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vernants, gouvernants d'abord, qui, en la violant, donnent un exemple fatal. Car enfin, il est bon que cette vertu exquise, le respect de la loi, ne soit pas une vertu de niais.

La patrie. La patrie est d'abord le sol commun dont nous possédons et travaillons une part: notre bien. Elle est aussi le droit que nous avons de nous gouverner nous-mêmes, d'être nos maîtres, à l'exclusion de l'étranger: notre indépendance.

Elle est mieux que cela : une grande famille à aimer et à servir. Entre les hommes d'un même pays, il y a une certaine conformité d'idées, de sentiments, de langage, conformité peu sensible, par l'habitude, bien sensible dès que nous émigrons; il y a comme une âme commune partagée entre frères. Cette âme, nous ne nous la sommes pas donnée à nous-mêmes : nous la tenons de la patrie; c'est là que nous avons reçu l'être; c'est elle qui a veillé sur notre vie, notre bien, notre liberté, notre esprit, notre cœur, comme la providence d'une mère. Et nous la regardons comme une mère en effet : nous sommes heureux de son bonheur, malheureux de son malheur, glorieux de sa gloire, humiliés de ses humiliations; nous l'aimons, nous nous dévouons, nous mourons pour elle.

II

Il reste à appliquer ces principes à l'étude de Montesquieu.

Reconnaissons tout de suite la classe de politiques à laquelle il appartient.

Pour certains politiques tout gouvernement est bon là où il est, du moment qu'il est : il ne s'agit que de le faire durer; et ils ont des secrets pour cela. Ils pénètrent le principe d'un gouvernement, et selon ce principe connu, ils lui prescrivent ce qu'il doit faire, ce dont il doit s'abstenir pour se conserver, un régime. Pour être un parfait politique de cette espèce, il faut être souverainement indifférent aux formes sociales, ne jamais les comparer, pour préférer celle-ci à celle-là, ne pas soupçonner même qu'on puisse préférer l'une à l'autre. On sera républicain aux ÉtatsUnis, ami du despotisme en Russie: là, on enseignera à lous comment on se garde d'un maître; ici on enseignera à un seul comment on reste maître une fois qu'on l'est devenu.

Montesquieu était, s'il le voulait, ce politique. L'a-t-il voulu? Il est admirable dans l'art de démonter et de remonter une machine: il connaît le lieu et l'usage de tous les ressorts, la maîtressc-pièce et les pièces secondaires; il perfectionne ce qui va bien et

corrige ce qui va mal; il a une force de pénétration logique que rien n'étonne; il n'y a que lui pour se reconnaître ainsi aisément dans ce monde si compliqué, apparemment si confus, des législations. L'écueil d'un tel esprit, qui comprend tout et explique tout, est de justifier tout, ou plutôt d'oublier qu'il faut justifier certaines choses, indifférent au bien et au mal, sans amour ni haine pour nul gouvernement, despotisme ou république; mettant tour à tour à nu le principe de chacun, et en développant les conséquences à la manière d'une puissance qui joue. Voilà l'écueil, et il semble que Montesquieu y ait donné. Passionnés comme nous sommes, abandonnés aux partis, jetés dans le combat, acteurs, non plus spectateurs, nous ne connaissons pas le parti contraire, nous le souffrons; et si quelque esprit curieux, plus maître de lui-même, observe, pour en rendre compte, les mouvements des deux parts, s'il s'élève au-dessus de la mêlée pour l'embrasser, c'est un neutre.

Montesquieu ne manque pas de nous sembler un neutre ; d'ailleurs il l'avoue. « Je n'écris (1) point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici la raison de ses maximes. >> « Si dans le nombre infini de choses qui sont dans ce livre, il y en avait quelqu'une qui, contre mon attente, pût offenser, il n'y en a pas du moins qui ait été mise avec mauvaise intention. Je n'ai point naturellement l'esprit désapprobateur. » Et ceci :

(1) Esprit des Lois, Préface.

« Le gouvernement (1) le plus conforme à la nature est celui dont la disposition particulière se rapporte mieux à la disposition du peuple pour lequel il es établi. » Après qu'il a décrit la constitution anglaise, favorable à la liberté, il ajoute aussitôt : « Je ne prétends point (2) par là ravaler les autres gouvernements.» Voilà une préface bien rassurante, pour ceux qui croient aux préfaces. Par malheur on se souvient de Descartes dédiant ses Méditations à la Sorbonne, qui en est morte, et faisant semblant de ne pas croire au mouvement de la terre, dans le moment même où il le démontre. Leibnitz appelait cela « les ruses philosophiques de M. Descartes. » Avec de la bonne volonté, ne trouverait-on pas aussi dans l'Esprit des lois quelque ruse philosophique de M. de Montesquieu? Oui assurément, et sur sa pensée véritable je crois quelque chose de mieux que sa parole, je crois son livre.

Il écrit en tête de ce livre:

Je me croirais (3) le plus heureux des mortels si je pouvais faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés.

Il croit à la justice naturelle :

Dire (4) qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'or

(1) Esprit des Lois, 1. 1, ch. 3. (4) Ibid., 1. 1, ch. 1.

préface.

(2) Ibid., 1. XI,

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donnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle, tous les rayons n'étaient pas égaux. Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit. Avant toutes ces lois sont celles de la nature, ainsi nommées parce qu'elles dérivent uniquement de la constitution de notre être.

Il défend la liberté naturelle. On connaît son éloquente et spirituelle protestation (1) contre l'esclavage.

Il défend admirablement la liberté civile :

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Les lois (2) ne se chargent de punir que les actions extérieures. Les paroles ne font point un corps de délit; elles ne restent que dans l'idée. La plupart du temps, elles ne signifient point par elles-mêmes, mais par le ton dont on les dit. Souvent, en redisant les mêmes paroles, on ne rend pas le même sens: ce sens dépend de la liaison qu'elles ont avec d'autres choses. Quelquefois le silence exprime plus que tous les discours. Il n'y a rien de si équivoque que tout cela. Comment donc en faire un crime de lèse-majesté? Partout où cette loi est établie, non-seulement la liberté n'est plus, mais son ombre même. La chose du monde la plus inutile au prince a souvent affaibli la liberté dans les monarchies : les commissaires nommés quelquefois pour juger un particulier. Quand un homme est fidèle aux lois, il a satisfait à ce qu'il doit

(1) Esprit des Leis, 1. xv, ch. 15. (2) Ibid., 1. XII.

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