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CHAPITRE X.

Le Discours de la Méthode et les Essais de philosophic

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Le but principal que Descartes voulait atteindre, en publiant son premier volume, était de montrer l'excellence de sa Méthode, et d'inspirer aux savants le désir de connaître ses idées fondamentales. Sa philosophie, nous le savons, était exposée dans les Méditations, qui contenaient sa Métaphysique, et dans le Monde, qui comprenait toute sa Physique; mais il attendait des circonstances plus favorables pour mettre au jour ces deux écrits.

Cependant, s'il n'osait divulguer sa Philosophie, il pouvait sans danger faire connaître sa Méthode; car, bien que ses idées philosophiques fussent le fruit de ses règles logiques, il lui était possible de donner un aperçu très-net de celles-ci, et de prouver leur justesse et leur fécondité, sans les suivre dans toutes leurs applications, et sans en expo

ser toutes les conséquences. Il s'arrêta à cette résolution.

Dans l'attente des combats qu'il allait avoir à livrer, Descartes prenait très-habilement position, en un pays neutre, entre ses amis d'un côté, les indifférents de l'autre, et en face des lignes ennemies.

En exposant sa Méthode en effet, il restait maître des exemples propres à l'appuyer, et pouvait, tout en laissant de côté les vérités discutables ou compromettantes, mettre en lumière ses découvertes les plus solides, et donner de sa Philosophie une idée incomplète sans doute, mais capable déjà de frapper vivement les esprits, d'ébranler ses adversaires, d'attirer à lui les indifférents et de fortifier la confiance de ses amis. Il espérait exciter à tel point la curiosité du public lettré, que la pression de l'opinion amènerait l'Eglise à lever l'obstacle qui s'opposait à la publication de son Monde (1). S'il ne réussissait pas sous ce rapport, il démontrerait cependant la supériosité de sa Méthode par ce qu'il en dirait dans le Discours, et surtout par les vérités nouvelles qu'elle avait servi à découvrir et dont les Essais contiendraient

(4) V. vol. VI, p. 306, 307.

la moisson abondante et choisie. Il nourrissait en même temps l'espoir plus fondé d'obtenir pour cette Philosophie nouvelle, utile à l'humanité et capable de transformer le monde, la protection efficace et les subsides de l'Etat. Son attente cependant fut d'abord trompée. Sans doute au sein des congrégations religieuses, comme parmi les esprits isolés et les libres penseurs, dans l'Eglise comme dans le monde, et même à la cour et parmi les personnes revêtues du pouvoir, Descartes trouva des admirateurs de sa Méthode et des approbateurs de sa Philosophie; mais le nombre en fut, dans le principe, assez restreint. Il est de la nature des révolutions philosophiques de ne se propager que lentement, parce qu'elles pénètrent dans le public par les couches supérieures, toujours très-peu denses, et par l'intermédiaire d'un petit nombre d'esprits d'élite. A quelques rares exceptions près, l'ouvrage de Descartes ne fut lu que de ceux à qui il l'avait envoyé; et Le Maire, son éditeur de Leyde, se plaignit plusieurs fois de ne pouvoir écouler les exemplaires qui lui restaient. L'ébranlement ne se communiqua donc qu'avec une certaine lenteur (1). L'Etat ne fit rien

(1) V. plus bas.

pour lui. Et d'un autre côté, ses amis les plus ardents, les plus dévoués, les plus puissants, même parmi les Jésuites, n'osèrent essayer d'amener dans les résolutions de l'Eglise et de l'Inquisition le changement que, un peu naïvement peut-être, Descartes avait espéré. Le mouvement de la terre resta le mouvement défendu. En résumé donc, les hommes d'Etat furent sourds, et l'Eglise demeura dans une position expectante en présence de la Philosophie nouvelle; mais il faut dire aussi que des recrues, plus importantes par la valeur des individus que par leur nombre, vinrent grossir l'armée cartésienne, et s'apprêtèrent à faire face à ceux qui déjà, dans l'ombre, s'exerçaient à la trahison, et se préparaient à la vengeance.

Nous devons nous borner ici à ces indications générales. Avant d'entrer dans le récit détaillé des luttes soulevées par l'apparition de cet ouvrage, il faut le faire connaître aussi complétement que possible, dans son ensemble et dans ses parties.

Il nous apparaît d'abord comme une œuvre composite, comme un assemblage de pièces hétérogènes, comme une mosaïque mal faite : nous y voyons, en effet, un traité de géométrie supérieure faisant suite à deux fragments de physique,

le tout précédé d'un Discours de la Méthode, dans lequel la Méthode n'est pas enseignée véritablement, et qui contient des considérations sur les sciences et les voyages, un Aperçu de logique, quelques règles de morale, un abrégé de métaphysique, l'analyse d'un traité de Physigue, l'exposé des raisons que l'auteur a eues d'écrire, et la confidence des espérances qu'il conçoit pour l'avenir.

Il est difficile de voir là, d'abord, autre chose que des fragments distincts, rapprochés par le hasard ou par la volonté capricieuse de l'auteur; tout au plus y aperçoit-on les membres épars et les tronçons mal joints d'une philosophie mise en pièces. J'avoue que j'eus d'abord cette idée, et que, n'apercevant dans ces débris flottant au hasard que les épaves d'un grand naufrage, je considérai ce désordre comme la juste punition de la faiblesse qui avait empêché Descartes de publier son Monde. Une étude plus approfondie m'a fait arriver à une appréciation plus juste de cette œuvre admirable. Un génie de cette trempe ne succombe pas sous le poids d'une faute, quelque grave qu'elle soit; après avoir plié un instant, il se relève dans sa force et déploie toute sa puissance. Ces fragments, qui semblent isolés et sans

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