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Le cartésien prit la parole (1) et dit : L'âme est un esprit pur qui a reçu dans le ventre de sa mère toutes les idées métaphysiques, et qui, en sortant de là, est obligée d'aller à l'école, et d'apprendre tout de nouveau ce qu'elle a si bien su et qu'elle ne saura plus. Ce n'était donc pas la peine, répondit l'animal de huit lieues, que ton âme fût si savante dans le ventre de ta mère, pour être si ignorante quand tu aurais de la barbe au menton.

Un petit partisan de Locke était là tout auprès, et quand on lui eut enfin adressé la parole: Je ne sais pas, dit-il, comment je pense, mais je sais que je n'ai jamais pensé qu'à l'occasion de mes sens.... L'animal de Sirius sourit il ne trouva pas celui-là le moins sage, et le nain de Saturne aurait embrassé le sectateur de Locke sans l'extrême disproportion.

Voyons donc ce que Voltaire pense à l'occasion de ses sens. Il règle toute sa philosophie sur deux maximes, la croyance au sens commun et les nécessités de la pratique : « Je ramène (2) toujours, autant que je peux, ma métaphysique à la morale. » Et conformément à ces règles, il admet Dieu, le devoir, la liberté, l'instinct, le désintéressement, même, en plus d'un endroit, la vie future.

Il ne varie point sur l'existence de Dieu : il a constamment et en inille endroits soutenu avec énergie l'existence d'un Dieu qui a fait et gouverne le monde, il a combattu avec toute sa verve la

(1) Micromégas, ch. vii.

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(2) Corr. avec Frédéric, 1737-1738.

génération spontanée sur laquelle les athées prétendaient s'appuyer; il est revenu avec une insistance infatigable sur le principe des causes finales, pour le prouver et l'appliquer, avec la conviction, la clarté, la force et la grâce de Fénelon et de Socrate. On connaît le vers célèbre de l'épître à l'auteur athée des Trois imposteurs. Il avait le droit de le dire : « Il y a eu (1) des gens qui m'ont appelé athée, c'est appeler Quesnel moliniste. »

Le voici d'abord établissant la vérité d'une loi morale nécessaire, absolue, éternelle, universelle, contre les empiristes, contre Locke lui-même, qu'il appelle si souvent son maître :

KOU. La secte (2) de Laokium dit qu'il n'y a ni juste ni injuste, ni vice ni vertu.

CU-SU.

La secte de Laokium dit-elle qu'il n'y a ni santé ni maladie?

Plus j'ai vu (3) des hommes différents par le climat, les mœurs, le langage, les lois, le culte, et par la mesure de leur intelligence, et plus j'ai remarqué qu'ils ont tous le même fonds de morale.

La notion de quelque chose de juste me semble si naturelle, si universellement acquise par tous les hommes, qu'elle est indépendante de toute loi, de tout pacte, de toute religion.

Je mets en fait qu'il n'y a aucun peuple chez lequel il

(1) Lettre à M. Contant d'Orville, 1766. (3) Le Philosophe ignorant.

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(2) Cu-Su et Kou.

soit juste, beau, convenable, honnète, de refuser la nourriture à son père et à sa mère quand on peut leur en donner; que nulle peuplade n'a jamais pu regarder la calomnie comme une bonne action, non pas même une compagnie de bigots fanatiques.

Les plus grands crimes qui affligent la société humaine sont commis sous un faux prétexte de justice.

Les limites du juste et de l'injuste sont très-difficiles à poser; comme l'état mitoyen entre la santé et la maladie, entre ce qui est convenable et la disconvenance des choses, entre le faux et le vrai, est difficile à marquer. Ce sont des nuances qui se mêlent, mais les couleurs tranchantes frappent tous les yeux. Il y a mille différences dans les interprétations de la loi morale, en mille circonstances; mais le fond subsiste toujours le même, et ce fond est l'idée du juste et de l'injuste. »>

Ainsi le disciple se sépare du maître; il adresse à Hobbes ces fermes paroles :

C'est en vain que tu étonnes tes lecteurs en réussissant presque à leur prouver qu'il n'y a aucunes lois dans le monde, que des lois de convention; qu'il n'y a de juste et d'injuste que ce qu'on est convenu d'appeler tel dans un pays. Si tu t'étais trouvé seul avec Cromwel dans une île déserte, et que Cromwel eût voulu te tuer pour avoir pris le parti de ton roi dans l'île d'Angleterre, cet attentat ne t'aurait-il pas paru aussi injuste dans ta nouvelle ile qu'il te l'aurait paru dans ta patrie? Penses-tu que le pouvoir donne le droit, et qu'un fils robuste n'ait rien à

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se reprocher pour avoir assassiné son père languissant et décrépit? Quiconque étudie la morale doit commencer à réfuter ton livre dans son cœur.

Avec cette ferme notion du juste et de l'injuste, on est loin des empiristes, loin de Locke, qui recueille à plaisir les jugements divers des hommes sur ces objets.

Quant à la liberté, elle a embarrassé plus d'une fois notre philosophe; il se rappelle avec complaisance le mot de Locke avouant qu'il était là comme le diable de Milton, pataugeant dans le chaos; mais même dans ses plus mauvais moments, loin de la nier, il devenait affirmatif pour la défendre. Sa polémique contre Frédéric, est un chef-d'œuvre; sa discussion est juste, puissante, spirituelle, éloquente, touchante même.

Après avoir discuté, il s'échappe :

Daignez, au nom (1) de l'humanité, penser que nous, avons quelque liberté; car si vous croyez que nous sommes de pures machines, que deviendra l'amitié dont vous faites vos délices? De quel prix seront les grandes actions que vous ferez? Quelle reconnaissance vous devra-t-on des soins que votre Altesse Royale prendra de rendre les hommes plus heureux et meilleurs? Comment, enfin, regarderez-vous l'attachement qu'on a pour vous, les services

(1) Corresp. avec Fréd., 1737-1738.

qu'on vous rendra, le sang qu'on versera pour vous? Quoi! le plus généreux, le plus tendre, le plus sage des hommes verrait tout ce qu'on fait pour lui plaire du même œil dont on voit des roues de moulin tourner sur le courant de l'eau, et se briser à force de servir! Non, monseigneur, votre âme est trop noble pour se priver ainsi de son plus beau partage.

Sur l'instinct, quoi de mieux que ceci?

Que ceux (1) qui n'ont pas eu le temps et la commodité d'observer la conduite des animaux, lisent l'excellent article Instinct, dans l'Encyclopédie, ils seront convaincus de l'existence de cette faculté, qui est la raison des bêtes; raison aussi inférieure à la nôtre qu'un tournebroche l'est à l'horloge de Strasbourg; raison bornée, mais réelle; intelligence grossière, mais intelligence dépendante des sens comme la nôtre faible et incorruptible ruisseau de cette intelligence immense et incompréhensi> ble qui a présidé à tout en tout temps.

· Sur la doctrine de l'intérêt, il se prononce pour le bon parti, et reproche directement à Helvétius. d'avoir mis l'amitié parmi les vilaines passions.

Il n'est pas très-ferme sur l'immortalité de l'âme; il mêlait trop l'esprit avec le corps, et, dans la décomposition des organes, il avait peine à le retrouver; mais, sauf quelques propos assez légers sur cette matière, dans les discussions sérieuses

(1) Dialogue XXIX; Les Adorateurs ou les louanges de Dieu.

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