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Comment louer vos vers, ces vers dignes d'Ovide,
Heureux délassemens d'un travail plus solide?
Quand on sait s'exprimer avec tant de douceur,
Le langage des dieux devient celui du cœur.
Fiction délicate autant qu'ingénieuse,
Emblème de l'amour, rose mystérieuse,
Abeilard pénétra dans vos obscurités,
Et fit part à nos yeux de toutes vos beautés.
On chantera toujours ces tendres chansonnettes
Où vous peignez si bien vos atteintes secrètes;
L'amant s'en servira pour exprimer ses feux,
La maîtresse crédule en flattera ses voeux :
L'amant les chantera comme son propre ouvrage,
L'amante les prendra pour un nouvel hommage:
Ainsi l'on parlera de nous, de nos ardeurs,
Tant que le tendre amour régnera sur les cœurs.
Combien n'ai-je point vu d'amantes infidèles
Se parer d'un tribut qui n'était point pour elles?
Et dédaignant ailleurs un encens présenté,
D'un triomphe imposteur flatter leur vanité?
Abeilard, disait l'une, a célébré mes charmes ;
Il est venu me voir, il m'a rendu les armes:
L'autre, de vos chansons voulait être l'objet ;
Toutes sur votre cœur formaient quelque projet :
Mais se désabusant d'une espérance vaine,
Je me voyais en butte à leur jalouse haine.
Vos vers, de mes appas auteurs officieux,
Faisaient seuls, disait-on, tout l'éclat de mes yeux,

Sans vous, sans votre esprit, Héloïse ignorée,
Eût vécu dans l'oubli dont vous l'avez tirée.
Je bravais ces discours et cet emportement.
L'amour-propre outragé s'en plaignait vainement;
Et je m'applaudissais de me voir la maîtresse
D'un homme qui savait me changer en déesse.
J'aurais même voulu, pour vous plaire toujours,
Être plus belle encor que celle des Amours;
Et dans la douce erreur dont j'étais prévenue,
Être telle à vos yeux que j'étais à ma vue.

Ciel! que me reste-t-il d'un état si charmant?
Un souvenir affreux qui fait tout mon tourment.
Mes jours, mes tristes jours se passent dans les larmes.
En perdant Abeilard, j'ai perdu tous mes charmes.
Héloïse n'est plus qu'un objet de pitié.
Calmez votre colère et votre inimitié,

Vous en qui ma conquête excitait tant d'envie;
Vos vœux sont satisfaits, le ciel me l'a ravie.
O mortelle pensée ! ô regrets superflus!

Abeilard u'est qu'une ombre, Abeilard ne vit plus.
Amante abandonnée, épouse malheureuse,

Plus mon bonheur fut grand, plus ma peine est affreuse.
Suspendez, inhumains, votre aveugle fureur.
Mais c'en est fait, grand Dieu! souffres-tu tant d'horreur?
Que n'étais-je avec vous quand on vint vous surprendre!
Contre un lâche assassin j'aurais su vous défendre.
Aux dépens de mes jours j'aurais paré ses coups;
Il m'aurait immolée, ou j'aurais un époux...

Ici l'amour s'irrite, et la pudeur s'offense;
Un sombre désespoir me réduit au silence.
Trop sensible Héloïse, étouffe ton ardeur;
Abeilard t'abandonne, imite sa froideur.
L'ingrat n'est point touché des larmes que tu verses;
Il craint auprès de toi de nouvelles traverses:
Il te fuit: il est sourd à tes gémissemens.

Faible Héloïse, ainsi sont faits tous les amans;
Leur cœur quitte sans peine un bonheur qu'il possède,
Et contre leurs dégoûts il n'est point de remède.
Tu devais y songer dans ce funeste jour

Où ta molle vertu succomba sous l'amour:
Tu devais y songer, quand, par ta résistance,
Tu pouvais dans ton cœur arrêter l'innocence.
Que te sert à présent un reste de raison?
Ecarte un repentir qui n'est plus de saison.
A ton triste penchant tout entière livrée,
Bois encor le poison dont tu t'es enivrée;
Et lorsqu'un sort cruel t'arrache tes plaisirs,
Forme encore pour eux de coupables désirs.

Qu'ai-je dit, ô mon Dieu! quelle fureur m'agite!
Ferme, ferme l'abîme où je me précipite;
Fais répandre à mes yeux de salutaires pleurs;
Fais-moi pleurer mon crime, et non pas mes malheurs.
Quoi! l'épouse d'un Dieu, profanant sa tendresse,
Conserve pour un homme une indigne faiblesse?
Son cœur est dévoré d'un feu séditieux;

Et tu souffres, Seigneur, ce partage odieux?

Arme-toi, Dieu jaloux; viens venger ton injure;
Consume mon ardeur par une ardeur plus pure;
Accorde pour t'aimer, et ma bouche et mon cœur ;
Efface, détruis l'homme, et rends le Dieu vainqueur.
C'en est fait, Abeilard, je renonce à ma flamme;
Un Dieu, pour y régner, te chasse de mon âme;
Je te chasse pour lui: douce infidélité!

Tu feras mon repos et ma félicité.

Je n'éprouverai plus ces troubles et ces craintes,
Ces regrets, ces langueurs, ces mortelles atteintes :
Supplice rigoureux d'un criminel amour,

Et dont j'ai ressenti les traits jusqu'à ce jour.
Oui, mon âme, en son Dieu tout entière abîmée,
Ne respire que lui, de lui seul est charmée;
Tout le reste pour elle est une illusion

Qui ne mérite plus que son aversion;
Jeûnes, austérités, silence, solitude,

Pour un cœur pénitent vous n'avez rien de rude;
Je me soumets à tout. Frappe, frappe, Seigneur;
Heureuse de gémir sous ta sainte rigueur.

Vous, que scandalisa mon ardeur criminelle,
Témoins de mes forfaits, soyez-le de mon zèle,
Compagnes d'Héloïse, élèves d'Abeilard;
Héloïse gémit, venez y prendre part.

Vous ne la verrez plus, déshonorant sa place,
Nourrir sa folle erreur, résister à la Grâce :
Elle va détourner, par des torrens de pleurs,
Les maux que sa faiblesse attirait sur ses sœcurs;

Et du Dieu qu'elle sert, désarmant la vengeance,
Egaler, s'il se peut, le remords à l'offense.
Quel obstacle fatal s'oppose à cet effort!
Abeilard dans mon cœur est encor le plus fort.
Je ne suis plus à moi. Quel désordre! quel trouble!
Mon feu se renouvelle, et ma peine redouble.
Impitoyable amour! j'oublie en ce moment
Que je dois pour jamais oublier mon amant.
Je ne vois plus que lui; ma vertu m'abandonne.
Je m'égare et me perds; je pâlis, je frissonne.
N'est-il point de remède à des maux si pressans,
Et peut-on, sans mourir, sentir ce que je sens?
Que je suis malheureuse, et que je me déteste !
C'en est trop. Je finis cette lettre funeste.
Adieu; je vais pleurer le reste de mes jours;
Adieu, cher Abeilard, mais adieu pour toujours.

HELOÏSE.

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