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s'en laissait imposer (1) ni par les choses ni par les personnes, et du sensible abbé, qui se dépouillait pour les pauvres, et sanglotait et étouffait à l'idée d'être moins aimé que sa sœur. Il était l'homme d'un petit nombre: une nouvelle connaissance lui était un gros souci : il balbutiait, il cherchait les phrases d'usage et ne se trouvait pas « un liard de cette monnaie ; » il confie sa peine à son amie: « je sais dire (2) tout, excepté bonjour. » Mais, au milieu de sa société familière, son âme ardente rayonnait : il représentait l'enthousiasme dans un monde glacé. Voici ce qui n'est point un récit de fantaisie, mais une analyse saisissante :

Je ne saurais (3) vous dire ce que la droiture et la vérité font sur moi. Si le spectacle de l'injustice me transporte quelquefois d'une telle indignation, que j'en perds le jugement, et que dans ce délire je tuerais, j'anéantirais, aussi celui de l'équité me remplit d'une douceur, m'enflamme d'une chaleur et d'un enthousiasme où la vie, s'il fallait la perdre, ne me tiendrait à rien; alors il me semble que mon cœur s'étend au dedans de moi, qu'il nage; je ne sais quelle sensation délicieuse et subite me parcourt partout; j'ai peine à respirer, il s'excite à toute la surface de mon corps comme un frémissement...

D'une mobilité extrême d'impression, mais tou

(1) Lettre à Mlle Voland, 31 juillet 1759. (2) Ibid., 28 oct. 1760. - (3) Ibid., 8 oct. 1760.

jours tout entier en proie à l'impression présente, il se regardait comme un Langrois, seulement un peu corrigé, et disait plaisamment de ses compatriotes : « La tête (1) d'un Langrois est sur les épaules comme un coq d'église au haut d'un clocher. » Qu'avonsnous affaire de le peindre? Il s'est peint lui-même. Mécontent de son portrait par Michel Vanloo, il le refait de verve :

Mes enfants, je vous (2) préviens que ce n'est pas moi. J'avais en un jour cent physionomies diverses. Selon la chose dont j'étais affecté, j'étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste ; j'avais un grand front, des yeux très-vifs, d'assez grands traits, la tête tout à fait du caractère d'un ancien orateur, une bonhomie qui touchait de bien près à la bêtise, à la rusticité des anciens temps. J'ai un masque qui trompe l'artiste; soit qu'il y ait trop de choses fondues ensemble, soit que les impressions de mon âme se succèdent très-rapidement et se peignent toutes sur mon visage, l'œil du peintre ne me retrouvant pas le même d'un instant à l'autre, sa tâche devient beaucoup plus difficile qu'il ne la croyait.

J'insiste à dessein sur la candeur et l'exquise bonté de Diderot; car ce n'est pas un médiocre éloge. C'est un beau spectacle, au dix-septième siècle, que cette société des grands esprits, humains, polis, bienveil

(1) Lettre à Mlle Voland, 10 août 1759. (2) Salon de 1767, Michel Vanloo.

lants, qui, dans la discussion, oublient leur personne et la personne de leurs adversaires, et ne s'échauffent que pour les choses éternelles. On dirait qu'ils habitent déjà par delà notre monde, dans la paix des Champs-Elysées. C'est, au contraire, un triste spectacle, au dix-huitième siècle, que la société des beaux esprits avec ses tracasseries, ses propos, ses aigreurs le petit bruit des vanités qui se choquent, couvre la solennelle dispute de l'erreur et de la vérité; on ne pouvait plus sûrement se décrier, se rapetisser devant l'avenir. Diderot vécut parmi eux, sans partager leurs misères, bien au-dessus des petitesses de l'amour-propre et des coteries; par la sincérité, la naïveté, le désintéressement, il est du dix-septième siècle, pour son honneur; il est du dix-huitième, par la bonté un peu intempérante il fut un grand homme, et un excellent homme.

MONTESQUIEU.

Je me propose ici d'étudier Montesquieu. En entrant dans ce sujet, je le limite: je ne prétends pas saisir à la fois le politique, l'historien, le littérateur, l'écrivain; je ne prends que le politique, ce qui est encore tout un monde, et dans ce monde je choisis: je ne m'attache qu'à l'idée générale de l'Esprit des lois, celle qui fit une impression générale aussi quand le livre parut. Je la mets à part pour m'en pénétrer et l'apprécier ensuite, s'il est possible. Je voudrais, dans cette critique, entièrement disparaître, et qu'on n'y sentît que la morale humaine et l'esprit de notre temps.

I.

Voici les principes de cette morale humaine, appliqués à la politique, et, ce me semble, dans leur enchaînement naturel.

Société naturelle. · L'homme naît dans la famille. Le besoin physiqué, l'affection, l'habitude, conservent la famille une fois formée. Par dessus tout, un puissant instinct, l'instinct de société, tient les hommes rapprochés de leurs semblables, parce que ce sont leurs semblables, des êtres intelligents, sensibles et libres comme eux, et crée la grande famille humaine.

La question n'est donc pas, quand on trouve les hommes réunis, comment ils ont passé de l'état d'isolement à l'état de société; mais quand on les trouve isolés, comment ils ont passé de l'état de société à l'état d'isolement. Or, à l'exception d'accidents infiniment rares, ils sont partout et toujours réunis : la société est le fait naturel, le fait humain; l'état sauvage est une curiosité.

Que de peines se donne J.-J. Rousseau pour rapprocher les hommes, comme s'ils étaient tombés du ciel ou sortis de terre et qu'il n'y eût point entr'eux une attraction irrésistible et des nécessités éternelles. Vraiment, il n'y fallait point tant d'art: la nature travaille plus grossièrement et plus solidement. Mais il est besoin de beaucoup d'esprit pour remplacer la nature. Tout simplement, l'homme est en société parce qu'il est sociable.

Ce que la nature a commencé, la prudence le continue. Un homme est faible; associé à d'autres, il est fort. Un seul est incapable de remuer une pierre, que deux remueraient; il en appelle un second, qui, dans l'occasion, l'appellera à son tour; et ainsi du reste.

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