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mes impressions. Or, à cet égard, il y a une sorte de goût universel, que le poëte doit connaître et consulter. Les fictions et les allégories, qui sont les parties du système merveilleux, ne sauraient plaire à des lecteurs éclairés, qu'autant qu'elles sont prises dans la nature, soutenues avec vraisemblance et justesse, enfin conformes aux idées reçues; car si, selon Despréaux, il est des occasions où

Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable,

à combien plus forte raison une fiction pourra-t-elle ne l'être pas, à moins qu'elle ne soit imaginée et conduite avec tant d'art, que le lecteur, sans se défier de l'illusion qu'on lui fait, s'y livre au contraire avec plaisir, et facilite l'impression qu'il en reçoit? Quoique Milton soit tombé à cet égard dans des fautes grossières et inexcusa— bles, il finit néanmoins son poëme par une fiction admirable. L'ange qui vient par l'ordre de Dieu pour chasser Adam du paradis terrestre, conduit cet infortuné sur une haute montagne : là, l'avenir se peint aux yeux d'Adam; le premier objet qui frappe sa vue, est un homme d'une douceur qui le touche, sur lequel fond un autre homme féroce qui le massacre. Adam comprend alors ce que c'est la mort. Il s'informe qui sont ces personnes; l'ange que lui répond que ce sont ses fils. C'est ainsi que l'ange met en action sous les mêmes d'Adam toutes les suites yeux de son crime et les malheurs de sa postérité, dont le simple récit n'aurait pu être que très-froid.

Quant aux êtres personnifiés, quoique Boileau semble dire qu'on peut les employer tous indifféremment dans l'épopée,

Là, pour nous enchanter tout est mis en usage,

Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage.

il n'est pas moins certain qu'il y a dans cette seconde branche du merveilleux, une certaine discrétion à garder et des convenances à observer, comme dans la première. Toutes les idées abstraites ne sont pas propres à cette métamorphose. Le péché, par exemple, qui n'est qu'un être moral, fait un personnage un peu forcé entre la mort et le diable dans un épisode de Milton, admirable pour la justesse, et toutefois dégoûtant pour les peintures de détail. Une règle qu'on pourrait proposer sur cet article, ce serait de ne jamais entrelacer des êtres réels avec des êtres moraux ou métaphysiques; parce que de deux choses l'une, ou l'allégorie domine et fait prendre les êtres physiques pour des personnages imaginaires; ou elle se dément et devient un composé bizarre de figures et de réalités, qui se détruisent mutuellement. En effet, si, dans Milton, la mort et le péché, préposés à la garde des enfers et peints comme des monstres, faisaient une scène avec quelque être supposé de leur espèce, la faute paraîtrait moins, ou peut-être n'y en aurait-il pas; mais on les fait parler, agir, se préparer au combat vis-à-vis de Satan, que dans tout le cours du poëme on regarde, et avec fondement, comme un être physique et réel. L'esprit du lecteur ne bouleverse pas si aisément les idées reçues, ne se prête point au changement que le poëte imagine et veut introduire dans la nature des choses qu'il lui présente, surtout lorsqu'il aperçoit entre elles un contraste marqué: à quoi il faut ajouter qu'il en est de certaines passions comme de certaines fables, toutes ne sont pas propres à être allégoriées; il n'y a peut-être que les grandes passions, celles dont les mouvemens sont très-vifs et les effets bien marqués,qui puissent jouer un personnage avec succès.

et

2° L'intervention des dieux étant une des grandes machines du merveilleux, les poètes épiques n'ont pas manqué d'en faire usage, avec cette différence que les anciens n'ont fait agir dans leurs poésies que les divinités connues dans leur tems et dans leur pays, dont le culte était au moins assez généralement établi dans le paganisme, et non des divinités inconnues ou étrangères, ou qu'ils auraient regardé comme faussement honorées de ce titre : au lieu que les modernes, persuadés de l'absurdité du paganisme, n'ont pas laissé que d'en associer les dieux, dans leurs poëmes, au vrai Dieu. Homère et Virgile ont admis Jupiter, Mars et Vénus, etc.; mais ils n'ont fait aucune mention d'Orus, d'Isis et d'Osiris, dont le culte n'était point établi dans la Grèce ni dans Rome, quoique leurs noms n'y fussent pas inconnus. N'est-il pas étonnant, après cela, de voir Le Camoëns faire rencontrer en même tems dans son poëme Jésus-Christ et Vénus, Bacchus et la vierge. Marie; Saint Didier, dans son poëme de Clovis, ressus-citer tous les noms des divinités du paganisme, leur faire exciter des tempêtes, et former mille autres obstacles à la conversion de ce prince? Le Tasse a eu de même l'inadvertance de donner aux diables qui jouent un grand rôle dans la Jérusalem délivrée, les noms de Pluton et d'Alecton. «Il est étrange, dit à ce sujet Voltaire dans son Essai » sur la poésie épique, que la plupart des poëtes modernes >> soient tombés dans cette faute. On dirait que nos dia»bles et notre enfer chrétien auraient quelque chose de » bas et de ridicule qui demanderait d'être ennobli par » l'idée de l'enfer païen. Il est vrai que Pluton, Proser» pine, Rhadamante, Tisiphone, sont des noms plus » agréables que Belzébut et Astaroth : nous rions presque

>> toujours du mot diable, nous respectons celui de furie.» On peut encore alléguer en faveur de ces auteurs, qu'accoutumés à voir ces noms dans les anciens poëtes, ils ont insensiblement, et sans y faire trop d'attention, contracté l'habitude de les employer comme des termes connus dans la fable, et plus harmonieux pour la versification que d'autres qu'on y pourrait substituer. Raison frivole; car les poëtes païens attachaient aux noms de leurs divinités quelque idée de puissance, de grandeur, de bonté relative aux besoins des hommes: or, un poëte chrétien n'y pourrait attacher les mêmes idées sans impiété, il faut donc conclure que dans sa bouche le nom de Mars, d'Apollon, de Neptune ne signifient rien de réel et d'effectif. Or, qu'y a-t-il de plus indigne d'un homme sensé que d'employer ainsi de vains sons, et souvent de les mêler à des termes par lesquels il exprime les objets les plus respectables de la religion? Personne n'a donné dans cet excès aussi ridiculement que Sannazar, qui, dans son poëme de partu Virginis, laisse l'empire des enfers à Pluton, auquel il associe les Furies, les Gorgones et Cerbère, etc. Il compare les îles de Crète et de Délos, célèbres dans la fable, l'une par la naissance de Jupiter, l'autre par celle d'Apollon et de Diane, avec Bethléem, et il invoque Apollon et les Muses dans un poëme destiné à célébrer la naissance de Jésus-Christ.

La décadence de la mythologie entraîne nécessairement l'exclusion de cette sorte de merveilleux dans les poëmes modernes; mais, à son défaut, demande-t-on, n'est-il pas permis d'y introduire les anges, les saints, les démons, d'y mêler même certaines traditions, ou fabulenses ou suspectes, mais pourtant communément reçues?

Il est vrai que tout le poëme de Milton est plein de démons et d'anges; mais aussi son sujet est unique, et il paraît difficile d'assortir à d'autres le même merveil→ leux. « Les Italiens, dit Voltaire, s'accommodent assez » des saints, et les Anglais ont donné beaucoup de ré» putation au diable; mais des idées qui seraient sublimes >> pour eux ne nous paraîtraient qu'extravagantes. On se » moquerait également, ajoute-t-il, d'un auteur qui » emploierait les dieux du paganisme, et de celui qui se >> servirait de nos saints. Sainte Géneviève, saint Denis, » saint Roch et saint Christophe ne doivent se trouver >> ailleurs que dans notre légende.

>> Quant aux anciennes traditions, il pense que nous » permettrions à un auteur français qui prendrait Clovis » pour son héros, de parler de la sainte ampoule qu'un >> pigeon apporta du ciel dans la ville de Rheims pour » oindre le Roi, et qui se conserve encore avec foi dans >> cette ville; et qu'un Anglais qui chanterait le roi Arthur, » aurait la liberté de parler de l'enchanteur Merlin................. » Après tout, ajoute-t-il, quelque excusable qu'on fût de » mettre en œuvre de pareilles histoires, je pense qu'il » vaudrait mieux les rejeter entièrement : un seul lecteur » sensé que ces faits rebutent, méritant plus d'être mé» nagé qu'un vulgaire ignorant qui les croit. »

Ces idées, comme on voit, réduisent à très-peu de chose les priviléges des poëtes modernes par rapport au merveilleux, et ne leur laissent plus, pour ainsi dire, que la liberté de ces fictions où l'on personnifie des êtres : aussi est-ce la route que Voltaire a suivie dans sa Henriade, où il introduit à la vérité saint Louis comme le père et le protecteur des Bourbons, mais rarement et de

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