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SUR

LE XVIII SIÈCLE.

La raison finira par avoir raison.

:

VOLTAIRE.

On ne tente pas ici, à propos de Voltaire, une de ces réhabilitations paradoxales pour lesquelles on n'a aucun goût. Quelque chose de lui a péri, et personne ne le ressuscitera; ce qui survit se gardera soi-même. Voltaire n'a pas besoin de nous; d'ailleurs, il y a quelqu'un qui fait plus pour le remettre en honneur que tout ce que nous pourrions faire le fanatisme; en ce moment il y travaille assez bien. On n'ignore pas combien nom de Voltaire est désagréable à beaucoup d'oreilles; mais il serait digne des esprits honnêtes de lui rendre justice malgré leur ressentiment. Quant aux autres, on n'y doit pas prendre garde : ils ne font pas qu'on le loue ici, ils n'empêchent pas de le louer. Il est des exigences qui, par trop de ménagements, deviennent intraitables, et qu'on modère quand on le veut bien.

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I

Les philosophes du dix-huitième siècle, Voltaire avec eux, prétendent que toutes nos idées viennent de l'expérience. Comme cette formule est celle de l'empirisme, on les prend volontiers pour empiristes, et comme l'empirisme nie l'âme, Dieu, la justice et la liberté, on leur impose la nécessité de nier l'âme, Dieu, la justice et la liberté. Or ils ont justement défendu la liberté politique et la justice sociale; l'inconséquence est donc flagrante, et les hommes de ce siècle, disciples de ces philosophes, sont aussi inconséquents que leurs maîtres.

Qu'un philosophe démente ses maximes dans la pratique, il n'y a là rien de bien étonnant; mais toute une génération! Qu'un homme pense d'une façon et agisse de l'autre, cela se voit chaque jour; mais qu'un peuple en fasse autant, qu'il pense selon certains principes et agisse selon les principes diamétralement contraires, qu'il soit matérialiste, athée, égoïste, fataliste fervent, et qu'avec cette même ferveur il se porte aux institutions généreuses qui combattent de front le matérialisme, l'athéisme, l'égoïsme et le fatalisme, cela ne se comprendra jamais.

La contradiction qu'on signale n'existe pas. Il faut entendre la formule citée : elle a deux significations. Voici la première : Les sens sont l'unique source de nos idées; il n'y a dans notre entendement que ce que les sens y ont apporté; notre esprit peut opérer sur les données de l'expérience, composer, décomposer, comparer, généraliser, classer, induire et raisonner, mais il n'ajoute rien du sien, pas le moindre élément nouveau, il ne crée rien de nouveau que l'ordre où il met ces éléments; il est stérile.

Voici la seconde signification: Si l'expérience n'agissait pas, l'esprit n'agirait pas non plus. Si nous ne connaissions d'abord par les sens et la conscience le monde extérieur et le monde intérieur, nous n'arriverions pas à connaître Dieu; si nous ne connaissions d'abord par les sens et la conscience des sentiments et des actions humaines, nous n'arriverions pas à connaître le bien et le mal.

Cor il y a entre ces deux interprétations de la même formule une différence énorme, la différence de l'erreur à la vérité. Il est très-faux que l'expérience soit l'origine de toutes nos idées, il est très-vrai que l'expérience est à l'origine de toutes nos idées. Il est très-faux que l'esprit soit stérile, qu'il ne produise rien de son fonds, et qu'il se borne à arranger les données de l'expérience; mais il est très-vrai que si l'expérience n'entrait pas d'abord en jeu, l'esprit n'entrerait pas en jeu

à son tour, et que, pour qu'il produise, il faut qu'il soit provoqué. Par malheur, la formule célèbre << toutes nos idées viennent des sens » veut dire l'une et l'autre chose, et deux personnes qui la répètent ensemble peuvent fort bien ne pas s'entendre et même se combattre. Il reste donc à demander aux philosophes du dix-huitième siècle de s'expliquer.

On les voit tous s'évertuer contre la doctrine des idées innées qu'ils attribuent à Descartes. Descartes, reconnaissant qu'il y a dans l'esprit humain des vérités nécessaires, éternelles et immuables, avait dit qu'elles ne nous viennent pas du dehors, qu'elles sortent du fond de notre nature, se forment au dedans de nous, dans notre raison, par une opération mystérieuse; pour marquer sa pensée par un mot énergique, il les nommait idées innées. Le mot étouffa la chose. Locke lui prête l'opinion bizarre que nous naissons avec des idées toutes faites, le relève là-dessus comme il convient, et lui fait la leçon, un peu longue, qu'on trouve dans ses Essais. Il détruit de fond en comble la théorie des idées innées, réfutation bien précieuse, si jamais quelque philosophe s'avise de cette absurdité. [Nos philosophes français du dix-huitième siècle, Voltaire comme les autres, n'ont connu Descartes qu'à travers Locke.] Voltaire lui emprunte donc sa lourde machine de guerre; mais en la recevant il l'allége, et en fait un trait percant :

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