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Mais aussi quel combattant fut jamais mieux préparé à un tel combat. Il y apporte nne audace indomptable. Elle croît avec l'âge; il trouve, lui (1) aussi, qu'il n'appartient qu'aux gens de quatre-vingts ans de conspirer, et vers la fin de sa carrière, il écrit ces énergiques paroles : « Comme (2) je n'ai pas longtemps à ramper sur ce globe, je me suis mis à être plus naïf que jamais je n'ai écouté que mon cœur; et si on trouvait mauvais que je suivisse ses leçons, j'irais mourir à Astracan, plutôt que de me gêner, dans mes derniers jours, chez les Welches. J'aime passionnément à dire des vérités que d'autres n'osent pas dire, et à remplir des devoirs que d'autres n'osent pas remplir. Mon âme s'est fortifiée à mesure que mon pauvre corps s'est affaibli. » Il inspire sa hardiesse à ses amis. « Il faut (3) savoir oser; la philosophie mérite bien qu'on ait du courage: il serait honteux qu'un philosophe n'en eût point, quand les enfants de nos manœuvres vont à la mort pour quatre sous par jour. » Et si Damilaville fléchit, il le relève par ce beau mot : «Votre ami, monsieur, prétend (4) qu'il n'y a qu'à vouloir, que les hommes ne veulent pas assez, que les petites considérations sont le tombeau des grandes choses. >>

L'audace n'est pas tout dans les affaires de ce monde. Avec elle seule on triomphe quelquefois en des temps extraordinaires; mais souvent on se perd, et avec soi la cause qu'on défend. Cette mâle vertu

(1) Lettre à d'Arg., 1764.—(2) Lettre au duc de Richelieu, 1771. -(3) Lettre à Helv., 1760. (4) Lettre à Dami., 1706.

est aveugle, et a besoin d'une autre vertu qui la dirige, la modère et la couvre, je veux dire de la prudence. Le rigide d'Alembert ne consent pas à ployer un moment devant un régime odieux, même pour le renverser. Déplorant tant d'arbitraire, il se renferme avec dignité dans sa conscience; résolution honorable et stérile! Voici une fière profession de foi: « Quant (1) à moi, qui par bonheur ou par malheur (comme il vous plaira) n'ai pas la plus petite obligation à aucun de ceux qui gouvernent aujourd'hui, et à qui ils n'ont fait proprement ni bien ni mal, j'ai pris pour devise, à leur égard, ce beau passage de Tacite Mihi Galba, Otho, Vitellius, nec beneficio nec injuria cogniti..... sed incorruptam fidem professis nec amore quisquam, et sine odio dicendus est. Je (2) n'aime les grands que quand ils le sont comme vous, c'est-àdire par eux-mêmes, et qu'on peut vraiment se tenir pour honoré de leur amitié et de leur estime; pour les autres, je les salue de loin, je les respecte comme je dois, et je les estime comme je peux. » Voltaire lui écrit à son tour: « Mon cher (3) philosophe, vous vous déclarez l'ennemi des grands et de leurs flatteurs, et vous avez raison; mais ces grands protégent dans l'occasion; ils peuvent faire du bien;... ils ne persécuteront jamais les philosophes, pour peu que les philosophes daignent s'humaniser avec eux. » Il fait mieux que de le prêcher, il lui montre les fruits de sa politique. Les hardiesses de l'Ingénu avaient été bien (1) Lettre de d'Al. à Voltaire, 1762. (2) Lettre de d'Al., 1763. (3) Lettre à d'Al., 1761.

reçues; il rappelle à d'Alembert avec complaisance le petit-fils (1) de l'abbé Gordon, un fin courtisan, qui a appris à ses semblables qu'avec un petit mot d'éloge on fait passer bien de la contrebande. C'est que, selon Voltaire, on peut (2) accoutumer les hommes à tout; il n'y a que manière de s'y prendre. Il ne disait point comme Fontenelle : Si j'avais la main pleine de vérités, je ne l'ouvrirais pas; mais il pensait qu'il ne fallait pas l'ouvrir tout d'un coup, que les vérités (3) sont des fruits qui ne doivent être cueillis que bien mûrs. C'était Socrate, mais décidé à ne pas boire la ciguë, trouvant, comme d'Alembert (4), que la crainte des fagots est très-rafraîchissante, et, au lieu de se présenter comme novateur, affichant cette maxime qui éloigne le soupçon : « Je tâcherai (5) de me conduire de façon que je ne sois point le martyr de ces vérités dont la plupart des hommes sont fort indignes. Ce serait vouloir attacher des ailes au dos des ânes, qui me donneraient des coups de pied pour récompense, »

Tel était son plan, que lui traçaient les circonstances et le sentiment de son génie : par ministres et gens puissants avoir quelque liberté; à la faveur de cette liberté faire passer en France les hardiesses de la philosophie; par cette philosophie corrompre les juges, et se donner pour disciples les rois, que sa poésie lui avait donnés pour admirateurs;[s'appuyer enfin sur les rois pour soulever le monde. Le projet était

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gigantesque, mais non au-dessus de ses forces. Pour gagner les puissants, il fallait d'abord la richesse, c'est à-dire l'indépendance, et un bel établissement dans ce monde, avec la clientèle que donne une large hospitalité; il fallait saisir dans chaque personnage la passion maîtresse, et pénétrer par là dans son cœur, distribuer avec art l'éloge à la fois intrépide et délicat, et relever sa faveur par le don de l'épigramme mortelle; savoir, dans l'occasion, ne point voir, ne point entendre, savoir même oublier, ou du moins le paraître; il fallait une activité, une habileté, une audace prodigieuse, et des trésors d'esprit, en un mot, tout ce qu'avait Voltaire.

Quant à la France, elle sera à lui, car il la connaît. C'est une (1) drôle de nation, quæ sola constans in levitate sua est. Elle ressemble à l'Euripe, qui a plusieurs flux et reflux, sans qu'on ait jamais pu en assigner la cause. - Les Parisiens (2) passent leur temps à élever des statues et à les briser; ils se divertissent à siffler et à battre des mains. Nous (3) autres Français, nous valons mieux que les Turcs; nous disons prodigieusement de sottises, nous en faisons beaucoup, mais tout cela passe bien vite; on ne s'en souvient plus au bout de huit jours. La gaîté de la nation semble inaltérable. On apprend à Paris le tremblement de terre qui a bouleversé trente lieues de pays à Saint-Domingue; on dit: C'est dommage; et on va à l'Opéra.» Que ceci est toujours vrai chez

(1) Lettre à M. de Belloi, 1772. (3) Lettre à Catherine de Russie, 1770.

(2) Lettre à d'Arg., 1758.

nous, et que c'est bien le train des choses! « Le public (1) s'amusera, disputera, s'échauffera; dans un mois tout finira, dans cinq semaines tout s'oubliera. » Auprès de ce peuple ne réussit pas qui veut : « Il faut (2) plaire en France; dans le reste du monde, il faut instruire. Il est bon (3) de n'être pas toujours sur le ton sérieux, qui est fort ennuyeux à la longue dans notre chère nation. Il faut des intermèdes. Heureux les philosophes qui peuvent rire et même faire rire! Dire (4) la vérité sans déplaire aux gens de mauvaise humeur, c'est la pierre philosophale. »

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De là cette forme légère et charmante de la philosophie voltairienne, la perpétuelle clarté, la variété perpétuelle, la grâce provoquante, parfois trop libre pour nous, mais au goût d'une société elle-même très-libre. L'art tout entier passe au service de la raison: romans, contes, poésie épique, poésie légère. Ses tragédies, pour une bonne part, sont des thèses, quelques-unes même, de son aveu (5), ne sont faites que pour les notes. Dans le livret d'un opéra (6), il trouve le moyen de traiter de l'origine du mal. En outre, il est le chef d'un parti nombreux et actif qu'il

(1) Lettre à M. Tabareau, 1771. (2) Lettre à d'Arg., 1754. (3) Lettre à M. Gaillard, 1769. — (4) Lettre à d'Arg., 1763.—(5) Lois de Minos, Olympie, etc. Lettre à d'Al. 1762. - J'ai choisi ce sujet (Olympie), moins pour faire une tragédie que pour faire un livre de notes à la fin de la pièce, notes sur les mystères, sur la conformité des expiations anciennes et des nôtres, sur les devoirs des prêtres, sur l'unité de Dieu prêchée dans tous les mystères.... Cela m'a paru curieux et susceptible d'une hardiesse honnête. —(6) Pandore, lettre à M. de Laborde, 1765.

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