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pauvres journaliers furent traités en malfaiteurs; les prisons se remplirent, et les ministres crurent avoir pourvu suffisamment au salut de la civilisation menacée !

Mais ce qui échappait à la sagacité du gouvernement, ses ennemis le mettaient en relief avec un zèle infatigable, tantôt découvrant les plaies, tantôt cherchant les remèdes.

Déjà au mois de février 1835, un grand citoyen, M. Charles Teste, avait publié un projet de constitution qui avait pour bases les deux articles que Voici « Tous les biens mobiliers ou immobiliers « renfermés dans le territoire national, ou possédés << ailleurs par les membres de la société, appar<< tiennent au peuple qui, seul, peut en régler la répartition. Le travail est une dette que tout ༥ citoyen valide doit à la société; l'oisiveté doit « être flétrie comme un larcin et comme une source « intarissable de mauvaises moeurs. » Toutes les dispositions du projet portaient l'empreinte de ce courageux et noble puritanisme. C'est ainsi que M. Charles Teste établissait des comités de réformateurs chargés de veiller sur les moeurs publiques et de faire dépendre de l'accomplissement des devoirs d'honnête homme l'exercice des droits de citoyen. Mais de semblables dispositions n'étaient de nature ni à être acceptées, ni à être comprises, au milieu d'une civilisation profondément corrompue. Et M. Charles Teste lui-même était si loin de se faire illusion sur l'état des esprits, que, pour ménager le voltérianisme de plusieurs de ses amis, il s'était abstenu de donner pour fondement à sa constitu

tion le sentiment religieux, qu'il savait être la source de toute poésie, de toute force et de toute grandeur.

Il fallait pourtant que cette civilisation égarée retrouvât son chemin; car elle marchait évidemment vers quelque horrible catastrophe. Dans des écrits où malheureusement l'autorité de la science était affaiblie par les couleurs trop vives de la passion et de la haine, les républicains établirent que, depuis plusieurs siècles, le prix des objets de subsistance s'était accru dans une proportion beaucoup plus forte que le taux des salaires; que le peuple n'avait gagné à l'abolition du servage qu'un sentiment de dignité qui lui rendait plus amer son asservissement réel; que le mouvement de la population, dans les hôpitaux, avait pris un développement monstrueux; que, dans l'espace de moins d'un demi-siècle, et sous l'influence du régime des tours rendu nécessaire par l'accroissement des infanticides, le rapport des enfants trouvés à la population avait plus que triplé; que, dans l'espace de dix ans, le nombre des détenus pour dettes avait suivi la même progression; que, de 1811 à 1855, le nombre des faillites avait quintuplé; que, de 1809 à 1854, les engagements du mont-de-piété s'étaient accrus de 70 pour cent; que la consommation annuelle de la viande, qui, d'après Lavoisier, était de 40 livres par personne en 1789; et, d'après Sauvepain, de 14 livres 3/4 en 1806; et, d'après Chaptal, de 11 livres 1/3 en 1812, avait fini par tomber au-dessous de 8 livres, chiffre de cette consommation en 1826; et que le peuple descendait

ainsi, , par une pente irrésistible, vers l'extrême misère, c'est-à-dire, vers les bouleversements ou la

mort.

Sur ces entrefaites, la Société des Droits de l'Homme publia un manifeste brûlant. Faible d'abord, elle avait pris possession de la France rapidement et avec empire. En 1833, sa puissance, à Paris, reposait sur l'ardeur de plus de trois mille sectionnaires, orateurs de club ou combattants; et elle agitait la province par une foule de sociétés qui, sur les principaux points du royaume, s'étaient formées en son nom et à son image. Entretenir l'élan imprimé au peuple en 1830, alimenter l'enthousiasme, préparer les moyens d'attaque en élaborant les idées nouvelles, tenir en haleine l'opinion et souffler sans cesse aux âmes atteintes de langueur la colère, le courage, l'espérance, tel était son but, et elle y avait marché la tête haute, avec une énergie, avec un vouloir extraordinaires. Souscriptions en faveur des prisonniers politiques ou des journaux condamnés, prédications populaires, voyages, correspondances, tout était mis en œuvre. De sorte que la révolte avait, au milieu même de l'État, son gouvernement, son administration, ses divisions géographiques, son armée.

C'était un grand désordre, sans doute; mais il y avait là, du moins, un élément de vitalité, un principe de force. Des idées de dévoûment s'associaient à ces projets de rébellion; dans cette lutte de tous les instants, le sentiment de la fraternité s'exaltait, on s'y exerçait à jouer avec le péril, on y vivait enfin d'une vie pleine de sève. La Société des

Droits de l'Homme était nécessaire en ce sens qu'elle réagissait contre l'action énervante qui, sous une oligarchie de gens d'affaires, tendait à précipiter la nation dans les sordides anxiétés de l'égoïsme et l'hébêtement de la peur. La France était poussée par le régime victorieux dans des voies si impures, que l'agitation y était devenue indispensable pour ajourner l'abaissement des caractères : l'anarchie faisait contrepoids.

Vers le milieu de l'année, d'assez graves dissidences avaient partagé en deux camps la Société des Droits de l'Homme; les uns voulaient rompre brusquement avec les préjugés qu'il s'agissait de détruire et les tyrannies qu'on avait juré de renverser; les autres recommandaient, comme plus sûres, les voies de la persuasion, les voies indirectes. Après de longs balancements, les deux partis se rapprochèrent; un comité central fut nommé en vue d'une direction plus décidée; et dans ce comité, composé de MM. Voyer-d'Argenson, Guinard, Berrier-Fontaine, Lebon, Vignerte, Godefroi-Cavaignac, Kersausie, Audry de Puyraveau, Beaumont, Desjardins et Titot, on arrêta qu'une solennelle déclaration de principes serait publiée et adressée à tous les journaux patriotiques, à toutes les associations, à tous les réfugiés politiques.

Le programme de la Société des Droits de l'Homme unandait: un pouvoir central, électif, temporaire, responsable, doué d'une grande force et agissant avec unité; la souveraineté du peuple mise en action par le suffrage universel; la liberté des communes, restreinte par le droit accordé au gou

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vernement de surveiller au moyen de ses délégués les votes et la compétence des corps municipaux; - un système d'éducation publique tendant à élever les générations dans une communauté d'idées, compatible avec le progrès; - l'organisation du crédit de l'État; -l'institution du jury généralisée; l'émancipation de la classe ouvrière, par une meilleure division du travail, une répartition plus équitable des produits et l'association; — une fédération de l'Europe, fondée sur la communauté des principes d'où découle la souveraineté du peuple, sur la liberté absolue du commerce et sur une entière égalité de rapports.

Ces vues étaient développées et justifiées dans un exposé aussi lumineux qu'incisif. Puis, venait la Déclaration des Droits de l'Homme, telle que l'avait présentée à la Convention Maximilien Robespierre'.

1 Voici le texte de cette déclaration dont tant de gens parlent sans la connaître :

Art. 1°. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l'homme, et le développement de toutes ses facultés.

2. Les principaux droits de l'homme sont ceux de pourvoir à la conservation de l'existence et de la liberté.

3. Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales.

L'égalité des droits est établie par la nature; la société, loin d'y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l'abus de la force, qui la rend illusoire.

4. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exercer, à son gré, toutes ses facultés ; elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature pour principe et la loi pour sauve-garde.

5. Le droit de s'assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, sont des conséquences si nécessaires du principe de la liberté de l'homme, que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.

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