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jours; ainsi, les Anglais ne connaissaient d'autre manière de transporter leurs laines que de les vendre telles que la nature les leur produisait; ils ne savaient pas les mettre en œuvre; leur industrie ignorait même l'art de faire le savon, matière indispensable à toutes les manufactures d'étoffes et surtout aux fabriques de laine; cette ignorance industrielle ne commença à se dissiper que vers 1558, époque de la prise de Calais par le duc de Guise.

L'Angleterre n'était guère plus avancée pour ses statuts et ses principes commerciaux. Il ne serait pas difficile de faire voir que c'est dans les anciennes ordonnances des rois de France que les Anglais ont puisé leurs plus belles lois sur le commerce; qu'on lise attentivement les édits de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier, on y trouvera la base de tout leur système commercial (1). Plus que toute autre nation, l'Angleterre du moyen-âge avait adopté le principe absolu de restriction et de privilége; la Chambre des communes ne cessait de provoquer des mesures prohibitives contre l'industrie du dehors; elle avait obtenu la défense de l'importation des tissus étrangers; en 1381, elle fit défendre toute exportation et importation par navires étrangers (2). Les Anglais allaient même jusqu'à interdire rigoureusement sur la place de Bordeaux la vente des vins récoltés dans les campagnes non soumises au roi d'Angleterre.

(1) Clicquot de Blervache, Comm. int., p. 79. (2) Depping. Hist. du Comm., t. I, p. 340.

« Fut ordonnat que lous peysanneys de Santa-Croux jurant sur lou bras de St-Moumolin, qué una pipa de bin que disent awgé vindut è la confrérie de St-Moumolin, si a le loc anglais et de leur propre bénéfice. » (1)

Ajoutons que ce fut à cette époque que se formèrent ou que prirent une véritable force, les priviléges des villes, les maîtrises, les monopoles; l'idée de liberté commerciale acheva de disparaître entièrement sous les principes d'inégalité, de méfiance et d'égoïsme qui devinrent la base artificielle de tous les rapports sociaux.

L'occupation anglaise n'avait donc apporté aucune amélioration aux abus du système féodal. Henri III, roi d'Angleterre, tenta, il est vrai, d'abolir le droit de naufrage en Guyenne par son édit de 1226; mais sur les routes, des taxes arbitraires continuaient à être perçues par les seigneurs, et un grand nombre d'entre eux, retranchés dans leurs châteaux forts, exerçaient fréquemment un véritable brigandage qui rendait le commerce impossible. On peut même dire que le vol était organisé et protégé; un certain baron de Rochefort ne vivait qu'en rançonnant à main armée les bourgs et les campagnes voisines; ses soldats pillards dévalisaient tous ceux qui passaient par la voie publique (2). A Peyrehorade, un vicomte d'Horte arrêtait les marchands et voyageurs venant de Bayonne et les mettait à contribution (3). Dans

(1) Chron. de Bordeaux, part. II, p. 29.
(2) Lebaud, Hist. de Bretagne, p. 209.
(3) Rôles gascons, p. 1341.

cette situation, si les commerçants voulaient entreprendre le moindre voyage, ils étaient obligés de se réunir en grand nombre et de voyager en armes. On lit dans la capitulation de Rouen, 1419, que les habitants devaient apporter au château toutes leurs armes à la réserve de celles que les marchands portent quand ils vont à leur commerce (1).

Quant à la condition des personnes, elle était bien loin d'être plus heureuse en Guienne que partout ailleurs; les croisades, les besoins des seigneurs, avaient bien fait naître quelques concessions, mais le servage régnait toujours dans toute l'étendue de l'ancienne Gaule. L'évêque de Champfleury cherchant à acheter un beau cheval pour faire son entrée dans la ville épiscopale, on lui en présenta un pour lequel il donna en échange cinq serfs de ses terres, savoir : trois hommes et deux femmes (2). Les chroniques de toutes les provinces présentent des faits semblables.

Pour se faire une idée juste du développement que pouvait avoir le commerce de Bordeaux, il ne faut pas perdre de vue que plusieurs des éléments principaux qui le composent aujourd'hui n'existaient pas encore; ainsi, la fabrication des eaux-de-vie était ignorée dans les premières années du XIVe siècle; on ne connaissait pas l'usage du sucre et du café; les trois quarts des industries naissaient à peine, et quant aux vins, il est certain que la Guyenne n'avait pas la dixième partie des vignobles qu'elle possède de nos (1) Arnould, Balance du Comm., p. 70. (2) Essai sur l'Hist. de Paris, t. V, 1

p. 125.

jours; le Médoc n'était alors qu'un désert couvert de bois (1).

D'un autre côté, la propriété territoriale n'avait aucune garantie réelle; elle dépendait des événements. En 1260, un certain nombre de seigneurs bordelais s'étant révoltés contre le gouvernement tyrannique du comte de Leycester, le vainqueur fit arracher une grande étendue de vignes, démolir les châteaux et dégrader les terres. Quelquefois, des mesures bizarres, inspirées sans doute par quelques faits isolés, effrayaient le petit cultivateur et l'empêchaient de défricher dans le voisinage des grandes propriétés seigneuriales; on lit dans les règlements du roi Richard une disposition ainsi conçue : « Quiconque entrera dans la vigne d'autrui et y prendra une grappe de raisin, payera cinq sols ou perdrà une oreille. » (2)

Avant de terminer ce paragraphe, nous croyons devoir rapporter ici quelques détails donnés par l'abbé Baurein, sur la construction du clocher de Saint-Michel, parce qu'ils sont de nature à faire connaître quelle était, à l'époque anglaise, la valeur relative de l'argent à Bordeaux : Une pièce de bois de 20 pieds de longueur, sur 1 pied carré, coûtait 24 liards; le tonneau de moellon valait 6 deniers; une grosse pierre de taille, 5 deniers; la journée des hommes se payait 3 sous; les appointements de Bauducheau, entrepreneur du clocher, étaient de 60 liv. par an.

(1) Franck, Traité des vins, p. 210.

(2) Règlements du roi Richard, ch. 5.

A la fin du travail, la fabrique récompensa cet entrepreneur par le don d'un bel habit, qui coûta 10 liv. On lit, en effet, dans les registres de comptabilité :

« Plus, paguat una rouba et ferradoura, en la feyssoun, qui fut dounade à Ugues Bauduchau, per los services de detz ans que abe feyt per l'ovre, de nuyt et de jour, ci.... detz livres. »

Les victoires de Charles VII et l'occupation définitive de la Guyenne par la France produisirent une perturbation considérable dans le commerce de Bordeaux; de nombreuses et riches maisons anglaises, établies dans le pays depuis longtemps furent obligées de le quitter, avec autorisation d'emporter tous leurs biens ou d'en disposer. Le dépeuplement et le préjudice que cette circonstance occasionna furent tels, que quelques années plus tard Louis XI jugea indispensable de publier des lettres-palentes accordant des priviléges considérables aux étrangers qui viendraient fixer leur résidence à Bordeaux (1).

La Grande-Bretagne ne tarda pas à établir sur l'entrée des vins bordelais des droits très-élevés, qui portèrent un coup funeste au commerce. On lit dans la Chronique de Guyenne : « Bien est vrai que le trafic qu'ils font de vin au dit Bordeaux, est beaucoup moindre qu'il n'a été ci-devant à cause des taxes imposées au royaume d'Angleterre. » (2) De son côté, la France redoutant toujours les intrigues

(1) Dom Devienne, Hist. de Bordeaux, pages 98 et 103. (2) Chron. bordelaise, 1re part., p. 26.

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