagne, mais ce n'est qu'un éclair rapide. - Dévastation par les Normands. Ruine générale de l'Aquitaine. - De ce cataclysme qui dure deux siècles sort une société toute nouvelle. — Domination et privilége de la race guerrière. Constitution hiérarchique des nobles, partage des terres, esclavage des peuples, mépris des arts et du commerce. La loi est morte. Le droit n'a pour base que la force du seigneur. Taxes arbitraires. Spoliations. Brigandages. Droit de naufrage.

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Tout esprit de justice et de liberté commerciale a disparu dans l'incendie de la vieille Europe.

Il faut essayer d'écrire une partie quelconque de l'histoire, pour comprendre la nuit profonde qui se répandit sur l'Europe, au moment où cessa de luire pour elle le flambeau de l'empire romain; les arts, l'éducation, les sources de la richesse sociale, tout disparut sous le torrent des Barbares, et lorsqu'on cherche à peindre les phases successives du commerce, on ne peut, en arrivant à cette époque, que constater sa disparition complète et présenter le triste récit de cette calamité qui dura plusieurs siècles.

Tous les rapports commerciaux, frappés et paralysés, s'arrêtèrent simultanément parce que l'invasion et la ruine furent générales : les Alains, les Vandales, les Visigoths, les Suèves ravagèrent la Gaule et l'Espagne; la Grande-Bretagne devint la proie des Saxons, l'Italie et la Grèce furent parcourues par les

Huns, et la partie de l'Allemagne commerçant avec les Gaules se soumit aux armes des Bourguignons.

Les contrées se dépeuplèrent, l'agriculture cessa de produire pour le commerce, les trois quarts des vignobles disparurent, notamment dans l'Aquitaine, parce que cette culture demande des soins qui ne pouvaient convenir au caractère et aux habitudes guerrières des peuples du Nord.

Les vainqueurs s'emparèrent presque entièrement du sol. « Lorsque les Barbares faisaient leurs invasions, dit Grégoire de Tours, ils prenaient l'or, l'argent, les meubles, les vêtements, les hommes, les femmes, les enfants; le tout se rapportait en commun et l'armée partageait (1). » Les Visigoths, qui furent cependant les plus modérés, prirent les deux tiers des terres : « Licet eo tempore quo populus noster mancipiorum tertiam et duas terrarum partes accepit.» (2)

Comment le commerce de Bordeaux aurait-il résisté dans ce naufrage complet de la propriété et de la liberté ?... Ce qui restait d'hommes libres dut s'éloigner d'une profession qui ne pouvait plus trouver ni considération ni sûreté, et quant aux habitants soumis à la servitude, ils n'avaient aucun droit réel de propriété et ne pouvaient rien transmettre (3). Le commerce fut entièrement avili, les Barbares ne le regardèrent d'abord que comme un objet de leur

(1) Grégoire de Tours, liv. II, ch. XXVII.
(2) Lois des Bourguignons, tit. 54, § 1.
(3) Joachim Potgienserus, De statu servorum.

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brigandage, et quand ils furent établis, ils ne l'honorèrent pas plus que l'agriculture et les autres professions des peuples vaincus (1).

L'intolérance et les persécutions religieuses vinrent encore augmenter les malheurs de la Gaule méridionale; «<les Visigoths, qui professaient l'arianisme, s'imaginèrent que les peuples qui leur étaient soumis devaient suivre leur religion ainsi que leurs lois; la résistance qu'ils éprouvèrent de la part des catholiques, les détermina à sévir contre eux avec la plus grande rigueur; on commença à leur interdire l'entrée des églises. Sidoine Apollinaire, évêque de Clermont, rapporte dans sa lettre à Basile d'Aix, qu'on voyait presque partout les ariens découvrir les toits des églises, enlever leurs portes et faire paître les bestiaux jusque sur les autels. Ils poussèrent l'inhumanité jusqu'à massacrer ceux qu'ils ne purent séduire. On vit des flots de sang inonder l'Aquitaine; plusieurs évêques perdirent la vie dans cette persécution; celui de Bordeaux fut de ce nombre. » (2)

D'un autre côté, l'aristocratie militaire, maîtresse partout, ne cherchait qu'à augmenter ses revenus, sans se soucier de conserver les moyens de communication les plus indispensables au commerce; on affermait ou on cédait à prix d'argent jusqu'aux chemins et aux lits des rivières; une loi des Visigoths permettait aux particuliers, moyennant certaines redevances, d'occuper la moitié du lit des grands

(1) Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XXI, ch. XIII. (2) Dom Devienne, Hist. de Bordeaux, p. 13.

fleuves, pourvu que l'autre restât libre pour les filets (1). On peut se figurer ce que devint le port de Bordeaux sous une législation de cette nature. Tout se bornait à une faible navigation fluviale. Si quelques marins entreprenants et résolus se hasardaient à prendre la mer, ils avaient encore plus à redouter le pillage que la tempête. Ce fut, en effet, à cette époque que s'établit le droit barbare d'aubaine et de naufrage, qui a duré plus longtemps que les meilleures lois. Lorsqu'un navire était jeté sur la côte par la force du vent, et plus souvent encore par un pilote perfide, il devenait la propriété du seigneur de la contrée. Quelquefois même le chef féodal faisait ouvertement la piraterie; les Rôles gascons nous apprennent qu'Édouard III, roi d'Angleterre, fut obligé d'user de tout son pouvoir pour empêcher un seigneur d'Albret de confisquer à son profit les barques de Bayonne et du golfe de Gascogne (2). Sur les côtes de Bretagne, le droit d'aubaine ne conservait rien au propriétaire du vaisseau. Dans l'Aquitaine, cet usage était plus modéré : le seigneur du pays prenait un tiers, les sauveurs de la côte ou plutôt les complices du pillage, avaient le deuxième tiers, et le reste était conservé au propriétaire et à l'équipage (3).

Les Visigoths ne régnèrent que 80 ans environ sur l'Aquitaine, mais les premiers siècles qui succédèrent à leur possession ne furent pas de nature à ranimer

(1) Lois des Visigoths, liv. VIII, tit. IV.

(2) Rôles gascons, p. 1341.

(3) Clairac, Coutumes de la mer.

le commerce. Les luttes des enfants de Clovis ne firent qu'ajouter aux anciens malheurs; la ville de Bordeaux, frappée de découragement et de stupeur, languissait dans un état de misère et d'abandon. L'esprit de commerce paraissait entièrement éteint; cette agonie dura pendant les trois siècles de la première race. A peu près confinés dans leurs ports et leurs fleuves envasés, les peuples du midi de la Gaule bor-naient presque entièrement leur commerce à la pêche côtière et à la vente du sel marin, ainsi que cela avait également lieu dans tous les ports de la Méditerranée (1).

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Tout à coup, à la voix de Charlemagne, les ténèbres qui couvraient l'Europe commencèrent à se dissiper; l'industrie et le commerce se ranimèrent. Ce prince, qui ne savait même pas écrire, comprit, par la seule force de son génie, tous les secrets qui font les grandes nations; ses célèbres Capitulaires accordèrent une protection toute spéciale au commerce; il invita la noblesse à l'honorer et même à le pratiquer; on ne dérogeait pas en l'exerçant. Les opinions du monarque se propagèrent, et ce qui le prouve, c'est que lorsque plus tard, et à l'époque des croisades, le besoin d'argent fit naître des traités entre les vassaux et les seigneurs, ceux-ci se réservèrent non-seulement les denrées produites par leur propriétés, mais encore celles qu'ils avaient achetées pour les revendre (2).

(1) Hoffmann, Hist. du Comm., trad. par Duesberg, p. 135. (2) Mably, Obscurités sur l'Hist. de France, t. III, p. 430.

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