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libre européen ne fût pas trop violemment rompu! L'inconséquence était monstrueuse.

L'équilibre de l'Europe par l'intégrité de l'empire ottoman n'était donc plus qu'un vain mot. Le vent du nord, qui dans ces parages souffle huit mois de l'année sur douze, poussait irrésistiblement les Russes vers Constantinople. Le statu quo oriental ne retardait leur conquête que pour mieux l'assurer 1.

Mais si l'empire ottoman ne pouvait être sauvé par le statu quo, n'aurait-on pu le sauver par une révolution? Si l'élément turc y était sans vigueur, n'aurait-on pu chercher une vie nouvelle dans l'élément arabe? Si la Turquie était impossible par Mahmoud, ne fallait-il pas essayer de la rendre possible par Méhémet-Ali? Tel est le système qui, comme nous le verrons par la suite de cette histoire, obtint en France le plus de faveur. Et pourtant il était chimérique aussi.

Méhémet-Ali avait, sans nul doute, accompli de grandes choses. Il avait extirpé, en l'absorbant dans sa famille, læ domination des Mameluks, sujets du sultan; il avait fait de son pachalick d'Égypte une souveraineté presqu'indépendante; il avait tiré en quelque sorte du néant une armée instruite et disciplinée à la façon des armées d'Europe; dans un pays qui manque de chanvre, de fer, de bois de

1 Le seul moyen, pour la France, de raffermir en 1830 l'empire des sultans, eût été de tirer l'épée contre les Russes en armant Constantinople et en prêtant appui à Varsovie soulevée. Mais si on ne voulait pas du système qui eût opposé à la ligue de toutes les Puissances principales, la France s'appuyant sur toutes les Puissances secondaires, système plein de périls mais plein de grandeur, l'unique parti à prendre pour détruire les traités de Vienne et conserver à la France le rang qui lui convient, était celui que nous proposons dans ce chapitre.

construction, il était parvenu, au moyen de ses trésors, à créer une marine; l'Égypte, à sa voix, s'était couverte d'ateliers et d'établissements dirigés par des Européens et surtout par des Français : en un mot, il avait su mettre au service de sa puissance orientale l'expérience, la science, l'industrie et les arts de l'Occident. Puis, audessous de sa gloire, brillait celle de son fils Ibrahim, guerrier terrible et intelligent, plein de confiance dans le sort des batailles, plein de foi dans le génie paternel, bras de cette Égypte dont Méhémet-Ali était le cœur et la tête.

Il y avait là, certes, de quoi éblouir, et il était naturel que la France, dont Méhémet-Ali aimait à se dire le protégé et l'élève, ne vit en lui qu'un continuateur de l'œuvre commencée sur les bords du Nil par le vainqueur des Pyramides, que le vicaire oriental de Napoléon; il était naturel qu'elle cherchât à consolider son influence au Caire et à Alexandrie, pour étendre le long des rives méridionales de la Méditerranée cette souveraineté nouvelle dont la prise d'Alger venait de fixer le point de départ et le centre.

Cependant, pour peu que la France eût approfondi la situation, elle aurait vu que les créations de Méhémet-Ali reposaient sur la plus odieuse, la plus dévorante tyrannie qui fut jamais; que, pour recruter une armée, il avait eu recours à la presse des jeunes gens, et n'avait pu traîner les malheureux fellahs sous ses étendards que les mains liées derrière le dos et la chaîne au cou; qu'il avait dû, pour se former un trésor, non-seulement établir, en matière d'impôts, un abominable système de solidarité, mais encore se substituer, lui tout seul, à la nation égyptienne tout entière, se rendant ainsi l'unique propriétaire, l'u

nique industriel, l'unique commerçant de l'Égypte, monopole gigantesque qui avait fait du gouvernement un chaos, de l'administration un pillage organisé, et de chaque cultivateur égyptien une machine souffrante surveillée par un soldat. La splendeur dont Méhémet-Ali se montrait entouré ne cachait donc que misère et ruines. A force de pressurer, d'exténuer la population, il en avait extrait de quoi jeter un vif éclat; mais il se trouvait avoir escompté, au profit de quelques années, les ressources de plusieurs générations successives. Toute la vitalité d'une race s'était épuisée à faire paraître grande la vie d'un seul homme. Méhémet-Ali n'était beaucoup en Égypte que parce qu'il y était tout. Derrière lui, par conséquent, que pouvait-il y avoir? Rien.

A supposer que la civilisation telle que Méhémet-Ali l'avait entendue et pratiquée, méritât les encouragements de la France, comment l'empire ottoman aurait-il pu revivre par l'intervention d'un pareil homme? Se révolter contre le sultan, envahir la Syrie par Ibrahim, la soumettre, courir sur Constantinople l'épée à la main, il le pouvait assurément, et la suite le prouva. Mais, arrivé au seuil du sérail, aurait-il osé le franchir pour aller s'asseoir sur le trône de son maître abattu? Il lui eût été impossible d'en concevoir la pensée. L'eût-il osé, son entreprise serait-elle restée impunie? Un soldat macédonien aurait-il pu ceindre le sabre d'Osman, dans un pays où le respect du sang d'Osman est la religion même ? S'il se fût présenté comme le vengeur des vrais croyants, comme le préservateur armé de la religion musulmane, outragée par les réformes de Mahmoud, détrôner le sultan eût été permis peut-être à son audace; mais le remplacer?...... Ceux qui

connaissent l'Orient ont toujours jugé cette hypothèse inadmissible. Et, même en l'admettant, qu'aurait donc apporté à l'empire ottoman l'usurpation de Méhémet-Ali ? Turc jusqu'au fond de l'âme, il savait mieux que personne combien peu valait ce prétendu élément arabe, dont on a tant parlé depuis. Cette race arabe, qu'il méprisait, qu'il avait trouvée abrutie par la mollesse et la misère, qu'il avait abrutie encore davantage par l'excès du travail; cette race arabe, qu'il ne triturait depuis si long-temps que comme la matière inerte de sa gloire, et qui n'avait jamais fourni un colonel à ses armées, croit-on qu'il en eût fait, au détriment des Turcs, la race dominante, et qu'il eût tenté par elle de régénérer l'empire? Il y a folie à l'imaginer. Et puis, de quelle manière cette régénération se serait-elle accomplie ? Est-ce que, sous Méhémet-Ali comme sous Mahmoud, il n'y aurait pas eu en Turquie une masse confuse de populations diverses, ennemies, tendant, par un effort continuel, à se disjoindre et à s'affranchir? Méhémet-Ali aurait-il empêché les Maronites du Liban d'être catholiques et les Druses d'être idolâtres? Aurait-il enlevé aux Grecs, aux Juifs, aux Arméniens, leur caractère de Grecs, de Juifs, d'Arméniens? Par quel excès de tyrannie, par quel procédé d'administration en serait-il venu à substituer l'unité à cette diversité fatale que les populations avaient sucée avec le lait et qui coulait dans leur sang? Le peuple conquérant, le peuple turc, n'ayant cessé de s'appauvrir et de se démoraliser pendant que les différents peuples conquis croissaient en importance et en richesses, le seul moyen d'unité qui eût existé en Turquie, la violence combinée avec la force, avait évidemment péri, et il avait péri pour Méhémet-Ali aussi bien

que pour Mahmoud. Méhémet-Ali, à Constantinople, n'eût donc été, quoi qu'on en ait pu dire, qu'un homme plein de vie à la tête d'un empire mort.

L'empire ottoman ne pouvant subsister, venait la question du partage. Mais ce partage aurait-il pu se faire sans injustice? Oui. Car, où les Turcs avaient-ils puisé leurs droits de souveraineté sur les provinces occupées par eux? Dans la conquête. Or, la conquête ne se légitime qu'en effaçant ses violences par ses bienfaits. Lorsque le peuple conquérant n'a pas su s'assimiler les races conquises en leur faisant aimer sa civilisation ou en acceptant la leur, sa domination reste à l'état de tyrannie: forte, qu'on la subisse, ce sera bien; faible, qu'on la renverse, ce sera mieux. Les Turcs avaient-ils cherché à effacer entre eux et les populations subjuguées la ligne de démarcation tracée par la victoire? Loin de là: ils n'avaient songé qu'à rendre permanente la brutalité originaire de leur conquête, refusant aux peuples qu'ils avaient soumis l'égalité des droits civils et politiques, les traitant d'infidèles, les foulant aux pieds comme des vaincus. C'en était assez pour justifier l'intervention de l'Europe occidentale, d'autant que l'Europe était chrétienne, et qu'en dépossédant les sectateurs de Mahomet, elle affranchissait en Orient les adorateurs du Christ.

La dépossession des Turcs était en outre réclamée par le plus profond et le plus sacré des intérêts de la civilisation. En effet, 17 millions d'hommes épars sur 86 mille lieues carrées, voilà ce qu'était la Turquie d'Europe et d'Asie. 97 millions d'hommes resserrés dans un espace de moins de 86 mille lieues carrées, voilà ce qu'étaient la France, l'Angleterre, l'Espagne, la Belgique et la Suisse

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