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qui reviennent souvent, il ne permet point qu'on supprime ce dogme: selon lui, affirmer est téméraire, nier l'est plus encore. Il a été téméraire, à son honneur rapportant toutes ses croyances à la pratique, et sentant bien que la crainte des châtiments futurs est nécessaire pour contenir le crime, que, sans les punitions de l'autre vie, la morale dans la vie présente n'a plus de sanction, il a plaidé l'immortalité de l'âme et a été éloquent. Que de doutes devront lui être pardonnés pour cette noble protestation contre le fatalisme du roi de Prusse!

Vous (1) m'épouvantez; j'ai bien peur pour le genre humain et pour moi que vous n'ayez tristement raison. Il serait affreux pourtant qu'on ne pût pas se tirer de là. Tâchez, sire, de n'avoir pas tant raison; car encore faut-il bien, quand vous faites de Potsdam un paradis terrestre, que ce monde-ci ne soit pas absolument un enfer. Un peu d'illusion, je vous en conjure. Daignez m'aider à me tromper honnêtement..... Je me doute bien que l'article des remords est un peu problématique; mais encore vaut-il mieux dire avec Cicéron, Platon, Marc-Aurèle, etc., que la nature nous donne des remords, que de dire avec la Mettrie qu'il n'en faut point avoir.

Voilà les grandes vérités reconnues; reste à expliquer comment elles sont produites dans notre esprit. Kant, Reid, et la philosophie française n'a

(1) Corr. avec Frédéric, 1752.

vaient pas encore passé sur cette question. A leur défaut, n'est-ce pas une chose bien remarquable que la justesse et la précision avec lesquelles Voltaire caractérise l'opération de la raison humaine. Lui, l'ennemi des idées innées, il vient à l'innéité de la raison.

A. Qu'est-ce que (1) la loi naturelle?

B. L'instinct qui nous fait sentir la justice.

Comment l'Égyptien (2), qui élevait des pyramides et des obélisques, et le Scythe errant qui ne connaissait pas même les cabanes, auraient-ils eu les mêmes notions fondamentales du juste et de l'injuste, si Dieu n'avait donné de tout temps à l'un et à l'autre cette raison qui, en se développant, leur fait apercevoir les mêmes principes nécessaires, ainsi qu'il leur a donné des organes qui, lorsqu'ils ont atteint le degré de leur énergie, perpétuent nécessairement et de la même façon la race du Scythe et la race de l'Égyptien.

Quand votre raison (3) vous apprend - elle qu'il y a vice et vertu? Quand elle nous apprend que deux et deux font quatre. Il n'y a point de connaissance innée, par la raison qu'il n'y a point d'arbre qui porte des feuilles et des fruits en sortant de la terre. Rien n'est ce qu'on appelle inné, c'est-à-dire né développé; mais, répétons-le encore, Dieu nous fait naître avec des organes qui, à mesure qu'ils croissent, nous font sentir tout ce que notre espèce doit sentir pour la conservation de cette espèce.

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(2) Le Philosophe igno

(1) Dict. phil., Loi naturelle, dialogue.
(3) Dict. phil., du Juste et de l'Injuste.

rant.

Singulier disciple de Locke! Il fait mieux : il com bat son maître en le nommant. Le philosophe ignorant, qui ignore tant de choses, ce philosophe si peu dogmatique, qui n'affirme qu'en parlant des bornes étroites de notre intelligence, des découvertes impossibles, du désespoir fondé, de la faiblesse des hommes, ce philosophe annonce, en tête de deux chapitres, qu'il va combattre Locke. Ce maître si écouté a, par malheur, prétendu que la justice est arbitraire, et l'idée que nous en avons une idée accidentelle; son disciple le corrige sévèrement. La loi morale peut être plus d'une fois mal appliquée dans les détails mais elle-même est universelle et nécessaire :

Dieu nous a donné une raison qui se fortifie avec l'âge, et qui nous apprend à tous, quand nous sommes attentifs, sans préjugés, qu'il y a un Dieu et qu'il faut être juste.... En abandonnant Locke en ce point, je dis, avec le grand Newton: Natura est semper sibi consona, la Nature est toujours semblable à elle-même. La loi de la gravitation qui agit sur un astre agit sur tous les astres, sur toute la matière; ainsi la loi fondamentale de la morale agit également sur toutes les nations bien connues. Il y a mille différences dans les interprétations de cette loi en mille circonstances; mais le fond subsiste toujours le même, et ce fond est l'idée du juste et de l'injuste. On commet prodigieusement d'injustices dans les fureurs de ses passions, comme on perd sa raison dans l'ivresse; mais quand l'ivresse est passée, la raison revient. La société n'est fondée que sur ces notions qu'on n'arrachera jamais

de notre cœur. Quel est l'âge où nous connaissons le juste et l'injuste? l'âge où nous connaissons que deux et deux font quatre.

Est-ce Voltaire, est-ce Descartes qui parle ainsi? Et ce n'est pas chez lui une saillie, il y revient partout avec une décision et une vigueur qui ne se démentent point. L'homme qui croit à Dieu, à la liberté, à la justice, n'est pas un empiriste assurément. Un véritable empiriste, c'est d'Holbach, et Voltaire écrivait en têle d'un exemplaire du Bon Sens de cet auteur: « Il prend (1) quelquefois ses cinq sens pour du bon

sens. >>

Il paraît constant, comme on l'avait annoncé, que Voltaire a reconnu Dieu, la morale, la liberté, l'instinct, le désintéressement, et la nécessité de l'immortalité de l'âme, et on vient de voir qu'il a expliqué avec une sagacité merveilleuse le jeu de la raison produisant ces vérités. En métaphysique, il est moins hardi et plus faible: il paye la rançon de ses qualités. Comme il croit fermement au sens commun, aussi il ne croit volontiers qu'au sens commun; comme il ramène sa métaphysique à la morale, il ne prend guère pour vrai que ce qui est absolument utile à la morale, et se passe du reste, professant que si une vérité était nécessaire pour bien vivre, Dieu ne l'aurait pas cachée.

Qu'on soit juste, il suffit; le reste est arbitraire

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Comme son instinct le porte quelquefois au delà, s'il lui arrive d'y céder, il se ménage discrètement une retraite « Je tremble, car je vais dire quelque chose qui ressemble à un système. »>]

Il a tort de regarder comme question de métaphysique la question de la nature de l'âme. C'est bien lui qui écrit : « Je suis en peine (1), monsieur, de toute âme et de la mienne.» Il prie (2) l'honnête homme qui fera Matière (dans l'Encyclopédie) de bien prouver que le je ne sais quoi qu'on nomme matière peut aussi bien penser que le je ne sais quoi qu'on appelle esprit. Il soutient sans faiblir une fois, d'accord avec Locke, que Dieu peut donner la pensée à la matière. Qu'est-ce, au juste, que cette opinion? Voltaire et Locke font des difficultés à plaisir. J'ai conscience de ma pensée et de moi-même qui pense; j'ai conscience, non de plusieurs êtres, mais d'un seul; je suis donc un, simple, un esprit. La connaissance de l'immatérialité de l'âme n'est pas plus cachée que cela. Puis nos deux philosophes vont cherchant s'ils ont une âme, c'est-à-dire ils se cherchent eux-mêmes, et ne se rencontrent pas, ce qui est infaillible. Mais sont-ils matérialistes?

Parlons franchement, cessons, comme disait Descartes, de nous battre dans des caves. On n'est pas matérialiste pour prétendre que la matière peut penser, ni spiritualiste pour prétendre qu'elle en est incapable; plusieurs docteurs de la primitive Eglise, qui font

(1) Lettre à l'abbé Spallanzani, 1776. · (2) Lettre à d'Al., 1757.

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