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Sophronie, à ces mots, fe fondoit toute en larmes; Mais comme elle entendit le grand bruit des gens d'armes;

Qu'on tâchoit d'enfoncer la porte de la tour,
Elle prive à l'inftant ces Princeffes du jour.

SCIPIO N.

O cruauté du fort horrible & pitoyable!
Ce tragique accident peut-il être croyable?
Hélas! pour mon malheur il n'est que trop certain!
Mais pourfuis.

CATON.

Sophronie achève son dessein.

A peine de leurs corps elle eut chaffé leurs ames;
Qu'elle les fit jetter dans le milieu des flammes;
Et de fa propre main, rouge d'un fi beau fang,
De celui qui lui refte elle épuise fon flanc.
Puis d'une voix mourante à l'inftant elle appelle
Le vaillant Amilcar, fon ferviteur fidèle,
Et lui dit: il eft temps d'accomplir mes deffeins;
Ne laiffe de nos corps que la cendre aux Romains;
Jette-moi dans les feux. A ces mots elle expire:
Amilcar fuit fon ordre, il fanglotte, il foupire,
Il condamne fes mains d'un fi tragique emploi,
Et ce défefpéré s'en veut venger fur foi:
Il cherche fon trépas. Enfin, il le rencontre :
Si-tôt qu'il le demande, auffi-tôt il fe montre,
Et, loin de reculer, il s'avance à grands pas,
Il s'oppofe long-temps à nos meilleurs Soldats,
Mais déja dans la tour s'étant fait un paffage,
Le nombre de nos gens accablent fon courage;
Et jugeant par fes coups qu'il ne pourroit long-tems
Réfifter aux efforts de tant de combattans,

Enfin, prefque mourant, il s'enfuit & nous laiffe
Avec ce feul deffein de fuivre fa princeffe.
C'est, dit-il, dans les feux qu'il faut finir mon fort;
Puis, s'y précipitant, il y cherche fa mort.

SCIPIO N.

O dieux! ô juftes dieux!

CATON.

Ces effroyables flammes,

Qui sembloient jufqu'au ciel accompagner leurs

ames,

Défendoient aux Romains d'approcher de leurs corps;

Et ce brafier croiffant, les repouffe dehors:

En vain ils s'efforçoient à rompre ces barrières,
Ce grand feu groffiffoit à force de matières;
Et cherchant les moyens de pourfuivre fon cours;
La flamme s'attachoit fur fon propre
fecours.
Latour, dans un moment, fut prefque confumée;
L'on n'y voit qu'un amas de cendre & de fumée,
Afdrubal ayant vu ce feu prodigieux
Confumer fa famille en ces funeftes lieux,
Le regret le faifit, l'agite, le transporte,
Le livre au défefpoir; le défefpoir l'emporte,
Et ce fatal démon, qui s'empare des fens,
Fit aller fes transports jufqu'aux plus innocens.
La cruauté des dieux effuya fon blafphême:
Ce premier mouvement fe fit voir fur lui-même,
Et, de-là s'exerçant fur Rome & fur le fort,
Nous alloit tous venger par une prompte mort.
Je prévis le deffein & j'arrêtai l'épée

Qu'Afdrubal en fon fang lui-même avoit trempée.
SCIPIO N.

O deftin rigoureux! O Prince infortuné!

CATON.

J'ai commandé, Seigneur, qu'il te fût amené.

SCIPIO N.

Ciel! dus-tu par leur mort amoindrir ma victoire,
Et m'arracher par-là la moitié de ma gloire?
Inutile trophée, ô triomphe imparfait!

La caufe de la guerre attendoit cet effet.
J'armai contre ma foi, je furmonte en parjure,

CATON.

Regarde, Scipion, à qui tu fais injure;
Rome t'en donna l'ordre.

SCIPIO N.

Ah! que m'allégues-tu?

Faut-il pour lui complaire, offenfer fa vertu?
A prendre un mauvais droit eft-il quelque juftice?
Suis-je moins criminel pour avoir un complice?
Rome & fes Généraux différent en ce point,
Qu'elle a toujours fes droits, & qu'ils n'en trouvent
point.
Quand Rome par nos mains a conquis quelque tere,
Notre Sénat l'abfout par les loix de la guerre.
Elle en fçait retirer & la gloire & le fruit,
Et fait tomber fur nous le blâme qui la fuit.
Parjure Scipion, comment peux-tu paroître ?
Peux-tu voir Afdrubal avec un œil de traître ?
Et pour le confoler d'un fi tragique fort,
Renvoyer au Deftin la cause de leur mort.

CATON.

Tu le peux, Scipion; tu n'en es point la cause,

SCIPIO N.

Quel eft l'expédient que Caton me propose?
Si je ne l'ai caufé, j'en fuis un inftrument,
Et j'ai contribué dans cet événement.
Le Deftin a remis le malheur à mon âge,
Au temps que Scipion emporteroit Carthage;
Et le fort, qui de tout fe fait connoître auteur,
M'a voulu deftiner pour fon exécuteur.
Mais, ô dieux, quel objet!

SCÈNE DERNIÈRE. SCIPION, CATON, LÉLIE ASDRUBAL mourant, TRÉBACE.

CATON.

AH! fa mort me regarde,

Et l'on m'en répondra, puifqu'on l'avoit en garde.
TRÉ BAC E foutenant Afdrubal.

Sa colère, Seigneur, s'eft forcée un moment;
Et feignant d'appaifer ce grand reffentiment:
Laiffe feul, m'a-t-il dit, un Prince miférable;
N'ajoûte point de maux au malheur qui m'accable;
Et, quoique dans ce jour mon ame ait tout perdu,
Par un bienfait fi grand, tout me fera rendu.
De peur de l'irriter, à ces mots je le laiffe.
Afdrubal auffi-tôt, d'une funefte adreffe,

Tire un fatal poignard qu'il cachoit dans fon fein, Et fon bras, malgré nous, achève fon deffein.

ASDRUBAL.

Oui, cruels! malgré vous, & malgré votre envie
Malgré votre pitié je veux perdre la vie.

Tous les foins de Caton, ni fes commandemens,
Ne m'ont point empêché de finir mes tourmens.
Ce fang que les Romains n'ont pu verfer en guerre,
Ma main, au milieu d'eux, en a rougi la terre;
Et malgré leurs efforts & la rage du fort,
Un poignard m'a livré dans les bras de la mort.
Regarde, Scipion, voilà la récompense
D'avoir rangé l'Afrique à ton obéissance;
Pour te garder ma foi, j'ai perdu mes amis;
Et tu n'as pas tenu ce que tu m'as promis.
Je te viens reprocher le plus grand de tes crimes,
Jetter dedans ton cœur des remords légitimes,
Et mettre en ton efprit cet éternel effroi,

Que le crime en tous lieux donne aux ames fans foi.
Viens donc voir ce qu'ont fait & mes mains & tes

armes,

Ces fenfibles objets t'arracheront des larmes.
Mais d'un cœur fi barbare attendre des douleurs,
Et d'un œil fi cruel fe promettre des pleurs,
C'eft chercher la pitié dans une ame Romaine;
C'eft chercher de l'amour où le trouve la haîne.
Que pouvois-je espérer d'un fi cruel parti?
Que n'ai-je fui les maux que j'avois preffenti?
Tu permis, Scipion, les lâchetés d'un Prince,
D'avoir trahi pour toi, fa femme & fa province;
Tu m'ôtes mes enfans, ils ne m'étoient point dus.
La main qui te fervit, les a mal défendus.
O dieux! qui, contre Rome, avez fervi Carthage,
Sur qui des dieux plus forts ont ravi l'avantage,

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